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Les questions fondamentales amplifiées par l'affaire Sokal
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Par Magali Bidot |
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L'affaire Sokal pourrait faire l'objet d'une pièce de théâtre:
Acte premier: La publication dans la revue américaine Social Text d'un article de ce chercheur en physique intitulé "Transgressing the boundaries: towards a transformative hermeneutics of quantum gravity"[1].
Acte deux: La déclaration de Sokal dans une autre revue de la publication volontaire d'un article dit scientifique truffé d'erreurs, afin de mettre en évidence le manque de critique et la non scientificité de certaines revues appuyée par des courants très en vogue aux Etats-Unis comme le post-modernisme ou le relativisme cognitif.
Acte trois: Les réactions des scientifiques (des sciences humaines) français, pour la plupart.
Acte quatre: La publication par Sokal et Bricmont d'un livre, Impostures intellectuelles, aux éditions Odile Jacob.
Il est vrai que les réactions ont été légion. Deux types d'articles se différencient:
Les articles de ceux qui se sont sentis agressés, attaqués, surtout dans leur amour propre.
Les articles construits sur une argumentation, sur une construction théorique.
Pour ces premiers, les réactions sont surtout des réactions chauvines. Dans ses écrits, Sokal attaque les spécialistes français des sciences humaines - selon certains auteurs. En fait, les écrits des auteurs français sont à la base d'un courant très en vogue aux Etats-Unis: le relativisme cognitif. Ce courant postule que "la science moderne n'est qu'un mythe, une "narration" ou une "construction sociale" parmi d'autres"[2]. C'est par rapport à ce courant que Sokal tire la sonnette d'alarme.
Pour les seconds, les articles, constructifs, incitent à développer trois points:
Sémantique et herméneutique: le rôle des mots et du sens que leurs utilisateurs leur donnent.
Institutionnalisation et reconnaissance: la recherche de reconnaissance des spécialistes des sciences sociales par leur pairs et par les spécialistes des sciences reconnues, les sciences dures.
La question de la scientificité des sciences: un retour sur l'analyse d'un des grands de ce siècle: Karl Popper.
Un des reproches que fait Sokal aux scientifiques français des sciences sociales est celui d'utiliser les termes, les concepts scientifiques sans pour autant savoir vraiment ce qu'ils signifient. Deux raisons peuvent justifier leur utilisation. L'une implique l'interprétation que chacun peut faire d'un mot, d'un concept, l'autre implique un besoin de reconnaissance.
Le problème de la sémantique et de l'herméneutique est un des problèmes fondamentaux de l'humanité. En effet, comment faire pour comprendre ou essayer de faire comprendre ce que l'on veut dire? Les mots sont libres et chacun a la liberté de les utiliser. Deux exemples peuvent être présentés:
Si l'on considère comme hypothèse de départ un lecteur face à son livre. Il va lire les mots qu'un autre a écrits. Or, entre le lecteur et son livre s'installent une relation, une communication. L'échange d'idées - les idées du livre et les idées ou représentations du lecteur - crée une herméneutique, c'est à dire une interprétation du texte autre que celle qu'elle aurait été sans ce dialogue des idées. Plus encore, le lecteur peu comprendre autre chose que ce que l'auteur a voulu écrire.
Le second exemple est celui de la modélisation. Projet émergent dans les entreprises, le management par les processus nécessite l'identification, la schématisation - sous forme de modèle - et la compréhension des processus existant dans l'entreprise. Etant donné le niveau de complexité, la première règle à instaurer est celle de la sémantique. En effet, les règles de sémantique structurent les discours des individus, déterminent les relations entre les mots employés: employer le terme "commande" ne signifie pas la même chose pour tout le monde:
Pour un préparateur, cela signifie "stocker en un même endroit l'ensemble des article d'un client";
Pour un monteur, "commande" signifie "assembler un article";
Pour le peintre, une "commande" signifie "un ensemble d'article qu'il doit peindre d'une même couleur";
Pour un informaticien, une "commande" est "un ensemble d'informations, ayant le même identifiant, et devant transiter dans les tuyaux des systèmes d'information".
La problématique de la sémantique se situe à tous les niveaux. L'utilisation de termes ou concepts scientifiques n'est pas une tare. Par contre, il convient de démontrer l'utilité de ce concept, dans quel sens il est utilisé, et expliquer son origine et ses conséquences. Il n'est pas pour autant forcément pertinent d'utiliser des expressions complètes telles que "le théorème de Gödel" car elles sont très précises dans leur signification et leurs implications. Il est vrai que chaque science apporte une masse de connaissance qui peut être exploitée par d'autres sciences. L'important n'est pas le nom donné à une analyse, mais la translation qui peut être faite des sciences physiques par exemple aux sciences sociales. Travailler sur la translation d'un concept, d'une théorie, en précisant ses tenants et ses aboutissants demande aussi que l'on maîtrise en grande partie la théorie d'origine.
Le besoin de reconnaissance est celui de la reconnaissance des pairs, et surtout celui de la reconnaissance des sciences humaines en tant que sciences "scientifiques" par les sciences dures elles-mêmes. Or, quelles actions peuvent être mises en oeuvre pour être reconnues comme scientifiques?
En sciences économiques, la mathématisation des recherches a pu développer un pan scientifique de cette discipline, mais en lui ôtant une grande part de réalisme. Au début du siècle, Léon Walras a décrit le premier système mathématique décrivant l'économie. Plus précisément, il a construit un système d'équations afin de déterminer les quantités et les prix des produits achetés par les consommateurs et donc produits par les entreprises. Mais ce système était conditionné par de nombreuses hypothèses qui ont éloigné la science de la réalité. Cette mathématisation est à la base de la reconnaissance des sciences économiques en tant que science, même si cette reconnaissance n'est pas à la hauteur de celle des mathématiques. Ce fut un moyen d'institutionnaliser cette science. Mais ce côté scientifique des sciences économiques a occulté la partie non scientifique, en tous cas non mathématisée de cette science, comme par exemple le courant autrichien de ce siècle.
L'autre moyen d'institutionnaliser un discours est d'institutionnaliser son auteur. C'est le cas en sociologie de Pierre Bourdieu, comme l'a bien développé Régis Debray[3]. L'institution de ce personnage par les différents moyens dont il disposait, notamment son charisme, a été amplifié par ses disciples, qui appuient et approuvent ce qu'il dit ou écrit. A partir du moment où il a réussi à se fabriquer un nom et une renommée, il est écouté et est source de vérité[4].
Ce besoin de reconnaissance des individus, cette recherche pour les sciences humaines d'un statut scientifique institutionnalisé est une conséquence directe de la question de la scientificité des sciences, des critères de démarcation entre connaissance scientifique et connaissance non scientifique. Un des grands auteurs de ce siècle sur ce sujet a été Karl Popper.
Pour Popper, la discussion, la recherche de la critique par la communication entre scientifiques est nécessaire, sinon primordiale, pour l'évolution des connaissances. Par la discussion et la critique, l'homme peut reposer sa réflexion, même si elle est fondée sur l'exercice de la raison, sur une certitude première. Popper soutient "l'inéluctable faillibilité humaine"[5], au niveau individuel. Un chercheur, seul, ne peut savoir à quel degré de vérité correspond sa théorie. Par contre, une communauté de chercheur, par la critique, peut découvrir, temporairement ou définitivement, son degré de vérité. C'est une "épistémologie sans sujet connaissant"[6] que propose Popper.
Le rationalisme critique prend en compte cette faillibilité humaine. Ainsi, toute discussion soumise à la critique permet une évolution des connaissances, une quête inachevée vers la vérité. Le rationalisme critique est donc évolutionniste, et il est fondé sur une croyance réaliste. La vérité est donc une compatibilité entre des énoncés et certains faits, laquelle n'est pas forcément permanente et peut être remise en cause à tout moment. Ce rapprochement entre savoir et réalité a permis à Popper de construire le concept de vérisimilitude, c'est à dire une ressemblance entre la réalité et la théorie, donc une convergence vers la vérité. La vérité est ici une vérité objective car elle n'est pas fondée sur une croyance ou une expérience individuelle, subjective, mais elle est une condition du réalisme d'une théorie. Popper, grâce à cette vérité-correspondance, peut qualifier les théories et la connaissance d'objectives.
Le critère de démarcation sert à délimiter ce qui appartient à la connaissance scientifique et ce qui n'y appartient pas. La valeur scientifique donnée à une théorie ou à un énoncé dépend de sa robustesse vis-à-vis des tests que les chercheurs lui font passer. Ce qui est important n'est pas de trouver des faits qui confirment la théorie, mais un fait l'infirmant pour faire avancer la connaissance. Les scientifiques utilisent la méthode d'essais-erreurs qui permet d'éliminer les hypothèses induisant en erreur. Les essais ne sont pas des essais au hasard, mais ils sont fondés sur une logique d'approximation de la connaissance.
Cette méthode, applicable autant aux sciences dures qu'aux sciences sociales, permet à la communauté scientifique de tenter de réfuter une théorie.
Pour qu'une théorie soit réfutable, elle doit être précise. Plus son degré de précision est élevé, plus sa réfutabilité est facile. La théorie doit tenter d'expliquer un détail de la réalité; elle doit limiter au maximum les événements qui pourraient être inclus dans sa logique. La préférence scientifique doit aller vers des théories très précises, car seule la réfutation permet le progrès de la connaissance. Une théorie réfutée est toujours utile "dans son domaine d'application. Autrement dit, elle a résisté à différents tests mais pas à tous; elle est donc valable - mais pas nécessairement vraie - dans le domaine défini par les tests réussis.
Une théorie qui ne connaît pas la réfutation reste une théorie vraie en ce sens qu'elle ne peut être considérée comme fausse parce que rien ne contre sa validité. Elle reste une hypothèse, une conjecture dont la vérisimilitude peut être mise en cause à tout moment.
Deux types de théories sont infalsifiables: celles ayant un degré de généralité trop élevé et celles usant de stratagèmes imunisateurs. Popper prend comme exemple la découverte de la révolution d'Uranus[7], qui pouvait infirmer la thèse de Newton. Plutôt que risquer de voir une théorie fondamentale être falsifiée, les théoriciens ont préféré construire l'hypothèse ad hoc de l'existence d'une planète extérieure. L'immunisation se révéla être "une bonne chose car l'hypothèse auxiliaire pouvait être testée (...) et elle passa parfaitement ces tests". Ainsi, une théorie scientifique est corroborée si le fait qui la réfute est introuvable.
La corroboration d'une théorie justifie la croyance de la communauté scientifique à sa vérité. Si plusieurs théories sont en concurrence, les chercheurs préféreront celle qui a le degré de corroboration le plus élevé. C'est une comparaison de deux ou plusieurs théories et "la corroboration d'une théorie correspond ainsi à un rapport critique des performances antérieures [de ces théories] (...) Mais il [le rapport] ne peut rien dire des performances futures ou de la fiabilité de la théorie"[8].
Ce critère de scientificité des sciences, est, certes un retour temporel, mais il peut aussi être un moyen de rationaliser les réflexions initialisées par Sokal, voire même un moyen de mettre un terme à la position extrême, dans son laxisme, du post-modernisme ou du relativisme cognitif. Après tout, cette théorie a-t'elle été réfutée?
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Références:
1.- A. Sokal, «Transgressing the boundaries: towards a transformative hermeneutics of quantum gravity», Social Text, n° 46/47 (spring/summer 1996), pp.217-252.
2.- J. Bricmont, A. Sokal, "Que se passe-t'il?", Libération, 18 octobre 1997.
3.- R. Debray, "Savants contre Docteurs", Le Monde, 18 mars 1997.
4.- Dans le domaine des sciences politiques, l'exemple de De Gaulle en tant qu'homme charismatique, institution vivante, peut aussi être repris pour ce point. Voir Bastien François, Naissance d'une constitution, ed. presses de sciences po, 1996.
5.- K. Popper, Conjectures et réfutations, La croissance du savoir scientifique, Payot, 1994.
6.- La faillibilité humaine, certaine au niveau individuel, conduit à envisager le progrès de la connaissance à partir d'un processus objectif - le travail de la communauté scientifique - dans lequel les conjectures et les réfutations permettent la croissance de la connaissance.
7.- K. Popper, La quête inachevée, Press Pocket, collection Agora, 1989.
8.- K. Popper, La connaissance objective, PUF, 1978.
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Bidot, Magali. 'Les questions fondamentales amplifiées par l'affaire Sokal', Esprit critique, vol.03 no.07, Juillet 2001, consulté sur Internet: http://critique.ovh.org |
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