Mon propos est de montrer en quoi le discours postmoderne est contradictoire et inopérant en sociologie à partir de l'analyse d'un livre de synthèse, Le monde postmoderne. Analyse du discours de la postmodernité, écrit par un politologue canadien, Yves Boisvert (Paris / Montréal : L'Harmattan - " Logiques sociales ", 1996, 151 pages, bibliographie).
L'auteur estime que la polémique autour du postmodernisme est faussée par le débat entre Loytard et Habermas, ce dernier accusant les postmodernistes d'être des néo-conservateurs. Selon Boisvert, ce débat est faussé car Habermas, comme beaucoup, aurait une connaissance limitée du discours sur la postmodernité. De fait, il manque un ouvrage de synthèse permettant à chacun de se faire sa propre opinion. Boisvert déplore les accusations contre le phénomène postmoderne et se propose de le défendre dans cet ouvrage en montrant comment postmodernité rime avec démocratie. En somme, on a affaire à une " défense et illustration " mesurée mais engagée, qui étudie le postmodernisme en architecture - je passerai sous silence cette partie de l'ouvrage, me déclarant incompétent, en philosophie, avec des auteurs comme Lyotard, Pomian, Raulet, Rorty, Scarpetta ou Vattimo ; et en sociologie, analysant notamment les écrits de Baudrillard, Lipovetsky et Maffesoli.
Boisvert livre une définition satisfaisante de la modernité : culte de l'originalité, de la rupture avec le passé, croyance en l'idée de progrès, et ses travers : colonialisme et européocentrisme. Ce culte du nouveau implique la confiance dans les " technosciences ", confiance qui mène aux drames du XXème siècle (guerres mondiales, Shoah). Cette critique est classique depuis Heidegger et l'Ecole de Francfort ; en toile de fond, le sentiment d'infériorité des littéraires qui pousse à s'enthousiasmer pour tout ce qui peut rabaisser les scientifiques, avec l'adoption de rhétoriques relativistes et fatalistes sur " l'irréconciliation de la théorie et du réel " (1). En outre, l'entrée dans la postmodernité entraînerait la mercantilisation du savoir et la fin des maîtres à penser. La limite est la même pour les deux assertions : comme il n'y a aucun début de justification empirique, on ne sait pas si le postmodernisme est un programme (" ce sera ainsi... "), une constatation (" aujourd'hui, c'est devenu ainsi ... "), et, le cas échéant, une constatation dont on est censé se réjouir (" enfin, c'est ainsi ! ... "). Le problème va se poser pour tout l'ouvrage, mais l'on reste encore dans le discours argumenté pour ce qui vient d'être évoqué.
Plus problématique sont les affirmations sur le mouvement progressif de personnalisation des individus. On oublie encore la moindre espèce d'éléments pour étayer cette affirmation, qui, elle, est présentée comme une victoire de la postmodernité. Cette exaltation de l'individu néglige les analyses de Robert Castel sur " l'individualisme négatif (2) ", lequel conduit les individus désaffiliés à ne voir leur vie que comme un échec dont ils ont l'entière responsabilité ; mais on repère déjà dans ces analyses des inclinations qui vont s'accentuer par la suite. Ensuite, l'auteur cite abondamment M. Maffesoli qui affirme que la culture de masse supplante désormais la culture bourgeoise. Ces affirmations sont peu recevables, car elles nient l'existence de rapports sociaux au sein d'institutions où la définition de la culture est l'enjeu principal, telle l'école. L'importance de la production et de la consommation de culture de masse n'empêche pas que la culture bourgeoise soit toujours prépondérante dans les lieux de pouvoir institutionnel. De là, on ne peut déduire un quelconque déclin de la culture élitiste puisqu'elle est (toujours plus) nécessaire pour accéder aux places d'élite.
Jusqu'ici, le livre est seulement contestable. Il devient contradictoire lorsqu'il aborde l'idéologie. Le moment postmoderne se caractérise selon Boisvert par la critique des idéologies et du dogmatisme, par la fin des méta-récits. La spécificité du postmodernisme en la matière est relative : les révolutionnaires du XIXème siècle présentaient les doctrines réactionnaires comme de dangereuses idéologies, le marxisme a pour fondement la critique de l'idéologie bourgeoise (en tant qu'idée fausse que la société se fait d'elle même) : en bref, l'idéologie, c'est celle de l'adversaire (3), et, dans le cas présent, celle des " modernes ", mais il n'y a pas d'innovations notables par rapport aux critiques traditionnelles, à part celle de présenter la société moderne comme assoiffée d'idéologie. Mais pourquoi dans ce cas les idéologies du XXème siècle se présentent-elles en réaction contre les idéologies en général ? Cette soif d'idéologie est plus une pétition de principe qu'un constat. Enfin, l'auteur exalte la multiplication des " idéologies molles ", " meilleur rempart contre la domination ". On pourra arguer que ce n'est pas contradictoire, que des idéologies tolérantes et coexistantes ne sont pas sur le même plan que les idéologies dures ; mais si une idéologie est censée organiser une représentation de la société, elle peut difficilement ne pas être en conflit avec d'autres idéologies.
La critique des idéologies est d'autant plus contradictoire que le livre développe une représentation fausse de la société. Il est d'abord affirmé que les groupes d'intérêt ont remplacé les classes sociale, chaque groupe social allant défendre ses intérêts corporatistes (cette proposition utilitariste n'est accompagnée d'aucun appareil de validation). La société postmoderne (la nôtre) se caractériserait par une " effervescence tribale " où le différentialisme aurait une place prépondérante, tandis que le localisme serait à nouveau valorisé, dans une société métissée, diversifiée, ouverte et tolérante. On a affaire sans conteste à une représentation fallacieuse : affirmer la prévalence de lobbies comme associations d'individus atomisés contre l'existence de classes sociales n'est pas neuf, et si la classe ouvrière ne semble plus avoir d'unité, la bourgeoisie reste une classe mobilisée et consciente d'elle même (4). L' " effervescence tribale " participe de cette vision de la société selon des concepts à la mode qui ne rencontrent aucun écho dans le reste du champs sociologique. Notons à la décharge de Boisvert que Luc Ferry a produit une très mauvaise critique du différentialisme en l'assimilant à un racisme, ce qui est infondé. Le discours sur le localisme est bien dans l'air du temps " globalisation / respect des traditions locales ", ce qui est une prémisse de la charge anti-nationale à venir dans l'ouvrage. Enfin, on décèle de l'enthousiasme pour cette société diversifiée, tolérante ; mais le discours postmoderne devient alors soit un programme sociétal soit un discours idéologique : dans une société où 69 % des citoyens se disent raciste (en France), où les associations organisent des testings positifs à l'entrée des boîtes de nuit et où l'on ne sait comment réduire les discriminations à l'embauche, parler de société " tolérante " est abusif : soit on est loin de la postmodernité (et le discours est programme), soit la postmodernité est une représentation fausse que des intellectuels essaient d'imposer au corps social.
Boisvert tente de montrer que le postmodernisme renferme un discours politique démocratique. Ce discours s'articule autour des idées suivantes : aux règles rigides doivent se substituer des règles souples, de même pour les institutions permanentes qui doivent s'effacer devant les contrats temporaires. L'ère postmoderne serait marquée par la montée en puissance de la société civile face à un Etat déclinant et devant s'effacer au profit du confédéralisme. La politique deviendrait alors une " marketplace ", avec moins d'Etat, une " gestion saine " des affaires, une remise en question des politiques de redistributions sociales, la privatisation des monopoles publics et la déréglementation des marchés. L'Etat-providence est considéré comme un anachronisme issu de la modernité. Avec l'exaltation de l'individualisme et la disparition des classes au profit des lobbies, le livre développe une conception étonnante de la hantise des méta-récits, puisque chacun peut constater le caractère libéral de ces propos, alors même qu'il affirme que le postmodernisme est " post-libéral et post-marxiste ". Il n'est pas question ici de se positionner dans un débat politique mais de faire remarquer la contradiction entre les intentions affichées (la fin des idéologies) et le discours produit (typique d'une idéologie traditionnelle).
La contradiction entre le souci affirmé de se démarquer des idéologies et des prises de positions idéologiques d'ailleurs traditionnelles pose plusieurs problèmes : comment accorder du crédit à un corpus aussi contradictoire ? Boisvert est-il un cas isolé, ou le discours postmoderne est-il une simple reprise du libéralisme adaptée à l'esprit du temps - en d'autres termes, faut-il considérer ces analyses comme représentatives du postmodernisme ? L'accusation de néo-conservatisme d'Habermas, bien que légèrement imprécise, paraît dans ces conditions beaucoup moins péremptoire que ne l'affirme Boisvert.