Champs de pratique de la criminologie clinique au Québec
Par Denis Lafortune
Le sens de l'adjectif "clinique" est simple: comme le rappelle le dictionnaire, il signifie "ce qui se fait au lit du malade". Mais lorsqu'il est employé substantivement ou lorsqu'il entre dans la composition d'expression telle que "criminologie clinique", surgissent des difficultés. Car chaque fois, il a des connotations différentes, rarement explicitées par les utilisateurs, sources de controverse, voire de conflits d'opinion. À l'origine l'approche clinique reposait sur l'observation du sujet "malade", une observation dégagée de tout présupposé théorique. Il y aurait lieu aujourd'hui de s'interroger sur le statut de cette subordination de la théorie à l'observation. En effet, lorsque la criminologie clinique actuelle entre en crise, c'est souvent pour des questions de rapport entre les théories et les observations, entre l'idéal d'objectivité et les "approches" des thérapeutes. C'est aussi pour des questions de rapports entre la rigueur et le versant "artistique" des pratiques. Car la criminologie clinique repose bien entendu sur des pratiques: l'évaluation, l'établissement du pronostic, la mise en place des interventions ainsi que l'étude des contextes qui les encadrent. C'est précisément sous l'angle des pratiques, des champs, milieux et contextes d'intervention que nous tenterons, dans ce texte, de décrire brièvement et simplement l'intervention criminologique au Québec. Six de ces milieux de pratiques seront ici discutés.
Les établissements pour mineurs (Les Centres Jeunesse)
La mission des Centres Jeunesse du Québec consiste à offrir les services de nature psychosociale, y compris d'urgence sociale, requis par la situation d'un enfant ou d'un adolescent en vertu de la Loi sur la protection de la jeunesse et/ou de la Loi sur les jeunes contrevenants. Ces institutions interviennent également qu'en matière de placement d'enfants, de médiation familiale et d'expertise à la Cour sur la garde d'enfants et l'adoption. La population qui fréquente de tels établissements est constituée essentiellement d'enfants abandonnés, négligés, maltraités, abusés ou présentant à l'occasion des troubles de comportement (ex: délinquance, prostitution, comportement suicidaire, actes violents). Parmi ceux-ci se trouvent les Jeunes contrevenants, des adolescents de 12 à 18 ans dont la délinquance a un caractère sérieux ou répétitif. Ces derniers peuvent faire l'objet d'une mise sous garde en attente de procès, d'une ordonnance de garde discontinue (les soirs et fins de semaine), ou encore de mise sous garde ouverte ou fermée.
Auprès de cette population, le criminologue clinicien rédige les rapports d'évaluation pré-décisionnelle pour le juge et témoigne au Tribunal de la jeunesse. Il met en application l'ordonnance émise par le Tribunal et assume la surveillance requise pour s'assurer que l'adolescent se conforme à l'ordonnance, tout en apportant l'aide qu'il estime appropriée. Le criminologue clinicien qui oeuvre en Centres Jeunesse y rencontre aussi des parents, souvent de jeunes mères célibataires qui éprouvent des difficultés à assumer de façon autonome leur rôle de parent, des parents en instance de séparation et de divorce, des parents qui se disputent la garde des enfants, des adultes postulant à l'adoption, des jeunes ou des adultes désireux de retrouver leurs parents biologiques.
Les établissements pour adultes (prisons, pénitenciers et maisons de transitions)
Dans les établissements carcéraux (prisons et pénitenciers) pour détenus adultes, le criminologue assure d'abord les services d'évaluation et d'orientation. Cette évaluation porte sur tous les aspects de la problématique criminelle, aussi bien sur les plans de la psychologie, de la criminologie que des perspectives scolaires et professionnelles. Deux évaluations initiales permettent de cerner les facteurs criminogènes reliés au risque. En général, la période d'évaluation dure environ 6 semaines.
Les Centres correctionnels communautaires comptent aussi sur l'intervention des criminologues cliniciens. Ces Centres sont considérés comme des pénitenciers à sécurité minimale permettant aux délinquants de faire la transition entre l'incarcération et la liberté totale. Il s'agit de maisons de transition offrant un service d'hébergement et d'aide aux délinquants tout en favorisant leur réintégration sociale. Le programme est conçu de façon à inciter les résidents à se trouver un emploi ou à reprendre des études. Lorsque des résidents nécessitent des services spécialisés, ils sont mis en relation avec des ressources extérieures.
En autre, plusieurs praticiens interviennent à titre d'agent de libération conditionnelle dans la communauté. Le programme de surveillance de mise en liberté permet d'effectuer un contrôle au moyen de contacts réguliers avec le délinquant, les personnes de son entourage et les corps policiers, et de fournir l'aide appropriée autant que de besoin. On assure un soutien aux délinquants sous liberté en les référant à des services communautaires et de placement, des services psychologiques, des programmes relatifs à la violence conjugale et familiale, à la toxicomanie et à la délinquance sexuelle, des programmes de traitement de la santé mentale et des programmes d'emploi et d'éducation. Le criminologue évalue les risques et les besoins des délinquants pour déterminer le niveau de supervision nécessaire à chacun. Il intervient activement en surveillant et conseillant, tout en maintenant une évaluation continue du risque et des besoins des délinquants pour les aider à devenir des citoyens respectueux des lois.
L'interface psychiatrie / justice
L'intervention criminologique peut aussi côtoyer aussi la psychiatrie légale. Ainsi, l'Institut Philippe Pinel et le Centre régional de Santé mentale se définissent comme des centres de traitement pour prévenus, détenus ou personnes non criminellement responsables pour cause de troubles mentaux, dont l'état nécessite à la fois des traitements psychiatriques et un milieu sécuritaire. L'hôpital psychiatrique de Bordeaux a été fondé à Montréal en 1927. Plusieurs malades dont on ne pouvait contrôler le comportement antisocial, agressif, violent, et dangereux furent transférés à cet hôpital qui dépendait alors du ministère de la Justice. En 1962 fut créé l'Institut Philippe-Pinel et en 1993 fut inauguré l'Unité régionale de Santé mentale, maintenant Centre régional de Santé mentale. Les tribunaux peuvent s'y adresser pour divers types d'expertises concernant notamment l'aptitude à subir un procès (lorsqu'on soupçonne qu'un prévenu d'être trop perturbé pour mener sa défense ou que la personne ne saisit pas la portée de son délit) et la non-responsabilité pénale au moment de la commission du délit.
Le réseau de l'intervention en toxicomanie
Depuis quelques années, un réseau spécialisé en intervention auprès des toxicomanes s'est constitué au Québec. Les programmes de ces Centres sont offerts à tous ceux, qu'ils soient au chômage ou engagés dans des études ou sur le marché du travail, qui voient leur situation détériorée ou mise en danger par leur consommation de drogue. Les services offerts vont de la psychothérapie individuelle et familiale aux activités communautaires, aux groupes d'apprentissage et aux ateliers de loisirs et de relaxation. On inclut souvent dans cette démarche les conjoints et les parents afin de modifier plus efficacement les éléments du système familial qui contribuent au maintien de la toxicomanie: attentes mutuelles des membres de la famille, préjugés, habitudes et attitudes qui nuisent à la qualité des relations interpersonnelles.
L'intervention communautaire
Né au début des années 60 avec les premiers comités de citoyens dans les quartiers populaires urbains, le mouvement communautaire au Québec s'est développé sous des formes variées et originales. Le mouvement communautaire s'est démarqué dès sa naissance des pratiques professionnelles traditionnelles en sciences sociales. Dans cette perspective, il cherche à proposer des alternatives non-institutionnelles aux problèmes sociaux et à redonner du pouvoir à ceux qui les vivent afin qu'ils développent leurs propres solutions.
Dans le domaine de l'intervention criminologique, cette conception exige de poser le problème de la délinquance et de la criminalité non pas principalement comme une résultante de la mésadaptation sociale des individus mais plutôt comme une résultante de la marginalisation sociale et économique et psychologique de larges pans de la population d'une communauté donnée. Cette alternative de l'approche clinique traditionnelle propose la recherche de solutions collectives aux problèmes vécus par un ensemble de partenaires d'une même communauté (géographique, ethnique, etc.). Elle vise à redonner du pouvoir à cette communauté ou, le cas échéant à le recréer, afin qu'elle puisse développer ses propres solutions. L'approche communautaire est globale. Elle s'oppose au morcellement des individus par typologie de problématiques. Elle est volontaire et les individus y adhèrent librement. Elle est collective et propose la recherche de solutions par le groupe. Elle vise à briser l'isolement et à transformer les modes traditionnels de solutions compétitives en modes de coopération. Elle est axée sur "l'empowerment", visant à redonner du pouvoir à ceux qui n'en ont pas, dans une perspective de justice sociale.
Les criminologues de cette orientation peuvent s'engager auprès des sans-abri ou devenir des "travailleurs de rue". Ils tentent d'agir sur différentes problématiques: itinérance, fugue, consommation abusive de drogues ou d'alcool, délinquance, isolement social, maladies transmises sexuellement, etc. Ces groupes visent habituellement à dépister les jeunes en difficulté, rendre accessible les ressources communautaires et institutionnelles, référer et/ou accompagner les jeunes vers les ressources appropriées, assurer un suivi aux jeunes qui refusent de recourir à d'autres ressources, développer une présence significative et constante dans les milieux, répondre à des besoins ponctuels: vêtements, premiers soins, échanges de seringues, repas légers, etc.
L'intervention auprès des victimes d'actes criminels
Un dernier volet de la criminologie clinique s'intéresse à la pratique clinique auprès des victimes d'actes criminels. En effet, les personnes victimes de violence conjugale et familiale doivent non seulement faire face à une situation de vie difficile, mais elles doivent également composer avec la complexité du système de justice. Elles sont souvent laissées à elles-mêmes quand elles doivent affronter le processus judiciaire. Elles sont peu ou pas informées, ne comprennent pas le pourquoi des remises, des mesures sentencielles, les conditions de remise en liberté, etc. Il s'agit d'un processus long, exigeant et qui fait naître beaucoup d'anxiété. Certains programmes ont été mis en place pour pallier de telles lacunes: information de base sur le système judiciaire, accompagnement dans les démarches liées à la plainte, au témoignage ou à la comparution en Cour et interventions en situation de crise.
Pour une analyse de la criminologie clinique à partir de ses pratiques
Il est bien sûr que chaque clinicien fonctionne selon une certaine théorie de l'intervention plus ou moins explicite qu'il a édifié à partir d'une orientation préférentielle, prise dès le début ou quelques fois en cours de route. Toutefois, il nous semble que l'approche clinique est indissociable des conditions de sa pratique. L'un de ses caractères spécifiques est la démarche pragmatique et non-dogmatique qu'elle exige. C'est pour cette raison que nous croyons qu'une bonne connaissance de la criminologie clinique et l'amorce d'une réflexion critique la concernant suppose que l'on cerne d'abord les milieux et conditions qui entourent sa pratique. C'était notre objectif, dans ce court texte, de présenter l'intervention criminologique qui se pratique au Québec.
Denis Lafortune
Professeur adjoint École de criminologie Université de Montréal.
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- Notice:
- Lafortune, Denis. "Champs de pratique de la criminologie clinique au Québec", Esprit critique, vol.04 no.01, Janvier 2002, consulté sur Internet: http://www.espritcritique.org