Revue électronique de sociologie
Esprit critique
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vol.03 no.07 - Juillet 2001
Numéro thématique:
L'affaire Sokal ou comment penser la connaissance scientifique: les enjeux épistémologiques d'une controverse pluridisciplinaire.
Sous la direction de Arnaud Saint-Martin
Articles
 

Comment le débat s'est rapidement envenimé. De l'irrationalité de la controverse publique

Par Arnaud Saint-Martin
 

      Certains débatteurs l'ont amèrement constaté: "surmédiatisée" et formée sur un arrière-fond affectif, la discussion s'est rapidement muée en une vaste et publique farce mettant en scène des acteurs passionnés, chose faisant le lit des argumentations ad hominem et des bonds dans l'irrationnel - au détriment d'une discussion strictement "théorique".

      La manoeuvre éditoriale effectuée par Sokal s'est, dès sa parution, et par vagues successives, heurtée aux "courants" contestés et à une forme d'incompréhension ambiante. Trivialement, la "plaisanterie a mal tourné"; les rires des premières lueurs suscités par la parodie ont brusquement été devancés par la gravité ironique et le "manque d'humour" des prises de position rigoristes, voire sectatrices - incitées par le sérieux de Impostures intellectuelles[1]. L'abondance pléthorique des réactions formant grosso modo l'affaire Sokal a associé des points de vue plus ou moins pertinents et adéquats, faisant constamment la part belle aux petits antagonismes. L'étude d'un débat public accumulant les lieux communs et les opinions superfétatoires amène à constater l'impossibilité des parties en présence d'instaurer un dialogue minimal - cette dimension publique du débat est de ce fait composée d'une série peu structurée de "monologues" qui partagent également la référence à l'"événement fondateur"[2]. Dans L'art d'avoir toujours raison, A. Schopenhauer appelait ce genre de controverses, au cours desquelles il s'agit de toujours faire triompher ses thèses et au moyen de n'importe quel stratagème, la "dialectique éristique"[3]. Dans ce contexte "passionnant", voire "pathétique" (M. Meyer parle de logique du "pathos"[4]), où le sarcasme se mêle à l'ironie, il semble qu'il n'y ait point de place pour une discussion argumentée sur le fond: pour être intelligible, il faut donner dans la surenchère rhétorique - et l'affaire Sokal s'apparenterait ici, en première analyse, à une banale "dramaturgie", un vaudeville sans véritable "intérêt". La circulation de l'information, l'inclination discursive consistant à résumer (voire à restreindre) toute réflexion nettement gênée par les impératifs éditoriaux ou encore la tentation d'écrire le papier qui "fait mouche", imposent aux auteurs souhaitant émettre leur opinion de construire des raisonnements persuasifs sans réelle profondeur cognitive.

      Dans ce contexte, ce que Sokal déplore singulièrement reste le fait qu'on l'attaque moins sur le "contenu" même de sa critique et de ses assertions que sur ses motivations (réelles ou fictives). Ainsi, de façon récurrente dans ses textes, il note, en parlant des critiques de J. Derrida formulées à l'encontre de lui et Bricmont, qu'"il se contente de nous jeter au visage des expressions péjoratives - "chances d'une réflexion sérieuse gâchée", "pas sérieux", "cavaliers mal entraînés", "censeurs" - sans relever une seule erreur dans notre livre ou critiquer une seule de nos analyses. D'ailleurs, depuis la publication du livre, on assiste à la répétition du même scénario: nos détracteurs ne font aucune critique concrète; ils admettent implicitement que ce que nous disons est vrai, mais expliquent que, pour toutes sortes de raisons, ce n'est pas bien de le dire"[5]. Contre ces attaques, le physicien valorise une réflexion informée sur le fond: "Ce qui compte n'est jamais l'origine d'une idée, mais son contenu"[6]. De la même façon, J. Bouveresse pense que "ce sont des contenus et des raisons qu'il s'agit de discuter, et non des mobiles psychologiques"[7]. K. Mulligan désigne cette réduction aux motivations, qui conduit à déplacer (et à appauvrir) le débat, par l'expression de "sophisme génétique":

"L'invocation de l'origine, de la genèse ou du contexte d'une affirmation à la place d'une évaluation de son contenu porte le nom de sophisme génétique. Mais le sophisme génétique n'est pas un vice cognitif comme les autres? l'inconsistance, l'indifférence aux justifications ou aux distinctions, l'inexactitude, le bavardage. Il n'est même pas un sophisme comme les autres. La présence généralisée du sophisme génétique constitue un rejet en bloc de la rationalité, de l'entreprise cognitive (présence qui n'est pas à confondre avec un rejet argumenté de la rationalité). Par rapport aux autres pêchés cognitifs il est en quelque sorte le pêché mortel.[8]"

      Le jugement avancé par le philosophe, par-delà son caractère provocateur, décrit bien le processus par lequel viennent à être privilégiées par les débatteurs les "valeurs et normes éthiques ou politiques", aux dépens des "valeurs cognitives". Sociologiquement, la querelle des motivations est à bien des égards instructive puisque le fait que le discours importe moins que les intérêts qui le gouvernent souligne la présence d'une "résistance" à l'entrée dans la discussion argumentative. Et ceci est le contrecoup de ce que D. Terré appelle une "faute morale"[9]: la révélation de la mystification est, du point de vue des "normes éthiques" en vigueur dans les communautés intellectuelles, une opération perturbatrice "malhonnête".

      Il n'est pas étonnant qu'il ait dû se confronter à pareille infortune: le genre discursif de la parodie, contribuant par principe à vexer l'"objet" pastiché, y est certainement pour quelque chose[10]. On comprend aisément comment des auteurs postmodernes ont pu réagir avec autant de passion: le fait de perdre la face est sûrement chose inconfortable et déroutante. Et comme il faut défendre sa "pitance", de nombreux individus atteints par le procès Social Text, partageant cette indignation, se sont immiscés dans le débat: l'affaire Sokal, dans sa dimension médiatique et publique, a vu le jour sur la base d'un ressentiment collectivement éprouvé.

      Pour expliquer cette surenchère rhétorique, nous avancerons l'idée selon laquelle celle-ci est pour une grande part déterminée par la mécanique discursive de la parodie dont les modalités de fonctionnement ont pour effet pratique l'humiliation de l'adversaire visé. Le registre lexical dans lequel Sokal emprunte ses catégories participe de cette logique de la vexation. Le terme d'"imposture" est à cet égard édifiant: si l'on considère que ce terme désigne le fait de se faire passer (délibérément) pour un autre que soi ou une opération de mystification, alors les intellectuels vilipendés ont de bonnes raison d'être offusqués, leur oeuvre étant confinée dans les sphères méprisables de la tartuferie intellectuelle. La virulence de la formule "Le roi est nu" est identiquement significative: la polémique prend les traits de la "farce" - et une telle "comédie" est empreinte de moralité (en effet, ce que Jeanneret dénomme avec insistance le "sokalisme" se présente également comme une "entreprise morale": la satire et la critique qui l'a suivi témoignent d'une volonté de "se révolter" contre cet état de fait, de n'en être pas le "complice"[11]). Affirmer qu'une théorie est "vide de signification" ou qu'elle est un parfait exemple de "charlatanerie"[12] concoure à ridiculiser ces intellectuels (et ceux qui adhèrent à leur doctrine). Parce que si la critique de Sokal est valide, alors est révélée l'illusion sur laquelle serait fondée ces communautés cognitives. L'effeuillage critique auquel se livrent Sokal et Bricmont contribue dans ce cas à discréditer l'"identité" des intellectuels dans le sens où la déconsidération des théories dont ils sont les concepteurs soutient une dévalorisation de leur propre individualité, puisque ces oeuvres sont formellement marquées par le sceau de leur plume - fonction et style de l'auteur. En d'autres termes, dévaluer leurs textes revient à dévaluer leur "être". On comprend mieux les raisons pour lesquelles les individus concernés ont considéré la critique comme une attaque contre leur propre personne. La situation dramatique au sein de laquelle ils se trouvent paraît donc infiniment "critique" car leur "honnêteté" (norme éthique) est remise en cause: dans des termes goffmaniens, ils se conforment (bien malgré eux), en raison de ce regard des "normaux", à l'identité du "stigmatisé"[13]. Une fois le "masque" de l'imposture tombé, la dramaturgie mise à jour, l'exclusion symbolique, plus fabulée que strictement effective, les invite a sauvegarder, avec le peu de moyens qu'ils leur restent (la discussion argumentative étant écartée), le semblant de "face" fixant leur identité.

      Comme l'a énoncé Schopenhauer, les argumentations ad personam sont donc pour ceux que la critique a mécontentée l'"ultime stratagème", ce grâce à quoi l'honneur et l'intégrité sont éventuellement préservées: "Lorsqu'on devient personnel, on laisse complètement de côté l'objet et concentre son attaque sur la personne de l'adversaire; on devient donc désobligeant, hargneux, offensant, grossier"[14]. Autrement dit, la querelle des motivations donnerait à penser que les auteurs qui usent de ces procédés rhétoriques (ironie, hyperbole) on quelque sorte perdu la partie, que la dispersion dans l'irrationnel est la conséquence de l'inconsistance théorique de leur approche.

 
 
Références:
1.- Avec dérision, J. Bouveresse remarque à ce sujet la difficulté pour les discoureurs d'adopter une attitude "raisonnable" à la suite du canular, l'examen critique étant autrement moins "drôle". J. Bouveresse, Prodiges et vertiges de l'analogie, p.18.
2.- C'est ce que Y. Jeanneret a pertinemment analysé dans son ouvrage Y. Jeanneret, 1999 [1998], L'affaire Sokal ou la querelle des impostures, Paris, PUF.
3.- A. Schopenhauer, 1990, L'art d'avoir toujours raison, Saulxures, Circé.
4.- M. Meyer, 1993, Questions de rhétorique. Langage, raison et séduction, Paris, Le Livre de Poche.
5.- A. Sokal, "Réponse à Jacques Derrida et Max Dorra", Le Monde, 12 décembre 1997.
6.- A. Sokal, "Pourquoi j'ai écrit ma parodie", Le Monde, 31 janvier 1997.
7.- J. Bouveresse, op.cit., p.111.
8.- K. Mulligan, "Valeurs et normes cognitives", Magazine Littéraire, n° 361 janvier 1998, pp. 78-79.
9.- D. Terré, 2001, "Les sciences humaines sont-elles des sciences morales?", dans collectif, Ethique et épistémologie autour du livre Impostures intellectuelles de Sokal et Bricmont, Paris, L'Harmattan.
10.- cf. supra notre étude du genre discursif de la satire, Le discours parodique comme "expérience". De la construction d'un texte "postmoderne".
11.- R. Zuber, "Satire", in Encyclopaedia Universalis.
12.- A. Sokal, J. Bricmont, Impostures intellectuelles, p.39.
13.- E. Goffman, 1975 [1963], Stigmate, Paris, éd. Minuit. On parle ici d'attitude face à la vexation; en aucun cas nous considérons ces "penseurs" comme "anormaux". On constate simplement une conduite caractéristique des individus stigmatisés maîtres dans l'art du "faux-semblant".
14.- A. Schopenhauer, op.cit., pp.60-61.
 
Saint-Martin, Arnaud. 'Comment le débat s'est rapidement envenimé. De l'irrationalité de la controverse publique', Esprit critique, vol.03 no.07, Juillet 2001, consulté sur Internet: http://critique.ovh.org
 
 
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Editorial

L'affaire Sokal, une controverse sans fin
Par Arnaud Saint-Martin
Articles

Comment le débat s'est rapidement envenimé. De l'irrationalité de la controverse publique
Par Arnaud Saint-Martin

La sociologie, la gauche et l'affaire Sokal
Par François Bonnet

Empirisme et constructivisme réaliste. Les fondements épistémologiques d'une critique
Par Arnaud Saint-Martin

Les questions fondamentales amplifiées par l'affaire Sokal
Par Magali Bidot

Les Inquisiteurs et les Hérétiques
Par Manuel Quinon
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