1. Sociologie de la santé et santé mentale: un champ d'étude spécifique de la sociologie.
Une sociologie appliquée à la santé est relativement récente: Ardigò[1] nous fait remarquer que nous pouvons dévisager une sociologie appliquée aux thèmes de la santé seulement à partir des années trente du vingtième siècle. Citant les travaux de Gerhardt[2], il nous propose d'ailleurs des réflexions autour d'une pensée sociologique classique n'ayant pas attribué une signification appropriée à l'état mental et physique des individus. La santé, saisie comme un domaine de la vie quotidienne et de l'organisation sociale par les sociologues de la fin du dix-neuvième siècle et du début du vingtième siècle, ne pouvait pas ainsi devenir un champ d'intérêt spécifique.
Les sociologues examinés par Gerhardt (Durkheim et Weber, Spencer et Marx, Simmel et Elias) n'ont pas été épargnés par l'auteur en raisons de plusieurs considérations: Durkheim n'ayant pas analysée les catégories psychiatriques renvoyant aux états pathologiques de la société; Weber n'examinant pas la santé physique et mentale comme principe nécessaire aux acteurs sociaux entreprenant intentionnellement des échanges réciproques avec d'autres acteurs; Spencer n'ayant pas considérés les pratiques médicales comme des institutions sociales bien qu'il ait traité et utilisé des métaphores biologiques et médicales; Marx pour n'avoir pas dénoncé le pouvoir discriminatoire des médecins sur les patients dans la société industrielle en mutation; Simmel et Elias ayant approché le thème du corps humain dans la société sans avoir abouti à des applications dans le domaine des systèmes sociaux de santé.
La santé, n'ayant pas été un objet spécifique d'investigation sociologique, ne paraissait pas en conséquence comme un champ d'étude particulier pour les sociologues[3]. C'est seulement à la fin des années soixante, par exemple, que les sociologues français approchent le champ médical comme une problématique spécifique[4]. Le développement d'une sociologie de la médecine en Angleterre et aux Etats-Unis[5] a ainsi engendré un nouveau champ d'enquête pour la sociologie, influencée par les différences entre les régimes de sécurité sociale de ces pays. La naissance d'une sociologie médicale en Angleterre, ancrée dans la tradition de la médecine sociale et épidémiologique, sollicitée par un système de santé publique réglé par des nouveaux processus de réforme sociale (le welfare state), a emporté les définitions de la maladie et des thérapies du savoir et des pratiques médicales dans l'étude des inégalités sociales et des influences sociales, ainsi que dans l'observation des modalités d'accès aux soins et de la qualité de ces dernières.
Aux Etats-Unis la sociologie de la médecine a souvent indiqué ses origines dans les travaux des sociologues de l'Ecole de Chicago et dans les analyses de Parsons sur la relation entre professionnels et profanes[6]. La fonction du médecin à été soulignée et interprétée, dans ce contexte, en tant qu'activité socialement orientée et responsable, conduisant en définitive à éviter les réformes structurelles du système sanitaire et appuyant la médecine libérale dominante. Dans ce même contexte se situe la naissance de l'actuelle sociologie de la santé: l'analyse sociologique de phénomènes tels que la maladie, la déviance, la santé et la thérapie, observait la relation entre le système sociale et santé, considérant le sujet social comme une personne et un acteur social positionné dans son univers, dans sa vie quotidienne. Les interrogations sur le fonctionnement et le futur des systèmes sanitaires se sont multipliés dès lors, constituant une aire spécifique même dans le champ de la sociologie française[7], sans plus dissimuler le caractère social des problèmes de santé, examinant la santé comme un phénomène social qui dépasse le champ scientifique de la médecine.
2. Les interdépendances sociales: dimensions subjectives, interactionnelles, et rapport avec les structures sociales.
La santé, considérée comme un fait social, nous entraîne à examiner la santé mentale dans la relation que les individus entretiennent avec la société, soulignant comment la maladie mentale ne relève pas d'un traitement uniquement psychiatrique. L'analyse des facteurs sociaux et culturels de la maladie mentale par la psychiatrie sociale[8], les représentations à l'égard de la folie et l'analyse de l'institution psychiatrique[9], ont donné lieu à des très nombreux travaux aux Etats-Unis montrant la nécessité de situer la maladie mentale dans son implication avec les processus sociaux. En France, d'autre part, la remise en cause des institutions psychiatriques a été davantage le fait de la psychiatrie sociale[10].
Les évaluations autour de la sociologie classique et sur l'absence d'un champ spécifique d'étude de la santé, ne peuvent pas contester le rôle de la sociologie dans l'analyse de la relation individu et société: les processus sociaux en jeu dans la définition de la normalité et de la déviance, ainsi que dans les rapports entre les individus, la communauté et la société. L'appel de Bastide à considérer Comte et Durkheim comme des fondateurs d'une sociologie des maladies mentales, reconnaît une contribution spécifique de la sociologie classique à considérer la caractéristique sociale des problématiques en santé mentale.
Comte, par exemple, a fondé la sociologie et simultanément la sociologie des maladies mentales, toujours selon Bastide qui récupère chez Comte une définition sociologique de la folie dans ses études du conditionnement sociologique de l'apparition de la folie, situé dans le fameux passage de la société entre une période organique et une période de crise. Durkheim, avec une autre célèbre interprétation, l'opposition entre une solidarité organique et mécanique, fondait sociologiquement la distinction entre situations normales et pathologiques, situant la folie dans l'absence de réglementation de la solidarité mécanique. La sociologie classique a enfin permis de développer la sociologie de la santé, considérant avec une nouvelle perspective la relation entre les individus, la communauté et la société, dans l'approche de la santé mentale.
Les maladies mentales, comme objet d'étude par la sociologie, ont été depuis observées dans leurs rapports avec leur fréquence et localisation dans la stratification sociale et leur relation avec les inégalités sociales; l'analyse des organisations sociales consolidées dans le traitement institutionnel des maladies mentales; le rapport entre maladies mentales et structures sociales a considéré ensuite la maladie mentale comme un produit culturel et la psychiatrie comme une science et un produit social[11]. La sociologie de la santé mentale s'est ainsi retrouvée à s'intéresser aux conceptions de la santé, des maladies mentales et de l'intervention en santé mentale avec ses encadrements organisationnels, professionnels et institutionnels.
Le développement du champ de la santé mentale a posé des questions fondamentales: la meilleure compréhension des nombreux facteurs sociaux liés à la santé mentale, accompagnée malgré tout par la négation ou l'incapacité de faire émerger des nouvelles formes de vie sociale, a contribué réellement à achever le processus de désinstitutionnalisation de la maladie mentale? Les expériences développées dans l'intervention en santé mentale, peuvent-elles considérer la souffrance liée à l'expérience humaine[12] sans considérer les sujets plus fragiles de notre société comme des minorités déviantes?
L'observation de la complexification du champ de la santé mentale et de sa diversification, soutient l'émergence de nouvelles formes de vie sociale de nouvelles formes de rapports sociaux face à la souffrance[13]. L'apparition d'une nouvelle condition de privation matérielle, de dégradation morale et de désocialisation, annonce un phénomène social dont l'origine est à rechercher dans les principes du fonctionnement de la société. Il n'y a pas de groupes marginaux mais des populations, des couches de populations, considérées comme inadaptées à la société moderne et victimes malgré-eux d'une nouvelle situation.
La psychiatrie de territoire, évinçant la psychiatrie institutionnelle, celle du renfermement et de l'exclusion, dans quelle mesure et par quelles méthodes fait aujourd'hui face à la souffrance psychique des individus? Qui ne sont plus représenté par les aliénés d'autrefois. Le lien entre exclusion sociale et maladies mentales risque de faire participer la psychiatrie à une nouvelle institutionnalisation des individus, une nouvelle médicalisation de la question sociale contemporaine. Quelles sont aujourd'hui et quelles seront demain les conséquences sur les modes de prise en charge de la santé mentale?
Les actions visant à atténuer la souffrance psychique donnent naissance à une clinique psychosociale recouvrant des initiatives éparses, hétérogènes et peu explicités. Il a été posé en conséquence le problème d'établir un état de ces initiatives, afin de voir quels lieux, types d'écoute, modalités de réhabilitation sociale sont proposés, et quels sont leurs présupposés, par quelles formes d'engagement, quels professionnels ou écoles sont-elles portées[14].
Ils existent aujourd'hui des demandes institutionnelles adressées aux sciences sociales sur l'état des connaissances de la santé mentale qui soutiennent ces différentes questions. Le nouveau programme de recherche sur la santé mentale, avec l'appel à proposition de recherche lancé fin 2000, est un exemple des objectifs qui sont en train de développer l'état des problématiques actuelles. L'évaluation et la compréhension des pratiques de secteur sont accompagnés dans ce cas par la nécessité d'envisager d'autres méthodes d'observation, considérant la dynamique des secteurs et les mesures relatives à la santé mentale promues par les pouvoirs publics, une meilleure connaissance des sollicitations et des pratiques des différents acteurs impliqués dans les trajectoires de malades[15].
3. Une sociologie critique de la santé mentale: contributions de l'analyse sociologique.
La maladie mentale constitue une réalité complexe et multiforme, une réalité qui ne se laisse pas enfermer dans aucune résolution définitive et échappe à toute définition consensuelle. Dans le rapport individu-société, la maladie mentale est toujours considérée comme se rapportant à l'individu et non à la société dont il est membre, cette position est moins évidente face aux questionnements des sciences sociales mais elle n'est pas toujours reconnue comme telle[16].
La notion contemporaine de santé mentale renvoie de plus en plus aux capacités d'adaptation des individus, aux aptitudes et habiletés accessibles en fonction de l'élaboration des individus et du réseau social d'appartenance. L'intervention en santé mentale s'intéresse ainsi à soutenir l'adaptation réciproque entre individus et environnement social par une régulation des conduites, mais il faut mettre à jour le rôle du social et des communautés dans les processus qui peuvent affecter l'équilibre et la gestion de la santé mentale des individus.
Les appels à contributions formulés pour le projet éditorial de ce numéro thématique voulaient solliciter les rédacteurs à considérer certaines dynamiques, parfois contradictoires, qui traversent le champ de la santé mentale: les formes de psychiatrisation en oeuvre dans les processus d'exclusion et les interventions développées dans le processus de désinstitutionnalisation de la psychiatrie, dans la redéfinition et la gestion contemporaine de la santé mentale. L'incidence de la déstabilisation ou de la dissolution des réseaux sociaux pouvant soutenir les individus peuvent engendrer, par exemple, dans les trajectoires sociales et les biographies des individus, des problématiques capables de produire des fragilités. Ces mêmes problématiques représentent aujourd'hui, paradoxalement, la possibilité de développer des ressources et des supports alternatifs.
L'adhésion au projet éditorial de la part des rédacteurs qui ont bien voulu contribuer à ce numéro thématique avec les textes présentés, ne suffit pas à saisir globalement la problématique posée mais plusieurs aspect concernant la santé mentale ont été déployé dans les limites de ces contributions.
Le texte de Daniel Benamouzig et Livia Velpry nous présente une analyse sur les usages des mesures de qualité de vie en santé. Les analyses développées apportent des éléments pour examiner le domaine de la santé mentale comme une illustration de l'usage plus général des questions de qualité de vie en santé, essayant de répondre à des questions essentielles dans ce domaine. Comment l'usage des savoirs médicaux peut-il conditionner la qualité de vie des personnes dans le domaine de la santé mentale? Modifiant ou concevant des nouveaux indicateurs de la qualité de vie? Tout en considérant l'aliéné d'autres fois comme un consommateur de soins psychiatriques, il lui est accordé aujourd'hui une place importante considérant sa subjectivité dans l'élaboration des indicateurs qualitatifs.
Le texte que moi-même j'ai proposé concerne la transition entre les pratiques d'enfermement et une psychiatrie de territoire, il s'agit d'une série de réflexions qui reprennent la question concernant l'adaptation entre les individus et son environnement. Les expériences d'intervention de réseaux et l'organisation de réseaux sociaux ont produit un nouveau modèle de coordination et promotion d'actions pour l'insertion sociale et professionnelle d'individus fragilisés. L'objectivation de cette transition donne lieu à plusieurs questions: la transformation du concept de réhabilitation en psychiatrie sociale pose le problème de la dépendance des individus du réseau des ressources et des acteurs du territoire; ils existent des enjeux nouveaux dans l'intervention en santé mentale, des enjeux liés à l'intervention de réseaux et les réseaux sociaux mobilisés.
Le texte de Alessandra Sannella c'est une analyse du phénomène migrateur et de l'existence de facteurs de protection pouvant établir une action de défense et de protection des mécanismes sociaux en oeuvre dans la production de la souffrance psychique. L'incidence des croyances religieuses ainsi que l'impact entre cultures différentes deviennent objet d'observation pour comprendre les dynamiques qui engendrent des pathologies pschyco sociales à l'intérieur du corps social de cultures différentes.
Le texte de Catherine Félix sur les interactions verbales dans les réunions d'équipe propose une étude sur les procédés et les méthodes d'une pratique professionnelle, en direction d'un public socialement fragilisé et caractérisé par des troubles psycho affectifs aux étiologies diverses. C'est une étude qui porte essentiellement sur les procédures des membres pour construire le sens de ce qu'ils font en situation. Cette analyse nous autorise à repenser la prise en charge de personnes fragiles dans le travail social avec ce regard micro sociologique porté sur les équipes professionnelles.