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Vol. 02 no. 09 - Septembre 2000
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Pauvreté, économie populaire urbaine et réussite sociale chez les femmes sénégalaises.

par Ibrahima Amadou Dia
 

      Le courant afropessimiste en ne retenant que les images de désolation, d'humiliation, de tragédie occulte la réalité vivante: celle de millions de femmes et d'hommes qui quotidiennement, luttent contre la pauvreté, l'humiliation.(1) Dans un environnement marqué par la précarité des conditions de vie, la déliquescence ou la quasi-absence de l'Etat, les impasses de la mondialisation excluante, la corruption, des millions de femmes et d'hommes font preuve d'abnégation, d'esprit d'inventivité en s'adonnant à des pratiques d'autogestion. Dans les villages comme dans les villes, des phénomènes de recomposition porteurs d'espoirs voient le jour, des logiques et des pratiques "hybrides" ou "autres" sont (re)produites. La ville en Afrique est caractérisée entre autre par la démographie galopante, l'aggravation du chômage, l'urbanisation accélérée, la précarité des conditions de vie, la dégradation de l'environnement, la chéreté de la vie. Mais l'on oublie aussi que par exemple la profusion de mouvements associatifs, la culture de l'indocilité sont autant de manifestations de cette "quête" d'une modernité endogène. En refusant toute lecture passionnée ou complaisante sur l'Afrique, il y a lieu cependant de s'interroger sur les mécanismes de gestion de la crise tant en milieu urbain et rural par "un retour au concret" "en évitant les prismes déformants de la réalité sociale" telles que les images de désolation, de famine qui reflètent hélas une certaine Afrique mais en cache une autre. Le secteur informel ou l'économie populaire se présente comme une alternative pour parer à l'exclusion sociale et à la marginalisation des couches populaires. Si les sources d'éclosion de l'économie populaire sont liées à la crise économique persistante, il n'en demeure pas moins vrai qu'elle est une construction ancienne tournée vers l'autogestion. Les activités telles que le commerce, l'artisanat, les tontines datent de l'ère précoloniale. Ainsi que le soulignent de nombreuses recherches, on note une forte représentativité des femmes qui jouent un rôle non négligeable dans le tissu économique en Afrique en général et dans l'économie populaire en particulier. L'objectif de cette étude est de montrer que la pauvreté loin de relever d'une incompétence rédhibitoire des populations peut être productrice de logiques et de pratiques de survie ou de réussite sociale. L'hypothèse centrale de ce travail est la suivante: la féminisation de la pauvreté entraîne une prépondérance des femmes dans l'économie populaire. Cette hypothèse centrale sera scindée en deux hypothèses spécifiques:

1) Les femmes travailleuses dans le secteur informel jouent un rôle fondamental dans la reproduction des ménages

2) Cette importance socioéconomique des femmes entraîne la mise en branle de logiques et de pratiques de survie et de réussite sociale.

      Cette étude s'intéresse à la présence des femmes dans l'économie populaire (I), analyse les logiques et les pratiques de survie et de réussite sociale (II). Afin d'ancrer notre réflexion sur la réalité vivante, nous nous baserons essentiellement sur l'économie populaire en milieu urbain sénégalais (Saint-Louis, Dakar).

I) Une forte présence des femmes dans l'économie populaire:

      Malgré une forte représentativité numérique dans le secteur informel, la majorité des femmes dans le "secteur informel" sont sujettes à une vulnérabilité socio-économique. Les mulitples contraintes (problèmes d'équité quant à l'accès au secteur moderne, manque de qualification professionnelle...) entraînent le recours à l'économie populaire. La plupart des activités féminines sont une reproduction des tâches domestiques: lavandières, "restauratrices", "pileuses de mil", domestiques...

A) Pauvreté et initiatives féminines:

      Certes, la pauvreté est un des signes des temps dans les pays africains en général. D'après l'enquête sur les priorités de 1992, le revenu moyen annuel par ménage au Sénégal est estimé à 141 237 FCFA. Malgré un taux de croissance du PIB estimé à 5%, la pauvreté touche plus de 80% des ménages en milieu rural et 12% des ménages dans la capitale. A Dakar, la forte concentration démographique dans les bidonvilles s'accompagne de problèmes de logement, de revenus... En raison de l'incapacité du secteur "formel" à absorber la masse importante de demandeurs d'emplois, les ménages subsistent principalement grâce aux revenus (souvent irréguliers) du secteur informel. On note une forte représentativité des femmes.

      La crise économique en milieu urbain sénégalais se traduit par conséquent, par une féminisation de l'économie populaire. La plupart des activités féminines sont une reproduction des tâches domestiques: lavandières, "restauratrices", "pileuses de mil", domestiques.

      L'une des conséquences de la crise économique est l'intensification du phénomène des "femmes-soutien" de famille du fait du désengagement des parents, du chômage, des nombreux cas de divorce. Ecartelée entre les exigences de survie, l'éducation des enfants et l'assumation du rôle de femme au foyer, elles constituent les victimes de la crise économique même si elles font montre d'une rèelle abnégation, d'un désir d'avoir des conditions de vie plus valorisante: "Les femmes chefs de famille font face à une triple charge de travail (garde des enfants, entretien, foyer et activités productrices) encore plus lourdes que celles qu'assument déjà péniblement les femmes pauvres vivant dans d'autres types de famille " (A.Doumit El Khoury,1997:49-57).

      Face à des contraintes de temps et de mobilité plus forte, elles choisissent de travailler dans des activités rénumératrices, mais plus compatibles avec la garde des enfants. D'ou une féminisation marquée de certains créneaux de l'économie informelle (restauration à emporter, vente au seuil des portes,...).(2)

      Au Sénégal, des études menées sur les regroupements féminins montrent que la plupart des femmes entrepreneures à Dakar détiennent un capital financier égal au moins à 20 millions de FCFA et que leurs activités socioprofessionnelles ont des retombées socio-économiques non négligeables. Ces mouvements féminins sont aussi porteurs d'un projet économique et politique et participent à l'empowerment des femmes en raison de leur autonomie financière.(3)

B) Les effets pervers des programmes d'ajustement structurel:

      Au Sénégal comme partout ailleurs dans les pays africains, les femmes font face à de nombreuses contraintes dans le contexte de l'ajustement structurel. Les femmes, en proie aux conditions de travail souvent difficile et à des contraintes socioorganisationnelles font face à la concurrence des hommes. La féminisation de la pauvreté s'explique aussi par la réduction des dépenses publiques alors que la majorité d'entre elles n'ont pas accès aux services sociaux.

      Cette "féminisation de la pauvreté" entraîne un foisonnement de stratégies adaptatives qui cependant, contribuent à rendre invisibles le rôle des femmes tout en limitant leurs chances d'empowerment: "Les conséquences à long terme sont très graves: pour compenser la baisse des revenus familiaux, les femmes commencent à travailler de plus en plus jeunes au détriment de leur scolarisation. Leur handicap scolaire risque donc de s'aggraver au cours des prochaines années (...). En dernière analyse, ce sont en effet les femmes qui sont chargées, au sein de la société, d'assurer la reproduction de la force de travail et de l'ensemble de ce que l'on appelle les ressources humaines "(4)

      Cependant, il importe de ne pas trop surévaluer la fonction économique des femmes quand bien même elles constituent une composante essentielle dans la reproduction des ménages. En effet, la crise économique est telle que dans plusieurs familles, on note une conjonction de forces pour atténuer la dégradation des conditions de vie. Le sens de la débrouillardise est aussi bien un attribut du père, de la mère et des enfants". En définitive, d'une part, les programmes d'ajustement structurel (PAS) stimulent la créativité et l'inventivité des femmes. Ces dernières s'investissent dans des réseaux qui sont des formes de réponses à la précarité économique. D'autre part, ces PAS engendrent des effets pervers. En effet, en dépit de leur pouvoir économique, on n'assiste pas fondamentalement à une reconstruction des rôles sociaux favorables aux femmes.

II) L'économie populaire au féminin: entre logique et pratique de survie et de réussite sociale.

      N. Dady est vendeuse de poisson dans un marché saint-louisien. Son mari est au chômage. Elle affirme: "Dans la maison, il n'y a pas d'homme. C'est moi l'homme ". Nombreuses sont les femmes comme elles qui incarnent le modèle de "femme-homme" suite à la perte de l'emploi de leur mari. Si les stratégies adoptées traduisent un désir de satisfaire les besoins vitaux, le travail, dans l'imaginaire de ces femmes est un des critères fondamentaux de distinction sociale.

A) Le refus du regard humiliant d'autrui:

      La réussite, pour ces femmes du secteur informel, n'est pas acquise d'avance. C'est au détour d'un long chemin qu'elles pensent aspirer à des lendemains meilleurs. A l'origine des sacrifices de F. Diop, la peur du regard d'autrui, le souci de travailler dans la dignité et l'honneur même si l'admiration portée à l'endroit de personnes dont la réussite sociale semble douteuse laisse supposer une nette prédominance d'une logique machiavélique: la réussite à n'importe quel prix: "Ce qui fonde la réussite sociale c'est le travail "propre" sans souillure. Je pense. Si tu travailles et que tu es honnête, tu ne peux pas avoir beaucoup d'argent. Mais le fait que tu jouisses de l'estime et de la considération des autres est une source de joie et aussi un signe de réussite car à chaque fois que tu rencontres tes connaisssances, tu ne baisseras pas les yeux. Au contraire, tu lèveras ton regard car tu n'auras pas froid aux yeux."

      Dès lors, la pauvreté est vécue de manière honteuse. Le commerce informel aide plusieurs femmes à échapper à la misère, source d'aliénation et d'humiliation. En parvenant à résoudre l'épineux problème de la dépense quotidienne au prix de multiples et fatigants artifices, leur dignité et leur honneur sont sauves. Dès lors, l'économie populaire joue un rôle fondamental dans la "positivation" du regard d'autrui comme le souligne A. Ndiaye, une vendeuse de fruits: "Il n y a que le fonctionnaire qui peut savoir combien il gagne et combien il dépense. Mais nous qui sommes engagés quotidiennement pour satisfaire les besoins vitaux, nous ne pouvons pas prévoir ce que nous pouvons dépenser. Aujourd'hui, quand le commerce va bien, on peut manger du poisson ou de la viande (...) C'est selon les circonstances. Pour le petit déjeuner, ma dépense, c'est le reste du dîner d'hier. Si tu dînes et que tu réserves le reste pour le petit déjeuner et que tu ne dises rien à personne, qui va se moquer de toi?"

      La plupart des femmes interrogées se sentent "investies" d'une mission. Grâce au soutien de son mari et de son oncle en plus de l'épargne personnelle, F. Diop s'adonne au commerce de banane. C'est elle qui "incarne l'espoir" dans une famille ou le père et la mère arrivent difficilement à satisfaire les besoins fondamentaux. Les échecs de sa petite soeur à l'école annihile toute perspective d'insertion dans le secteur moderne tandis que son mari est au chômage: " (...) J'appartiens à une famille pauvre mais Dieu est généreux. Chaque jour, je saute, je tombe et je me relève... L'essentiel est de croire à son travail..."

B) La famille comme tremplin et comme indicateur de la réussite sociale:

      La réussite sociale de ces commerçantes se mesure fondamentalement à l'aune des investissements sociaux pour améliorer leur standing de vie de leur famille. La plupart des commerçantes interrogées se sont insérées dans le commerce informel grâce à l'assistance multiforme apportée par leurs parents: "La famille, c'est important. ça procure de la joie. Dire de quelqu'un qu'il est membre de ma famille, c'est une source de satisfaction..."

      La réussite de certaines commerçantes sénégalaises est un processus caractérisé par l'harmonisation de plusieurs logiques, de pratiques et de capitaux: la famille, la formation sur le tas, l'abnégation dans le travail, le sens du marketing, le dynamisme de leurs réseaux tant sur le plan national qu'international.

C) Un besoin de survie ou de réussite sociale qui peut ne pas être conforme aux cadres juridico-institutionnel:

      Sur l'axe ferroviaire Dakar-Bamako, certaines femmes commerçantes ou " bana bana" s'adonnent à des pratiques frauduleuses souvent de connivence avec les gardiens de voiture. Les marchandises frauduleuses ou les excédents dissimulés dans des sacs selon des procédés divers sont souvent saisis par ces gardiens de voiture et finissent par être récupérées par ces femmes moyennant le paiement d'une caution qui "peut rester dans la poche de l'agent"

      Selon les femmes interrogées, le faible dynamisme du marché intérieur et le coût exorbitant des taxes douaniers expliquent ces pratiques frauduleuses. Dans leur discours social, transparaît une forme de légitimation de leurs actes sous le prétexte que l'Etat est démisionnaire dans son rôle de satisfaire les besoins fondamentaux des populations en général et des femmes en particulier.

Conclusion:

      En définitive, le refus de la résignation chez les femmes traduit un certain désir de se libérer de la frustration engendrée par la pauvreté et l'angoisse du quotidien. Les stratégies de survie ou de réussite sociale des femmes s'opèrent par une instrumentalisation de leurs capitaux. La pauvreté loin d'être vécue comme une malédiction, est perçue comme une situation transitoire à condition qu'elles soient armées d'audace, d'esprit d'entraide. Aussi portent-elles toutes les espérances sur le futur. La crise économique favorise dans une certaine mesure une certaine libération des énergies créatrices de la femme africaine. L'économie populaire permet aux femmes d'avoir une relative autonomie financière.

      Dans les villes sénégalaises, les femmes sont omniprésentes dans le commerce informel (vente de friperie, de produits maraîchers, restauration et préparation des mets et confiseries...). La présence des femmes s'explique par des raisons culturelles (famille commerçante) ou par le fait que leur mari est au chômage, à la retraite ou dispose d'un revenu faible. Dans leur activité marchande, elles adoptent des stratégies offensives (diversification pour maximiser leur gain) et des stratégies défensives (sécurisation alimentaire, tontine...) et participent aux dépenses quotidiennes des ménages. Cependant, l'économie populaire est incapable d'enrayer la pauvreté féminine. La féminisation de la pauvreté pose plus fondamentalement le problème de l'empowerment effectif des femmes.

      La lutte contre la dépendance économique des femmes, leur accès à l'information, la déconstruction de la masculinité en délégitimant certains comportements sexistes, le renforcement des capacités des femmes et leur prise de décision par une protection et une promotion de leurs droits constituent des jalons parmi tant d'autres pour un empowerment durable féminin.

 
 
Références:
1.- Ela J. M. 1998 " Refus du développement ou échec de l'occidentalisation? Les voies de l'Afro-renaissance " in Le Monde Diplomatique octobre
2.- Bopp C. 1997 " Les femmes chefs de famille à Dakar" in Femmes du Sud, chefs de famille, sous la dir de J. Bisialat, Paris Karthala
3.- Sarr F. 1996 " De la transformation des rapports de genre et de solidarité. La redéfinition du développement social" in Revue sénégalaise de sociologie n° 1, UGB St-Louis, pp 105-124
4.- El Khouir A. D. 1997 - " Les femmes chefs de famille, état de la recherche et réflexion méthodoliques in Femmes du Sud, chefs de famille
Support pour les données qualitatives:
Dia I.A.Dia 1998 Stratégies des acteurs et mécanismes de reproduction du secteur informel: les commerçantes et les commerçants du marché de Sor de Saint-Louis du Sénégal (mémoire de maîtrise de sociologie)-, 1999, Réussite sociale chez les commerçantes et les commerçants du marché de Sor de Saint-Louis: socioanthropologie des représentations et des stratégies mémoire de DEA de sociologie UGB de St-Louis Sénégal
 
Dia, Ibrahima Amadou. "Pauvreté, économie populaire urbaine et réussite sociale chez les femmes sénégalaises.", Esprit critique, vol.02, no.09, Septembre 2000, consulté sur Internet: http://critique.ovh.org
 
 
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