C'est idéalement avec un certain recul et une distance réflexive que ce numéro thématique tentera de concevoir les enjeux essentiels liés à "l'affaire Sokal". On peut à raison se demander pour quelles raisons une énième étude portant sur cette controverse voit le jour. Il est vrai que l'impressionnante littérature relative à cette dernière donne à penser que "tout a déjà été dit", que les points de vue sont suffisamment explicités. Mais les questions soulevées par ce débat restent essentiellement ouvertes et n'ont pas fini de diviser ceux qu'il intéresse. De la sorte, et sans tenir un discours "supérieur" ou condescendant, on essayera de présenter une analyse de certains thèmes spécifiquement discutés par les acteurs de l'affaire Sokal, en prenant le parti d'une certaine "neutralité analytique": il s'agit de restituer rationnellement la logique de construction de la controverse et de voir sur quels fondements épistémiques elle est organisée[1].

      Mais avant de développer précisément ces thématiques, il paraît important, pour ceux dont la mémoire vacille ou qui ne connaissent simplement pas cette fameuse polémique, d'en énoncer rapidement l'historique.

      L'histoire de la manoeuvre de Sokal est bien connue. Edité dans la revue américaine Social Text (d'orientation postmoderne), son article, pompeusement intitulé "Transgressing the boundaries: towards a transformative hermeneutics of quantum gravity"[2], qu'il a commencé à rédiger en 1994, est la base sur laquelle va s'édifier cette longue polémique partageant les "écoles", ce qu'il est dorénavant courant de nommer "l'affaire Sokal". Le plan préparé qui coordonne cette combine éditoriale (désignée de façon maladroite par la formule équivoque d'"expérience"[3]), que l'on peut décomposer schématiquement en quatre temps, est d'une redoutable simplicité: le physicien - alors assimilable à un "imposteur" - présente à Bruce Robbins et Andrew Ross, coéditeurs de la revue, ce fameux article, apparemment en "congruence cognitive" avec leur orientation éditoriale (a); ce comité de lecture accepte le papier truqué, volontairement truffé d'"erreurs scientifiques" et formé à partir d'un style d'écriture "confus" (b); le numéro thématique de Social Text qui traite de la "guerre des sciences", incluant l'article satirique, est mis en circulation durant l'été 1996 (c). Une fois le document contrefait paru, les choses s'avivent: le physicien fait savoir non sans contentement dans la revue Lingua Franca que l'article censé révolutionner les rapports épistémiques entre "scientifiques" et "littéraires" est un faux, une mystification, et l'opération vient corroborer la thèse de Sokal selon laquelle le fait que les responsables de Social Text acceptent cet article parodique sans en évaluer de façon critique les aspects techniques "exemplifie l'arrogance (et le manque de rigueur) intellectuelle de la théorie littéraire postmoderniste"[4] et que le "style d'argumentation" et les thèmes abordés (relativisme, socioconstructivisme, critique de la science, etc.) ont flatté les préconceptions idéologiques d'éditeurs plus expérimentés pour juger la forme plutôt que le contenu de l'ouvrage problématique (d). Relayé et amplifié par les médias, le débat au sujet de ce petit canular, devenu une sorte de brûlot, engage graduellement de nombreux intervenants: du petit article journalistique à l'essai critique, l'affaire Sokal peut voir le jour.

      Cet article confectionné par un chercheur "novice" en la matière, oeuvrant en physique théorique, aurait donc tous les traits caractéristiques de la textualité postmoderne, d'un mode de pensée ou d'un style d'argumentation "bien établi". L'usage "incontrôlé et injustifié" de l'analogie et de la métaphore scientifiques paraît être selon lui une habitude discursive dont la fonction principale serait la manipulation rhétorique: le style d'argumentation pointé et parodié par Sokal fonctionnerait donc sur le mode de la tromperie et de la "charlatanerie", puisqu'en quelque sorte, après déshabillage critique, "le roi est nu"[5]. Falsification emmagasinant de façon incohérente des idées et de références récurrentes, que seuls les "praticiens" de ce mode de pensée sont censés être capables d'en saisir la substance et l'intérêt intellectuel, la mécanique discursive élaborée par le professeur Sokal est très efficace - en effet, la satire, comprise par lui comme étant la "meilleure arme", a nettement atteint la cible qu'elle visait. L'ouvrage Impostures intellectuelles, paru un an plus tard, systématise et donne plus de consistance, au niveau théorique, à la démarche du physicien. Ce second temps du débat présente donc une réflexion plus aboutie notamment de par son aptitude à mettre épistémologiquement en perspective ses propres fondements. Toute cette entreprise a, au moment de sa publication, pour fonction initiale le dévoilement des "dangers" socio-cognitifs auxquels s'exposerait la "gauche américaine", débordée par des "tendances irrationalistes", que le postmodernisme, supposé dominer selon son concepteur le monde académique américain, intègrerait et théoriserait[6]. Les dimensions politique, idéologique et éthique du débat ne sont jamais éloignées des propos des auteurs et de leurs opposants, et en anticipant quelque peu, on constatera qu'elles en constituent les fondements.

      Contre la prolifération des argumentations expéditives et partiellement fondées qui font le lit des irrationalismes les plus tenaces, on proposera en conséquence dans ce numéro thématique une analyse, certes non-exhaustive, de problèmes soulevés par l'affaire Sokal, permettant idéalement de relancer un débat encore d'actualité, par-delà les petits antagonismes qui ont tendance à occulter ces mêmes problèmes.