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La sociologie, la gauche et l'affaire Sokal
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Par François Bonnet |
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Alan Sokal et Jean Bricmont ont rendu un grand service aux sciences sociales avec leur canular puis la publication de leur livre; et quiconque l'a lu ne peut qu'accorder son crédit à l'entreprise des deux physiciens. Le flot de critiques qui s'en est suivi a souvent été injurieux et inepte, tandis que se réjouissaient les tenants les plus scientistes des sciences dures. Mon propos est ici d'esquisser une position qui ne verse ni dans le ricanement impérialiste des sciences de la nature, ni dans le mépris hautain du littéraire-qui-comprend-les-métaphores[1].
En effet, l'affaire Sokal a donné lieu à un grand défoulement des "vrais" scientifiques qui ont enfin pu se moquer sans passer pour des rustres des sciences littéraires non-formalisées, tandis que les lesdits littéraires se sont sentis attaqués par la Police de la Pensée Positiviste (la PPP). Le sociologue, entre les deux fronts mais sentant bien qu'il appartient plus au monde des littéraires, a pu constater les démolitions de Baudrillard et Latour, auteurs qui appartiennent au corpus de la sociologie française contemporaine, au contraire de Kristeva, de Deleuze et de Lacan. So what de la sociologie?
Premièrement, Sokal et Bricmont n'ont rien contre les sciences sociales en tant que forme de savoir, ce fait est établi même si les soutiens scientifiques de Sokal pensent différemment sur ce point. Deuxièmement, Baudrillard ne représente rien dans le champ: il n'a aucun pouvoir institutionnel, il ne dirige pas de thèses, n'a pas d'étudiants et n'a pas le même rang que ses contemporains (Boudon, Bourdieu, Crozier, Mendras et Touraine). Latour a un statut particulier: il est philosophe, professeur à l'École des Mines (pas à l'Université), et publie de nombreux essais de circonstances, non-scientifiques, qui le classent "à part" dans la sociologie française. Mais il est vrai qu'il inspire toute la sociologie boltanskienne, laquelle est centrale dans le champ contemporain; on ne peut donc pas ostraciser Latour comme Baudrillard.
Il faut donc choisir doublement son camps par rapport à deux questions fondamentales que soulèvent Sokal et Bricmont sans les développer (la preuve que les attaques de Sokal portent plus sur la philosophie):
la sociologie des sciences.
le tournant postmoderne et les cultural studies.
A propos de la sociologie des sciences, le sociologue ne peut être sokalien. Il ne peut être que "relativiste méthodologique", sinon il ne sert à rien. Cela veut dire que le sociologue qui étudie la science peut tout à fait estimer que certains énoncés sont plus "vrais" que d'autres, qu'il y a des degrés de scientificité, et que ce n'est pas parce que le discours techno-scientifique est impérialiste et sert les intérêts du Capital que les théories physiques sont "fausses"; et tout discours oiseux de littéraire sur le sens du théorème de Gödel ou la signification philosophique de la physique quantique est largement vain; mais ce n'est pas pour autant qu'il ne peut pas mener une étude sociologique de la science, avec des présupposés méthodologique relativistes. Le sociologue des valeurs a beau avoir ses opinions, il se renierait en adoptant une méthodologie moraliste; il en est de même pour la science. Si Sokal a une position ambiguë sur la sociologie des sciences (mais on soupçonne son aversion pour tout ce qui a trait au programme fort), les réactions des milieux scientistes à l'Affaire sont elles sans équivoques; il serait spécieux de critiquer Sokal sur les interprétations qui sont faites de ses analyses, mais il serait naïf de ne pas voir comment l'affaire est utilisée par des agents en lutte pour affirmer la supériorité intrinsèque des sciences à haute légitimité épistémologiques sur les autres[2].
Il me semble que sur la critique de la sociologie des sciences, le sociologue rationaliste doit être critique. A propos des cultural studies, ce dernier doit être impitoyable. Si Sokal n'évoque qu'allusivement le postmodernisme et les courants qui y sont liés, préférant rentrer dans la critique ad hominem, les sociologues ne doivent pas laisser passer la leçon pour une farce sans conséquences; en effet, ce qui horripile les auteurs d'Impostures intellectuelles au plus haut point, c'est la désinvolture à l'égard de la science et l'invocation de dominations non conventionnelles pour discréditer un discours scientifique d'emblée perçu comme représentant des dominations cachées. Les discours féministes ou contre les discriminations envers les homosexuels qui attaquent les énoncés scientifiques au nom de leur cécité à ce type de domination sont, aux yeux de Sokal et Bricmont, la pire des choses, non pas tellement du fait de leur fausseté, mais parce qu'ils déplacent le terrain de la lutte de la gauche sur le culturel au lieu de l'axer sur le social. En effet, les deux auteurs enseignent aux Etats-Unis, où la guerre fait rage entre gauche culturelle et gauche sociale, celle-ci représentant la "vieille gauche" aux yeux de celle-là, démodée et archaïque à se focaliser sur les problèmes socio-économiques, tandis que la gauche culturelle serait plus moderne (quoiqu'elle se revendique "postmoderne") dans la mesure où elle ciblerait son action sur les immigrés, les femmes, les homosexuels, c'est à dire les oubliés du compromis fordiste[3]. Les auteurs attaqués par Sokal et Bricmont sont là-bas utilisés comme référence de la gauche culturelle, alors que les deux physiciens se proclament "de gauche" tout le long du livre.
Il ne nous appartient pas de juger ce débat ici, mais de mettre en lumière que ce Sokal et Bricmont posent comme problème est aussi le problème des sociologues (de gauche), c'est à dire celui de choisir son camp entre multiculturalisme et lutte des classes. Ce débat dépasse la lutte interne à la gauche en posant comme problème au sociologue de savoir ce qu'il privilégie dans son analyse: la position sociale et les dominations socio-économiques ou les catégories de perception des cultural studies, sans oublier que, depuis 25 ans, à mesure que les classes sociales disparaissaient du "sociologiquement bienséant", le capitalisme s'est durci[4].
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Références:
1.- Voir J. Bouveresse, Prodiges et vertiges de l'analogie, Paris, éd. Raisons d'agir, 1999.
2.- Voir O. Martin, Sociologie des sciences, Paris, Nathan, 128p., 2000.
3.- La revue Mouvements fait un large écho aux débat entre gauche sociale et gauche culturelle. Les références sont respectivement Richard Rorty et Nancy Fraser.
4.- Voir L. Boltanski et E. Chiapello, Le Nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999.
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Bonnet, François. 'La sociologie, la gauche et l'affaire Sokal', Esprit critique, vol.03 no.07, Juillet 2001, consulté sur Internet: http://critique.ovh.org |
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