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Pour un autre Tocqueville...
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Eric Keslassy |
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Autour de Le libéralisme de Tocqueville à l'épreuve du paupérisme, par Eric Keslassy, Préface de Françoise Mélonio, Collection L'Ouverture Philosophique, L'Harmattan, 2000, 288 pages.
Alexis de Tocqueville (1805-1859) est aussi célèbre pour ses ouvrages que pour les citations qui en sont extraites. Aussi, son oeuvre est souvent résumée par des passages qui procurent, à bon compte, l'illusion de la connaissance de la pensée de l'auteur de De la Démocratie en Amérique (1835 et 1840). Outre qu'il en découle une évidente réduction de son propos, ces raccourcis finissent, inévitablement, par dénaturer le message de l'oeuvre prise dans son ensemble. En matière économique et sociale, le libéralisme de Tocqueville est toujours défini par un extrait, que l'on veut prophétique, censé symboliser son refus de voir émerger un État-providence : "Au-dessus de ceux-là (des hommes semblables et égaux) s'élève un pouvoir immense et tutélaire, qui se charge seul d'assurer leur jouissance et de veiller sur leur sort. Il est absolu, détaillé, régulier, prévoyant et doux. Il ressemblerait à la puissance paternelle si, comme elle, il avait pour objet de préparer les hommes à l'âge viril; mais il ne cherche, au contraire, qu'à les fixer irrévocablement dans l'enfance; il aime que les citoyens se réjouissent pourvu qu'ils ne songent qu'à se réjouir. Il travaille volontiers à leur bonheur; mais il veut en être l'unique agent et le seul arbitre; il pourvoit à leur sécurité, prévoit et assure leurs, facilité leurs plaisirs, conduit leurs principales affaires, dirige leur industrie, règle leurs successions, divise leurs héritage"1. Dès lors, en se référant à cette célèbre page, les commentateurs se croit autoriser à voir en Tocqueville un chantre du libéralisme économique, c'est-à-dire un défenseur du marché ou un adversaire de l'intervention de l'Etat dans le champ économique et social. Par exemple, lorsque François Bayrou explique que pour le libéralisme économique, il s'agit de toujours limiter le rôle de l'Etat, de donner au marché le rôle essentiel dans l'orientation économique, de construire les mécanismes sociaux autour de cette entité primordiale : l'individu", il choisit d'illustrer son propos par cette fameuse citation dénonçant la montée d'un "État immense et tutélaire"2. A travers cette référence, Bayrou cherche à se donner une légitimité intellectuelle : que son discours trouve un écho dans les écrits du glorieux théoricien de la démocratie moderne rehausse la valeur de son idéologie.
Un auteur aussi important que Friederich August Hayek, prix Nobel d'économie en 1974, participe activement à cette entreprise de classification de l'oeuvre de Tocqueville parmi les économistes libéraux. Dans La constitution de la liberté, il reprend le passage de l' "État immense et tutélaire" pour dénoncer l'État providence et affirmer les vertus de la liberté économique et cite Harold Laski : "Tocqueville fut un libéral de l'espèce la plus pure"3. De plus, Hayek est le fondateur (avec Von Mises, notamment) de la Société du Mont Pèlerin qui s'est donnée pour but de défendre l'économie de marché sous sa forme concurrentielle la plus pure. Elle associe Bastiat et Tocqueville dans un même libéralisme. Jean-François Revel4 ou l'Association liberté économique et progrès social5.
Ainsi, l'oeuvre de Tocqueville apparaît comme celle d'un "ultra-libéral". Bien ancré, ce positionnement idéologique avait commencé dès le XIX ème siècle6. Il se poursuit aujourd'hui, comme nous l'avons vu, puisque pour la plupart des analystes, "Tocqueville est franchement libéral dans l'ordre économique"7. Pourtant, la situation intellectuelle de l'auteur de L'Ancien régime et la Révolution (1856) est bien plus complexe. La filiation intellectuelle qui va de Say, Dunoyer et Bastiat jusqu'à Hayek ne peut passer par Tocqueville, car si son libéralisme politique n'a pas besoin d'être démontré, il n'en va pas de même lorsqu'il s'agit d'évoquer son libéralisme économique. Il est donc nécessaire d'introduire des nuances dans le libéralisme de Tocqueville : un marché libre de toutes contraintes ne peut pas permettre de trouver le bonheur social et économique. Par conséquent, l'État a un rôle de régulateur a jouer....
Les réflexions économique et sociale de Tocqueville portent sur un thème majeur de son temps : le paupérisme c'est-à-dire la pauvreté de masse liée à l'industrialisation propre au XIX ème siècle. Avec le paupérisme, qui se traduit par l'ouverture d'une question sociale, la cohésion de la société est mise à mal. Tocqueville s'en préoccupe et cherche les raisons de ce mouvement de grande ampleur : "(...) les fluctuations de l'industrie appellent, quand elle prospère, un grand nombre d'ouvriers qui, dans ses moments de crise, manquent d'ouvrage"8. Nous sommes très loin des théories de Say -que Tocqueville a lu - et notamment de sa loi des débouchés, "l'offre crée sa propre demande", assurant que les crises sont impossibles. Ne croyant pas qu'il soit possible d'établir un rapport fixe entre production et consommation, l'auteur de De la Démocratie en Amérique prend ses distances avec les économistes libéraux de son temps. Au delà, il ne croit tout simplement pas que la régulation spontanée du marché puisse permettre de résoudre toutes les difficultés sociales et économiques. D'ailleurs, Tocqueville semble se positionner par rapport à la "main invisible" de Smith lorsqu'il explique que chacun contribue au bien commun car il a l'espoir d'en recueillir des avantages personnels, faisant de l'intérêt général (et pas particulier) un objectif : "l'homme du peuple, aux États-Unis, a compris l'influence qu'exerce la prospérité générale sur son bonheur, idée si simple et cependant si peu connue du peuple. De plus, il s'est accoutumé à regarder cette prospérité comme son ouvrage"9. En inversant l'ordre des facteurs, Tocqueville prend la théorie libérale à contre pied et n'apparaît déjà plus comme le libéral sur le plan économique que la pensée dominante veut faire de lui.
Dans le méconnu Mémoire sur le paupérisme (1835), Tocqueville examine plus attentivement les causes du paupérisme. Il a alors recours à une histoire du développement de la civilisation qui manifeste son souci de montrer que les inégalités ne sont pas le propre d'une nature humaine éternelle mais le résultat d'une lente évolution qui débute avec l'instauration de la propriété foncière. Avec cette recherche d'une explication objective, Tocqueville s'éloigne encore un peu plus des économistes libéraux qui affirment qu'il faut "laisser-faire" car les inégalités sont naturelles. Ils rajoutent toujours qu'elles sont nécessaires : "vous trouvez qu'elle est un mal hideux (la misère) , Ajoutez qu'elle est un mal nécessaire (...) Il est bon qu'il y ait dans la société des lieux inférieurs où sont exposés à tomber les familles qui se conduisent mal. (...) Elle offre un salutaire spectacle à toute la partie demeurée saine des classes les moins heureuses; elle est faite pour les remplir d'un salutaire effroi; elle les exhorte aux vertus difficiles dont elles ont besoin pour arriver à une condition meilleure"10. Dès lors, le meilleur de moyen de lutter contre le paupérisme consiste à ne rien faire : "vouloir légiférer en matière sociale est un remède pire que le mal"11. Tocqueville se démarque radicalement de ces conceptions en cherchant les moyens de lutter et de prévenir contre le paupérisme. Le seul acteur capable de réduire des maux sociaux aussi importants se nomme État : "La classe industrielle a plus besoin d'être réglementée, surveillée et contenu que les autres classes, et il est naturel que les attributions du gouvernement croissent avec elle"12.
Contrairement à l'idée véhiculée par certaine citation, Tocqueville envisage nettement l'intervention de l'État dans les domaines économique et social. Alors que les économistes libéraux pensent que l'État ne doit jamais venir troubler le jeu du marché, notamment sur la question des salaires ouvriers puisque "la main d'oeuvre est une marchandise dont la valeur se règle comme celle de tout autre objet"13 c'est-à-dire par la loi de l'offre et de la demande, Tocqueville préfère que la législation agisse sur le prix du travail : "cet état de dépendance et de misère dans laquelle se trouve de notre temps une partie de la population industrielle est un fait exceptionnel et contraire à tout ce qui l'environne, mais pour cette raison même, il n'en est de plus grave, ni qui mérite mieux d'attirer l'attention particulière du législateur"14. Tocqueville déplore le comportement de ces entrepreneurs qui, pour gagner en compétitivité, s'entendent pour baisser les salaires ouvriers alors que les salaires des autres professions progressent régulièrement.
Le rôle de l'État est donc essentiel pour envisager de résoudre la question sociale. Le programme politique que Tocqueville rédige, lorsqu'il décide de créer son parti politique avec quelques amis politiques, la "jeune gauche" en 1847, en atteste. Ce dernier propose de "faire du sort matériel et intellectuel de ces classes (inférieures), l'objet principal des soins des législateurs, diriger tout l'effort des lois vers l'allégement et surtout la parfaite égalisation des charges publiques afin de faire disparaître toutes les inégalités qui sont demeurées dans notre législation fiscale"15. Il s'agit alors de définir les lois et les moyens qui pourront permettre de venir au secours des classes inférieures. Son programme de solidarité l'entraîne bien au-delà des horizons classiques du libéralisme car il pense pouvoir améliorer la condition de l'indigent avec des solutions directes : "- En établissant des institutions qui soient particulièrement à son usage, dont il puisse se servir pour s'éclairer, s'enrichir, telles que caisses d'épargne, institutions de crédit, écoles gratuites, lois restrictives de la durée du travail, salles d'asile, ouvroirs, caisses de secours mutuels. - En venant enfin directement à son secours et en soulageant sa misère, avec les ressources de l'impôt : hospices, bureaux de bienfaisance, taxe des pauvres, distribution des denrées, de travail, d'argent. En définitive, trois moyens de venir au secours du peuple : 1- Le décharger d'une partie des charges publiques ou du moins ne l'en charger que proportionnellement. 2- Mettre à sa portée les institutions qui peuvent lui permettre de se tirer d'affaire et de s'assister. 3- Venir à son secours et l'assister directement dans ses besoins"16. Ainsi, Tocqueville cherche à renforcer l'assistance et semble même préconiser l'organisation d'une aide sociale contre le chômage ou la maladie. Il s'agit d'un véritable programme en faveur du peuple qui implique une forte intervention de l'État. D'ailleurs, Tocqueville poursuit en précisant que les efforts des "gouvernements nouveaux" doivent aller dans le sens d'une "distribution plus égale des biens de ce monde"17. Ailleurs, Tocqueville explique que l'attention la plus grave doit se porter sur le peuple : "il faut donner à toute la législation ce tour philanthropique, ce sentiment sympathique aux besoins du pauvre qui attache le peuple à nos oeuvres, qui l'y intéresse, et qui le console de ne pas faire la loi en voyant sans cesse que le législateur pense à lui"18.
Il n'est bien sûr pas question d'affirmer que Tocqueville est socialiste : son opposition aux théories socialistes est violente dans son Discours sur le droit au travail du 12 septembre 1848. Sa critique envers ces "vains utopistes" est radicale. Notre auteur recense les traits communs des formes variées du socialisme. Tout d'abord, il considère que le socialisme entraîne le développement du matérialisme : "si je ne me trompe, messieurs, le premier trait caractéristique de tous les systèmes qui portent le nom se socialisme, est un appel énergique, continu, immodéré, aux passions matérielles de l'homme"19. Tocqueville a toujours considéré que la prospérité matérielle était d'un grand danger, notamment parce qu'elle conduisait à une désaffection démocratique. En effet, inévitablement, la passion du bien-être matériel devient obsédante et empêche de se consacrer à ses devoirs de citoyen. Ensuite, il considère que le socialisme se traduit toujours par une remise en cause du droit de propriété, "une attaque tantôt directe, tantôt indirecte, mais toujours continue, aux principes même de la propriété individuelle"20. Or, pour Tocqueville, qui redoute les périodes de chaos, un régime stable doit s'établir sur le droit de propriété, véritable fondement de l'ordre social. La propriété privée responsabilise l'individu et assure sa sécurité en cas de mauvais coup de la fortune. Enfin, Tocqueville considère que le socialisme contrarie l'exercice d'une pleine liberté. Il s'agit "d'une tentative continue, variée, incessante, pour mutiler, pour écourter, pour gêner la liberté humaine de toutes les manières"21. La recherche d'une égalité universelle entraîne la négation de la liberté si bien que le socialisme est "une nouvelle forme de la servitude"22. L'égalité doit absolument se combiner avec la liberté : "la démocratie et le socialisme ne se tiennent que par un mot, l'égalité, mais remarquez la différence : la démocratie veut l'égalité dans la liberté, et le socialisme veut l'égalité dans la gêne et la servitude"23. La Révolution de 1848 doit être démocratique mais surtout pas socialiste. Accepter le droit au travail, c'est autoriser le socialisme à entrer dans les institutions et admettre la nécessité d'un changement d'organisation sociale. Mais, pour Tocqueville, la société n'a pas besoin d'être renouveler à ce point. Il rejette donc l'inscription du droit au travail dans la nouvelle constitution.
Toutefois, cette radicalité doit être interprétée à la lumière des événements car il semble bien que la position de Tocqueville fut évolutive. Après les émeutes de Février 1848, le gouvernement provisoire, qui se met en place à l'issue du 24 Février, cède à la revendication ouvrière du droit au travail. Son secrétaire, Louis Blanc, autorise l'ouverture d'un programme d'ateliers nationaux afin de calmer l'agitation ouvrière et de permettre de résoudre la question sociale à court terme24. Nous pensons qu'à ce moment de l'histoire, Tocqueville est favorable au droit au travail qui se met en place puisque son propre avant-projet à la Constitution énonce explicitement ce droit : "La République a le devoir de protéger le citoyen dans sa personne, sa famille, son domicile sa propriété, de fournir l'assistance ou le travail à ceux qui ne peuvent se procurer les moyens de vivre, de répandre l'instruction gratuite, de manière à donner à chacun les connaissances indispensables à tous les hommes et à féconder l'intelligence25. D'ailleurs, Tocqueville participe à la commission chargée de préparer la Constitution26 qui propose un projet qui maintient explicitement l'idée du droit au travail27. Il est donc vraisemblable que notre auteur n'ait pas immédiatement condamné les ateliers nationaux. Mais en Juin, la déception des ouvriers, consécutive à leur fermeture28, provoque une insurrection qui marque profondément notre auteur. Tocqueville assiste avec une mauvaise humeur profonde aux émeutes de Juin car elles n'ont pas "pour but de changer la forme du gouvernement mais d'altérer l'ordre de la société. Elles ne (sont) pas, à vrai dire, une lutte politique mais un combat de classe, une sorte de guerre servile"29. Même s'il admire le courage des ouvriers parisiens, les mouvements de foule n'ont aucun attrait romantique pour Tocqueville, qui désire que le sort des révoltés soit réglé "par une grande bataille livrée dans Paris"30. Il voit dans l'intrusion soudaine de ces masses dans la vie politique une très forte menace pour la civilisation. Dès lors, son opposition au droit au travail est radicale. Sa passion de l'ordre l'a, semble-t-il, emporté sur ses convictions sociales. Pour lui, comme pour l'Assemblée Constituante, le droit au travail s'est compromis dans l'aventure des ateliers nationaux.
Ainsi, dans son Discours sur le droit au travail, plutôt qu'un droit au travail, Tocqueville préfère accorder un droit à l'assistance, confirmant la position établie avec la "jeune gauche". Et s'il rejette complètement l'idée d'un État producteur, il accepte celle d'un État régulateur, qui serait le garant de la cohésion sociale. Conscient de la nécessité à résoudre la question sociale, confirmant son programme rédigé pour la "jeune gauche", Tocqueville sollicite l'intervention de l'État afin d'établir un traitement juridique de la misère : il faut "accroître, consacrer, régulariser la charité publique"31. Tocqueville voit sûrement dans la misère autant le désordre à prévenir que la souffrance à guérir et ses préoccupations sociales proviennent sûrement davantage d'une réflexion politique que d'un élan du coeur. Mais il n'y a rien ici qui permet de les occulter entièrement au profit de la seule condamnation du droit au travail. Quelle est la position de Tocqueville ?
Notre auteur semble formuler la proposition d'un nouvel exercice de l'État puisque, dans son Mémoire sur le paupérisme, il admet "l'utilité momentanée, dans ces temps de calamités publiques qui de loin en loin échappent des mains de Dieu, et viennent annoncer aux nations sa colère, de l'aumône de l'État (qui) est est alors aussi instantanée, aussi imprévue, aussi passagère que le mal lui-même"32. "Ces temps de calamités publiques" semblent parfaitement correspondre à ceux du paupérisme que Tocqueville découvre avec effroi dans les fabriques anglaises en 1835. C'est donc pour lutter contre la misère de masse, qu'il nous présente une nouvelle conception de l'État : un État-situé. Il s'agit d'une administration qui n'intervient que lorsque la situation sociale le commande avec vigueur; d'un État qui intervient ponctuellement et en des espaces bien délimités qui se définissent par une expresse nécessité. La charité publique, pour être utile, doit être restrictive et agir d'une façon plus particulière que générale. Le système d'aide publique devient néfaste lorsqu'il a un caractère régulier et permanent. Au contraire, cette nouvelle vision de l'État offre l'avantage de pouvoir répondre à la misère lorsque celle-ci prend un tour dramatique sans pour autant installer le pauvre dans un statut d'ayant-droit sur l'État. Cet État peut s'adapter à la configuration et à l'ampleur du problème social à traiter : "il y a une politique pratique et militante qui lutte contre les difficultés de chaque jour, varie suivant la variété des incidents, pourvoit aux besoins passagers du moment et s'aide des passions éphémères des contemporains. C'est l'art du gouvernement"33. Ainsi, lorsque le besoin se fait sentir, l'intervention de l'État est salutaire Dès lors, Tocqueville préconise une nouvelle forme d'assistance, avec un État qui se positionne entre l'État protecteur des socialistes comme Louis Blanc et l'absence d'État des économistes libéraux comme Say ou Bastiat.
Les champs d'intervention de cet État-situé sont donc, nous l'avons vu, les salaires ouvriers en particulier et la lutte contre le paupérisme en général en améliorant les conditions de vie et de travail de la classe ouvrière. A la fin de son Mémoire sur le paupérisme, Tocqueville propose une autre mission à l'État-situé en annonçant "l'utilité et la nécessité d'une charité publique appliquée à des maux inévitables, tels que la faiblesse de l'enfance, la caducité de la vieillesse, la maladie, la folie"34. D'ailleurs, il met ce principe en application en tant que membre du Conseil général de la Manche où, de 1842 à 1851, notre auteur fait office de spécialiste des questions économiques et sociales35. Chargé de rédiger les rapports sur la question des enfants trouvés36, Tocqueville souhaite que "le gouvernement prépare et propose dans le plus bref délai une réforme"37. Dans son dernier rapport, il va même plus loin en affirmant que c'est l'inaction même du gouvernement en cette matière qui est la source des habitudes vicieuses : "Disons-le sans détour; l'immobilité dans laquelle se tient, jusqu'à présent, le Gouvernement en face de cette question, n'est pas seulement funeste, elle deviendrait bientôt coupable"38. La question des enfants trouvés, immense au XIX ème siècle, impose l'intervention de l'État dans le champ du social et "c'est donc un grand malheur qu'il s'abstienne, et ce malheur ne tardera pas à être irréparable; car bientôt il se sera établi sans le concours du pouvoir législatif des usages et des moeurs qui le domineront lui-même. La tâche est difficile et dangereuse, j'en conviens. La responsabilité qu'elle impose est immense; mais c'est pour entreprendre de tels labeurs et subir des responsabilités de cette espèce, que les gouvernements sont faits"39.
Tocqueville n'est pas un libéral comme les autres. Si son libéralisme politique ne fait aucun doute, celui-ci ne se double pas d'un libéralisme économique. Son oeuvre est dénaturée par certains commentateurs qui se contentent de célèbres citations pour proclamer que l'auteur de De la Démocratie en Amérique ne veut pas voir l'État intervenir dans l'économie et le social. En fait, c'est jusqu'à la fin de sa vie que Tocqueville présente une véritable conscience des inégalités à combattre avec l'aide de l'État puisque, dans une lettre du 10 Septembre 1856, il écrit à Mme Swetchine : "Je suis bien de votre avis que la répartition plus égale des biens et des droits dans ce monde est le plus grand objet que doivent se proposer ceux qui mènent les affaires humaines"40. Avec Tocqueville, et avant Aron, nous comprenons qu'il est nécessaire d'introduire une coupure dans le libéralisme : le libéralisme politique ne préfigure pas forcément le libéralisme économique.
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Notes:
1.- De la Démocratie en Amérique, O.C., I, 2, Gallimard, p. 324.
2.- "Libéralisme et démocratie personnaliste- différences et convergences" in Revue France Forum, novembre-décembre 1982, n°199-200, p.14.
3.- La Constitution de la liberté, L.I.B.E.R.A.L.I.A., économie et liberté, Éditions litec, 1994, édition d'origine : 1940, p. 520.
4.- "L'humanité entière est-elle folle, sauf les français ?" in L'aveuglement français, le libéralisme contre la régression sociale, par Philippe Manière, Stock, 1998, p. 12-13 et 21.
5.- Le libéralisme, sortie de secours du socialisme, novembre 1970, Éditions Étapes, 1971, p.9.
6.- Voir par exemple, L'État et ses limites de Laboulaye, Charpentier, 1865.
7.- Pierre Manent, "Intérêt privé, intérêt public", in L'actualité Tocqueville, cahiers de philosophie politique et juridique, 1991, Centre de Publications de l'Université de Caen, n°19, p.70.
8.- Écrits sur le système pénitentiaire, O.C., IV, 1, p.50-51.
9.- De la Démocratie en Amérique, O.C., I, 1, p. 247.
10.- Citation de Dunoyer reprise par Castel dans Les métamorphoses de la question sociale, Fayard, 1995, p. 244.
11.- M. Lutfalla, "aux origines du libéralisme économique en France, le journal des Économistes. Analyse du contenu de la première série 1842-1853" in Revue d'histoire économique et sociale, 1972, p.514.
12.- De la Démocratie en Amérique, O.C., I, 2, p. 316.
13.- Michel Chevalier, Question des travailleurs, Guillaumin, 1848, p.10.
14.- De la Démocratie en Amérique, O.C., I, 2, p.199.
15.- Écrits politiques, article "Question financière", O.C., III, 2, p. 737.
16.- Écrits politiques, "Fragment pour une politique sociale", O.C., III, 2, p.743.
17.- Écrits politiques, O.C., III, 2, p. 743.
18.- Écrits politiques, O.C., III, 2, p. 727.
19.- Oeuvres, Pléiade., I, Gallimard, p.1141.
20.- O. P., I, p. 1142.
21.- O. P., I, p. 1142.
22.- O. P., I, p. 1142.
23.- O. P., I, p. 1148.
24.- Le décret est publié le 25 février : "Le Gouvernement provisoire de la République Française s'engage à garantir l'existence de l'ouvrier par le travail, il s'engage à garantir du travail à tous les citoyens; il reconnaît que les ouvriers doivent s'associer entre eux pour jouir du bénéfice légitime de leur travail..." (cité par Ellenstein, Une histoire mondiale du socialisme, ibid., p.245) Les ateliers nationaux débutent le 26 février...
25.- O.C., III, 3, p.161.
26.- Lors de la séance du 22 mai 1848, Tocqueville intervient pour dire que ce sont plus des principes sociaux que politiques qu'il est nécessaire de mettre en tête de la Constitution. Le droit du travail est alors évoqué (O.C., III, 3, p.62). Selon les procès verbaux des débats, à cet instant précis, Tocqueville n'intervient pas pour affirmer qu'un tel droit est inacceptable.
27.- La rédaction du projet est alors la suivante : "Le droit au travail est celui qu'a tout homme de vivre en travaillant; la société doit par les moyens généraux et productifs dont elle dispose et qui seront organisés ultérieurement, fournir du travail aux hommes valides qui ne peuvent se procurer autrement de l'ouvrage" (O.C., P., I, p.1622-1623).
28.- Il n'y a pas d'organisation sur une base professionnelle puisque tous les ouvriers, quelle que soit leur spécialité, sont voués aux mêmes travaux : remise en état des rues de Paris, nivellement du terrain pour la construction de la gare de l'ouest... Très rapidement, la dépense totale devient trop élevée pour l'État (le nombre des ouvriers engagés progresse spectaculairement), qui décrète alors de ne pas poursuivre l'expérience. Les ouvriers décident alors de se battre et de prendre les armes...
29.- O.C., XII, p.151.
30.- O.C., XII, p.117.
31.- O.C., P., I, p.1140.
32.- O.C., P., I, p.1140.
33.- Discours prononcé à la séance publique annuelle de l'Académie des Sciences Morales et politiques du 3 avril 1852, O. C., Pléiade, I, p.1216.
34.- O.C., XVI, p.137.
35.- O.C., X, introduction d'André-Jean Tudesq, p.23.
36.- Les dates de ces différents rapports sont les suivantes (O.C., X) : 28 Août 1843 (p.593-607), 4 Septembre 1844 (p.648-664), 3 Septembre 1845 (p.674-680) et 19 Septembre 1846 (p.685-691).
37.- O.C., X, p.661.
38.- O.C., X, p.690.
39.- O.C., X, p.663.
40.- O.C., XV, 2, p.291.
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Keslassy, Eric. "Pour un autre Tocqueville...", Esprit critique, vol.03, no.01, Janvier 2001, consulté sur Internet: http://critique.ovh.org |
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