La mondialisation source de modification des relations sociales chez les Thaï et les Muong: le cas de la moto
Par Sandrine Basilico
Pays multi-ethnique, le Viêt-Nam s'est ouvert à l'économie de marché dès 1986, avec tout ce que cela implique en termes d'échanges commerciaux ou touristiques.
Jusqu'à ces dernières années, les minorités[1] peuplant les hauts plateaux du nord du pays n'ont pas bénéficié de ce "progrès". Mais depuis 1995, et surtout 1997, de nombreux objets occidentaux ou occidentalisés commencent à envahir leurs habitations.
Ceux-ci amènent un nouveau genre de vie basé sur la culture, la recherche du confort et la communication avec le monde extérieur, source même d'intégration. Ils favorisent les changements dans l'organisation de la vie quotidienne: on joue moins aux cartes, on raconte moins d'histoires aux enfants, on regarde plus souvent la télévision qui rythme la journée, au réveil au son des clips vidéo, le soir avec les informations suivies du film ou du dessin animé. Le sens de l'abandon progressif de ces jeux est l'éloignement de la structure collective de ces sociétés. Elles vont vers l'individualité, poussées par des objets que nous connaissons bien et qui ont déjà eu ces mêmes effets sur les sociétés occidentales.
Nous aimerions analyser ces effets à travers l'étude de l'impact sur les ethnies Thaï et Muong, d'un seul objet, nous paraissant suffisamment significatif: la moto.
Celle-ci est avant tout un formidable moyen de communication. Elle permet désormais d'aller en ville, à Hanoï ou Hoa Binh, chercher les produits dont on peut avoir besoin. C'est le rapport au monde et la notion de distance qui sont ici modifiés.
Elle permet de faire les choses de manière bien plus rapide. Il faut désormais quelques minutes au lieu de plusieurs heures pour aller au marché de Maï Chau, par exemple. La notion de temps est également remise en cause car le temps, tout le monde le sait, c'est de l'argent (ou plus de loisirs). Il y a donc, à un premier niveau, un changement important du mode de vie des ethnies minoritaires.
Si le temps c'est de l'argent, les ethnies désormais économisent. D'où la baisse du nombre de jours et de victuailles dans les rites funéraires. C'est le recul de l'esprit communautaire que nous venons de mettre en avant.
Mais cela ne s'arrête pas là. Car la moto entraîne encore d'autres changements dans le système social: celui qui possède une moto est socialement respecté. C'est bien souvent le chef, qui retrouve ainsi, d'une certaine manière, le pouvoir qu'il avait perdu avec l'avènement du communisme au Viêt-Nam. Mais il n'est pas le seul, et d'autres se retrouvent à son niveau social.
Autrefois, pour fonder une famille, l'homme devait posséder une maison et des buffles. Aujourd'hui, il doit avoir une belle maison, de plain pied ou avec un toit de tuiles, des buffles, toujours utiles pour les travaux des champs, et une moto ou d'autres objets modernes. Les objets modernes ont donc à présent autant de valeur que les objets traditionnels. C'est "la profusion et la panoplie" dont parle Baudrillard[2] et qui intègrent inconsciemment l'individu grâce à un code de signes: "dis moi ce que tu consommes, je te dirai où tu te situes socialement".
Et ethniquement? Car la moto entraîne forcément une façon de se vêtir plus pratique. Il faut abandonner le costume traditionnel (NS1) au profit de costumes plus occidentaux. Or, le costume traditionnel est extrêmement important en tant que vecteur d'appartenance à une ethnie, mais surtout de différenciation par rapport aux autres. L'uniformisation est à l'ordre du jour; et que dire alors de certains mythes tels que les mythes d'origine si la différenciation n'est plus nécessaire aux yeux des ethnies? C'est une perte de symboles aux niveaux des couleurs et des formes du costume.
La moto a également une forte influence sur l'habitation et l'organisation familiale. Garer une moto sous le pilotis (ce qui relègue le buffle en annexe, comme si la moto avait plus de poids que des millénaires de tradition, les valeurs utilitaires plus d'importance que les valeurs symboliques), c'est risquer de se la faire voler. D'où l'intérêt d'une maison de plain pied dans laquelle on peut garer la moto. Mais cela modifie certaines coutumes, comme les coutumes de mariage, que nous verrons un peu plus loin.
Il y a progressivité de l'intégration des ethnies minoritaires puisque la tradition se maintient malgré tout, les ethnies évoluant ou oscillant constamment entre tradition et modernité. Le degré d'évolution des ethnies donne cependant le sentiment d'être respecté.
Nous avons pu, également, mettre l'accent sur les changements dans la structure de l'habitat: ceux qui sont trop influencés par la télévision ou ceux qui possèdent une moto rêvent d'une maison de plain pied, jugée bien plus pratique! Ce serait donc la force matérielle qui serait la source de la force motrice du développement. Là encore, la moto aurait plus de poids que des millénaires de tradition, les valeurs utilitaires plus d'importance que les valeurs symboliques. C'est la lutte incessante entre modernité et tradition. Mais que va-t-il advenir alors de certaines coutumes comme les coutumes de mariage Thaï? En effet, chez les Thaï, lorsqu'un garçon est attiré par une jeune fille, il va la piquer durant la nuit à travers le plancher du pilotis à l'aide d'un morceau de bambou. Si celle-ci est d'accord, elle sort et ils vont passer la nuit ensemble. Que resterait-il de cette coutume si le pilotis disparaissait? Une façon d'être amoureux se modifierait. Comment s'aime-t-on dans une maison de plain pied? Si ce n'est comme le font... les Viêt.
Par ailleurs, on assiste à une baisse notable du nombre de jours et de victuailles dans les coutumes de mariages et d'enterrement. Chez les Muong, à propos de celles-ci, par exemple, à l'origine, 12 veillées funèbres doivent être organisées par l'officiant avec un but bien précis pour chaque veillée (NS2). Ramenées à 2 ou 3, elles ne peuvent que passer rapidement ou occulter certains aspects de la nouvelle vie du mort, et modifier ainsi la perception de l'au-delà chez les Muong (NS3). Nous ne sommes malheureusement pas en mesure de savoir quels aspects sont occultés puisque nous n'avons pas pu assister à un enterrement mais tout laisse à penser que les raisons sont économiques. La baisse du nombre de jours et de victuailles est avant tout un problème d'ordre économique, impulsé par Hô Chi Minh lors de la révolution. Il fallait faire des économies pour gagner la guerre. Néanmoins, la guerre ayant cessé, nous pouvons désormais nous interroger sur le sens de cette baisse: le repas de fête traditionnel possède une signification communautaire importante où les individus d'un clan ou d'une famille réaffirment leur liens de solidarité à la communauté. Par souci d'économie, mais également pour acheter des "objets individuels", les ethnies procèdent alors à une diminution manifeste de la vie collective. Nous passons ainsi de la contrainte par souci d'économiser - patriotisme oblige - à la restriction par souci d'épargner l'argent en vue d'achat d'objets modernes. L'esprit communautaire recule devant la montée de l'individualisme.
Petit à petit, les ethnies minoritaires s'intègrent à la culture viêtnamienne, s'y "emboîtent" en quelque sorte, pour reprendre le terme de Levi-Strauss[3], dans un Viêt-Nam qui est lui-même entré de plain pied dans le processus de mondialisation depuis l'ouverture économique du pays en 1986. L'achat d'une télévision, par exemple, joue un rôle fondamental puisqu'elle donne à voir, à travers des émissions diverses (soaps, clips vidéo...), ce qui est Viêt, mais aussi un monde qui s'élargit à l'Asie du sud-est ou à l'Occident (films en provenance de Hong Kong, dessins animés américains...).
L'insertion s'effectue en partie à travers les échanges économiques auxquels les ethnies minoritaires participent à leur modeste niveau.
NOTES SPECIALES
Le costume traditionnel feminin Muong
Le costume féminin traditionnel (nous traitons du costume féminin car le costume masculin a disparu depuis longtemps, et les femmes ont toujours été considérées comme les garantes de la tradition) se compose de différents éléments: un fichu de couleur blanche, appelé Cai Mu enroulé tel un bandeau autour des cheveux ramenés en chignon sur le haut, un fourreau de soie noir ou indigo allant des aisselles au chevilles nommé Cai Wal accompagné d'un couvre sein et d'une veste dont les couleurs, toujours chatoyantes, varient.
L'élément le plus intéressant du costume nous semble être le Cai Wal dont le décor tissé sur le haut et formé de la réunion de trois bandes inégalement larges aux noms et motifs décoratifs propres amène à tout un système symbolique révélateur du système de valeurs identitaires des Muong:
La bande du haut, nommée Raang Kleeng est formée de motifs géométriques ou de croix dont nous nous demandons si elles ne seraient pas un motif solaire, ressemblant fortement aux housses des couvertures Thaï.
Celle du bas, le Cao est une succession de traits verticaux colorés.
Enfin, la pièce du milieu, ou Raang Chau, est la plus intéressante, la plus large et la plus décorée de motifs et de couleurs. On y trouve toutes sortes d'animaux: des cerfs, des chevreuils, des oiseaux, des poissons, des dragons et le Xoong (sorte d'animal mythique représentant un serpent à deux têtes). Tous ces animaux se suivent à la queue-leu-leu comme s'ils tournaient dans une ronde inlassable de la droite vers la gauche, correspondant au mouvement apparent du soleil.
Que dire de ce costume sinon que les symboles y sont fortement présents (voir à ce sujet notre thèse de doctorat, p.187), et que nous voudrions ici rappeler: le cervidé au pelage roussâtre que nous avons déjà rencontré dans certaines légendes Muong suggère la lumière du soleil, le dragon, symbole Thaï et Viêt, se transforme bien souvent en poisson chez les Muong et nous avons montré dans notre thèse que le couple cervidé/poisson renvoie tout comme les Viêt, à la dissociation terres basses pour l'homme, terres hautes pour la femme. Le poisson est en effet symbole de l'eau, donc féminin dans son essence, de restauration cyclique, de vie et de fécondité. Les Muong se considèrent peut-être ainsi davantage comme peuple des eaux que comme peuple des montagnes, ce qui n'est pas étonnant compte tenu de leur appartenance au groupe Viêt/Muong. Peut-être est-ce aussi la raison pour laquelle les villages Muong sont toujours construits au bord d'un point d'eau[4]. Quoiqu'il en soit, cette seule symbolique des animaux tissés sur le Raang Chau nous amène à penser que les Muong possèdent un sentiment identitaire important marqué par le royaume du Viêt-Nam mais aussi par la conscience d'une dissociation d'avec les Viêt, dans le sens où ils se considèrent comme leurs ancêtres, leur apportant une identité propre. Cependant, les symboles solaires tels que le tournoiement des animaux de droite à gauche par exemple, montre un équilibre entre le Yin et le Yang, c'est-à-dire entre l'homme et la femme, les hauteurs et les terres basses. Ce peut être aussi une référence à leur activité économique, cultivateurs des bas fonds des vallées, se situant donc en quelque sorte entre la mer et la montagne, entre les Viêt et les montagnards. Ainsi, le Muong, s'il est un homme de scission d'avec le peuple Viêt, serait aussi un homme de médiation.
Les 12 veillées funèbres chez les Muong
1.- Oraison sur la naissance de la terre et de l'eau.
2.- Oraison sur "la chasse du tigre et la coupe de l'arbre".
3.- Appel des ancêtres du mort pour préserver les vivants.
4.- Appel aux ancêtres du ciel.
5.- Plaidoirie pour que les animaux tués par le défunt ne réclament pas vengeance au roi du ciel.
6.- Le génie-patron guide le mort nouveau parmi les anciens morts qui lui procureront l'argent nécessaire à ses premières dépenses dans son nouveau monde.
7.- Demande d'une âme.
8.- Descente du génie-patron avec l'âme du mort.
9.- Promenade de l'âme.
10.- Enseignement sur le nouveau comportement à adopter par le mort.
11 et 12: nuits d'offrandes et de lamentations.
La cosmologie Muong
La cosmologie Muong est composée d'un univers à 3 niveaux répartis sur un axe vertical:
- Au milieu, c'est le Muong Pua ("terroir plat") représentant le monde des vivants. Ses frontières peuvent se distendre et inclure des régions étrangères aux "terroirs" Muong, notamment Ke Cho ("enfantement de la terre et de l'eau") qui s'ouvre sur un système de mythes d'origine, lequel sert de point de départ à des événements qu'on peut qualifier de pseudo-historiques (apparition et consolidation d'un grand domaine unifié et dont les limites englobent aussi le pays des Kon Tao, Viêt et celui des Kon Ju, Thai).
- Le Muong Kloi ("terroir du ciel") est le domaine où s'exerce l'autorité du roi du ciel, entouré de ses acolytes répondant au titre de Kem et qui sont des notables.
- Le monde du sous sol, qui n'est pas un enfer, mais un monde reproduisant le "terroir plat" en miniature, rempli de petits hommes qui se nourrissent de terre.
- De tous temps, il a existé une possibilité de communication entre ces trois mondes par le biais d'un goulot.
- Notes:
- 1.- Celles-ci possèdent une culture propre. Sans entrer dans le détail, car tel n'est pas l'objet de notre étude, disons que leur habitation est sur pilotis (contrairement aux Viêt dont l'habitation est de plain pied), leurs costumes sont très colorés (à la différence du costume sombre Viêt). Leurs coutumes de mariages ou d'enterrement sont également très différentes. Voir les "Notes spéciales" (NS) pour plus d'informations.
- 2.- J.Baudrillard, La société de consommation, Paris, Folio Essais, 1991. Voir aussi Le système des objets, Paris, Folio Essais, 1990.
- 3.- C.Levi-Strauss, Anthropologie structurale, Plon, 1974.
- 4.- Lorsque nous faisons référence à l'eau, nous entendons source, toute source appartenant à la montagne, lieu de référence des Muong.
- Références bibliographiques:
Basilico, Sandrine, mars 2001. La "Viêtcommunication" ou le processus d'insertion des ethnies Thaï et Muong dans l'Etat-Nation viêtnamien en développement, Thèse de Doctorat, Université de Nice Sophia-Antipolis.
Cuisinier, Jeanne. Les Muong, Institut d'ethnologie, Paris, 1948.
Nguyen, Tu Chi. La cosmologie Muong, l'Harmattan Paris, 1997.
- Notice:
- Basilico, Sandrine. "La mondialisation source de modification des relations sociales chez les Thaï et les Muong: le cas de la moto", Esprit critique, vol.04 no.10, Octobre 2002, consulté sur Internet: http://www.espritcritique.org