La sociologie à l'épreuve de la mondialisation: Quel avenir pour la sociologie?
Rédaction collective dirigée par Rabah Kechad
L'histoire des changements des sociétés humaines ressemble à un fleuve qui, de gouttes en gouttes, pourrait inonder des villes et des régions toutes entières. C'est pourquoi la sociologie, cette science qui s'intéresse depuis sa naissance aux sociétés humaines, s'est toujours heurtée à la problématique du changement social.
Nul ne peut ignorer que ces sociétés ont connu de profonds changements sociaux, démographiques, culturels, économiques, etc. La technologie a joué un rôle important dans la transformation des sociétés humaines depuis la révolution industrielle jusqu'à ce jour.
Depuis l'arrivée des Nouvelles technologies de l'information et de la communication (NTIC), certains auteurs attirent l'attention sur l'émergence d'une nouvelle civilisation qui, selon P. Drucker, fait passer les sociétés de l'économie des services à celle du savoir et de la connaissance.
C'est pourquoi: "Avec l'arrivée des NTIC et les bouleversements anthropologiques que celles-ci produisent, on peut se demander si le phénomène d'éclatement conceptuel de la discipline va trouver un consensus. Sociologie et Sciences de l'information et de la communication (SIC) n'ont jamais été aussi proches. En effet, le rapport au savoir et à la mémoire est modifié. L'accumulation de l'information et des savoirs devient problématique. Grâce aux NTIC, il est possible d'aménager l'environnement informationnel, "il nous faut concevoir l'individu comme un système vivant qui cherche à contrôler et à gérer l'information qui lui vient du monde extérieur."[1] Avec les technologies interactives le "ici et maintenant" constitue la sphère de l'expérience. L'internaute agit sur les signes à l'écran, il va changer le contenu par la médiation, il devient acteur du contenu et fait entrer le contenu dans son domaine d'expérience. L'écran avec les différents éléments est "un comme si", une réalité du second ordre. La particularité des médias interactifs est que l'internaute construit le sens souhaité. Une nouvelle épistémologie de la communication et de la sociologie émerge avec une révolution technologique, celle de l'ère numérique et de l'implication médiatisée. Après les médias de masse, nous passons au média de l'individu, l'individu devient actif, interactivité oblige, le support un simulateur, le contenu un objet. Les communautés s'élargissent au niveau planétaire grâce à l'échange de savoir. Ainsi des réseaux vont prend forme pour mettre à disposition des savoirs aux membres d'une communauté. L'article "A la recherche d'une méthodologie de la mondialisation..." appréhende sous l'éclairage de la sémiotique la problématique épistémologique de la sociologie face au processus de mondialisation." (Martine Arino)
En un mot: la mondialisation est venue donc s'imposer comme un processus ne laissant personne indifférent. Certains sociologues considèrent que ce processus n'est qu'un nouvel impérialisme culturel américain. Les appréciations des uns et des autres ne peuvent cependant pas permettre la catégorisation, rapide et sûrement abusive, en deux grandes tendances qui distingueraient les partisans de la mondialisation de ceux plus anti-mondialisation. La mondialisation, comme tout autre processus, opère et génère une complexification des relations et interactions, et les manichéismes les plus succincts n'ont guère de légitimité, ni pratique, ni scientifique.
Par voie de conséquence et "Face à la rhétorique de la mondialisation, le sociologue doit, avant tout et comme d'habitude, rester vigilant et faire travailler son esprit critique. La pertinence même des notions de mondialisation ou de globalisation nous paraît en effet questionnable. "La rhétorique de la mondialisation se fonde le plus souvent sur l'analyse des flux financiers et des échanges commerciaux, sans que les organisations ni les acteurs qu'ils impliquent soient eux-mêmes considérés comme des "construits sociaux" au sens sociologique (ou anthropologique) de cette notion. Autrement dit, il s'agit de catégories a-sociales voire a-historiques"[2]. S'il est possible de modifier rapidement un flux financier, en revanche, changer un système éducatif dans un pays se révèle incontestablement une opération de longue haleine compte tenu de l'institutionnalisation d'un certain nombre de conventions, intériorisées par les acteurs en tant que "réalités objectives"[3] impossibles à gommer des esprits du jour au lendemain." (Hugues Draelants).
La sociologie se trouve donc directement impliquée. Elle est en face de nouveaux concepts, d'une nouvelle vision du monde et surtout d'un autre paradigme accordant à la connaissance et au savoir une place privilégiée. Cette rupture ne constitue-t-elle pas le début d'une autre civilisation où la technologie matérielle ne sera plus considérée comme une variable lourde dans le changement social?
C'est ainsi qu'un "véritable pont aux ânes se dresse entre le sociologue et les objets sociologiques dénommés au nom d'une intraitable logique disciplinaire. Il en est ainsi de ce qu'il est convenu d'appeler la mondialisation à laquelle est accolé (presque par nécessité) le qualificatif d'économique. Tout se passe comme si l'homo sociologicus était condamné à courir derrière l'homo economicus. Il lui servait ainsi de roue de secours à telle enseigne que cette mondialisation consacre en dernière analyse les "vertus du modèle économique capitaliste", un tel modèle dont D. Ricardo, visionnaire, a entrevu de bonne grâce l'expansion à travers sa théorie des "avantages comparatifs". K. Marx, que l'on présente comme l'un des pères fondateurs de la sociologie, a lui-même analysé ce système comme inéluctablement porté à s'internationaliser, mais dans la perspective de la dictature du prolétariat. On sait au jour d'aujourd'hui ce qu'il est advenu d'une telle prophétie. Le marxisme-léninisme appelait cette mondialisation, l'impérialisme, phase ultime du capitalisme. Toutes ces propositions soulignaient la fringale (certaine diront la boulimie) des marchés à s'étendre au-delà des frontières nationales. Le développement des TIC a fait éclater cette logique disciplinaire et cet unilatéralisme paradigmatique au point que le "village planétaire"[4] mobilise toute la famille des sciences sociales. Ainsi la sociologie remet-elle à la mode un objet et une démarche qui lui sont chers depuis si longtemps, à savoir le local et la monographie. Dé-localiser/re-localiser telle ou telle activité industrielle ne sont que des variantes de ce processus d'ensemble qui affecte nos sociétés contemporaines. Un processus qui n'est pas sans avoir des incidences majeures sur les "cultures locales". C'est à cette problématique que s'est attelé Brahim Labari dans sa contribution au sein de cette livraison en interrogeant les délocalisations d'entreprises françaises dans deux villes marocaines à travers leurs rapports et articulations aux sociétés locales. Un questionnement d'autant plus problématique que la recherche sociologique telle que nous l'entendons pourrait elle aussi être délocalisée, car il faut en convenir: "ce qui est observé dépend du lieu où il est observé, et de ce avec quoi il est observé [...] Pour un ethnographe qui fouille les mécanismes d'idées éloignées, les formes du savoir sont toujours inéluctablement locales, inséparables de leurs instruments et de leur entourage"[5] (Brahim Labari).
En revanche "Le regard de l'historien permet de prendre du recul et de relativiser l'idée de mondialisation tout en lui donnant un contenu diversifié, ne se limitant pas au seul ordre économique. Braudel[6] souligne ainsi que la mondialisation n'est pas un phénomène récent et met en garde contre des interprétations erronées d'une "économie-monde gouvernant la société entière, déterminant à elle seule, les autres ordres de la société" (culture, social, politique). En réalité, le processus que l'on nomme aujourd'hui mondialisation n'a pas commencé avec les phénomènes qui ont affecté l'économie internationale dans les années 1970. L'histoire nous enseigne que les sociétés capitalistes ont connu des périodes d'ouverture intense, que l'on peut qualifier de périodes de mondialisation (fin du 19ème siècle par exemple) suivies de périodes de fermeture des économies (à partir des années 1920)[7].
Cependant il importe de considérer l'espace national et l'Etat-nation comme des espaces ouverts susceptibles de transformations d'ordre économique, social, politique[8]... A cet égard, ce qui change aujourd'hui, c'est le lieu de transaction des différentes politiques publiques, qui tend de plus en plus à se situer au-delà de l'Etat, au-delà des sociétés nationales. De nouveaux modes de gouvernance se mettent en place transformant les conditions d'exercice de la régulation politique. Se dessine progressivement une gouvernance globale[9].
Pour Muller, les politiques publiques constituent des forums au sein desquels les différents acteurs concernés vont construire et exprimer un "rapport au monde" qui renvoie à la manière dont ils perçoivent le réel, leur place dans le monde et ce que le monde devrait être. En ce sens, il nous paraît pertinent de considérer d'abord le global comme un nouveau lieu de production des cadres globaux d'interprétation du monde, qui échappent progressivement aux Etats-nationaux chargés d'en bricoler[10] une retraduction locale. Ceux-ci doivent désormais s'adapter fréquemment à des cadres produits en-dehors d'eux-mêmes et gérer les conséquences du changement sur la reproduction de l'ordre politique.
Il existe des convergences, des tendances générales qui concernent l'ensemble des pays. Toutefois, chaque forme concrète que prend cette évolution peut difficilement être analysée sans accorder toute l'attention nécessaire aux formes d'organisation sociales, professionnelles... spécifiques à chaque pays, qui marquent ces tendances de leur propre empreinte et impulsent leur propre mouvement. Les comparaisons internationales qui se sont multipliées ces dernières années font en effet plutôt ressortir la diversité des réactions des acteurs nationaux face à la concurrence internationale et à la mondialisation des marchés[11], (Hughes Draelants).
Tout ce numéro thématique est consacré au développement des réflexions de plusieurs sociologues autour de cette problématique complexe. Les articles proposés à la lecture sont riches et diversifiés traitant des différents aspects de la question de la sociologie à l'épreuve de la mondialisation.
Même si le lecteur ne trouve pas les différentes réponses à ses questionnements, il faut reconnaître à ces auteurs le mérite d'avoir ouvert un champ de réflexion pour les sociologues du monde les incitant à s'interroger sans cesse sur l'avenir de la sociologie et des sociologues à la lumière de la mondialisation.
Rédaction collective dirigée par Rabah Kechad
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- Notes:
- 1.- Pierre-Léonard Harvey, http://www.comm.uqam.ca
- 2.- Maurice, M. (1998), "Les paradoxes de l'analyse sociétale", in Maurice, M. et al. (1998), L'analyse sociétale revisitée, Document séminaire LEST 98/8, Aix-en-Provence: Laboratoire d'économie et de sociologie du travail.
- 3.- Berger, P. et Luckmann, T. (1996), La construction sociale de la réalité, Paris: Armand Colin [1966].
- 4.- Voir par exemple Arnaud Zacharie et Eric Toussaint (dir.), Le bateau ivre de la mondialisation. Escales au sein du village planétaire, Paris, CAADTM-Syllepse, 2000.
- 5.- Clifford Geertz, Savoir local, savoir global. Les lieux du savoir, Paris, PUF, 1986.
- 6.- Cité par Maurice, op. cit. 1998.
- 7.- Muller, P. (2000), "L'analyse cognitive des politiques publiques: vers une sociologie politique de l'action publique", Revue française de science politique, 50 (2), p. 189-207.
- 8.- Maurice, op. cit.
- 9.- Muller, op. cit.
- 10.- Comme le note Ball (1998), à propos des politiques éducatives, si en adoptant une perspective internationale, on discerne bien une série de principes ou un modèle théorique commun sous-jacents aux politiques éducatives, localement cela se traduit rarement de façon littérale dans la pratique et les textes politiques. La politique nationale prend inévitablement la forme d'un bricolage continuel (process of bricolage): il s'agit d'emprunter et de copier des fragments et des parties d'idées généralement nées ailleurs (apparaissant parfois comme des tendances ou des modes), en se basant et en modifiant des approches essayées et testées localement. Ball, S.J. (1998), "Big Policies/Small World: An Introduction to International Perspectives in Education Policy", Comparative Education, Vol. 34, no2, 119-130.
- 11.- Maurice, op. cit.
- Notice:
- Kechad, Rabah. "La sociologie à l'épreuve de la mondialisation: Quel avenir pour la sociologie?", Esprit critique, vol.04 no.10, Octobre 2002, consulté sur Internet: http://www.espritcritique.org