Esprit critique - Revue électronique de sociologie
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Vol.04 No.01 - Janvier 2002
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Numéro thématique - Hiver 2002
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La criminologie: genèse, auteurs et histoire: ou le récit d'une discipline en devenir
Sous la direction de Pascal Cojean
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Articles
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Les positivistes italiens et leurs successeurs: le substantialisme, passé et présent
Par Morlhach Moriquendi

      La criminologie est la discipline qui étudie le crime ou le criminel en adoptant les méthodes d'autres sciences. La criminologie est-elle une science? Pour certains oui, pour d'autres non. Le débat sur le statut épistémologique de la criminologie n'est toujours pas clos. Pour certains, la criminologie n'existe même pas. La petite histoire de la criminologie qui sera développée ici montrera que la criminologie s'est plus ou moins orientée vers les disciplines qui la constituent. Il faut dès à présent préciser que cette petite histoire de la criminologie comprendra nombres de raccourcis et d'omissions qu'il est impossible d'éviter lorsque l'on dispose de si peu d'espace pour écrire. L'intérêt pour l'un ou l'autre des objets d'étude de la criminologie remonte à l'antiquité. Nous commencerons, un peu arbitrairement, par l'École classique.

Les précurseurs: l'École classique

      Cette école aura néanmoins une influence prépondérante sur la justice pénale de l'après révolution et influencera la justice pénale. Toute la logique de cette école repose sur les présupposés suivants:

  • L'homme recherche le plaisir et veut éviter les désagréments.
  • L'homme est doué d'un libre-arbitre.
  • L'homme réfléchit rationnellement. Il analyse les conséquences de ses futures actions avant d'agir.

          Cela induit les conséquences suivantes au niveau de la justice pénale:

  • Tous les hommes étant égaux, la justice doit être égale pour tous.
  • La loi doit être écrite et codifiée afin que l'homme rationnel puisse prendre ce facteur en considération avant d'agir. A contrario, la peine ne pourra être appliquée que si une loi écrite existe.
  • Les peines doivent être humaines et proportionnées.

          On peut formuler les critiques suivantes: en réalité, les citoyens ne sont pas égaux entre eux. De même, les délinquants ne se valent pas tous. Il y a, par exemple, des délinquants primaires et des récidivistes. En outre, dans une telle logique, le système pénal devient une fin en soi. Il ne parvient pas à réformer les individus.

          En réaction à ces critiques, on instaurera les maxima et les minima des peines dans les codes. On instaurera aussi les circonstances atténuantes afin de mieux tenir compte des caractéristiques spécifiques du délinquant.

    Les précurseurs de la criminologie: les positivistes

          Lombroso (1835-1909)

          L'un des plus éminents membres cette école fut Cesare Lombroso. Médecin légiste, Lombroso tentera de corréler des caractéristiques physiques de détenus avec leur nature criminelle. Un jour, il découvrira sur le crâne d'un criminel deux fosses. Ces fosses se retrouvent également chez les primates. Il en déduira que la nature criminelle humaine provient d'une résurgence de caractéristiques primitives chez l'individu. C'est l'atavisme criminel: une dégénérescence de l'individu. Le criminel atavique est une erreur de l'évolution. Lombroso affirmera que 70% des criminels sont ataviques. Sous l'influence de Ferri, il réduira sa proportion à 40%.

          Au sens du Darwinisme, il y a effectivement des atavismes positifs. L'expression "atavisme criminel" pourra être utilisé pour éviter toute confusion. Notons que Lombroso est un peu coincé entre les concepts du Darwinisme et le fantasme du progrès tel que qu'envisagé au moment de l'apparition de l'Etat social. Dans ce cadre social, tout retour au passé est perçu comme négatif. Ainsi, Lombroso dit: "En 1870, je poursuivais depuis plusieurs mois dans les prisons et les asiles de Pavie, sur les cadavres et sur les vivants, des recherches pour fixer les différences substantielles entre les fous et les criminels, sans pouvoir bien y réussir: tout à coup, un matin d'une triste journée de décembre, je trouve dans le crâne d'un brigand toute une longue série d'anomalies atavistiques, surtout une énorme fossette occipitale moyenne et une hypertrophie du vermis analogue à celle que l'on trouve dans les Vertébrés inférieurs. A la vue de ces étranges anomalies, comme apparaît une large plaine sous l'horizon enflammé, le problème de la nature et de l'origine du criminel m'apparut résolu: les caractères des hommes primitifs et des animaux inférieurs devaient se reproduire de nos temps" (Lombroso, 1908, p. XXXII)

          Lombroso sera le premier à introduire la démarche scientifique en criminologie. Sa démarche présente quelques lacunes:

  • Elle est inductive: il généralise à partir de quelques cas.
  • Son échantillon de départ est biaisé: il ne travaille que sur des criminels. Or, il aurait fallu vérifier si cette résurgence de caractéristiques primitives n'existait pas également chez des individus non-criminels.

          L'idée du criminel-né sera remise en cause par Goring, en 1913, qui, après avoir à son tour examiné des milliers de criminels, conclura qu'il n'existe pas de type physiologique du criminel. L'influence de Lombroso en sera fortement réduite.

          Garofalo (1852-1934)

          Contrairement à Lombroso qui privilégie l'approche biologique, Garofalo privilégiera une approche psychologique et sociologique. Il établira une typologie des délinquants et proposera un traitement pour chaque catégorie de délinquants. Il cherchera à définir le délit naturel: les actes auxquels tous les peuples tout au long de l'histoire de l'humanité ont attaché une réprobation sociale. Il s'agit des offenses faites à deux sentiments altruistes indispensables à la vie en société: la pitié (atteintes aux individus) et la probité (atteintes aux biens).

          Ferri (1856-1929)

          Il met l'accent sur le milieu. Il donne une importance prépondérante à l'intention et au mobile qui permet de juger de l'anti-socialité de l'acte. Ferri proposera une nouvelle classification de délinquants:

  • le criminel-né,
  • le criminel passionnel (criminel passionnel est le terme utilisé par Ferri),
  • criminel dément.

          Il soulignera aussi la distinction entre criminels occasionnels et criminels récidivistes. En 1896, lors du 4ème congrès d'anthropologie criminelle, Ferri expliquera que dans tous les délits intervient un déterminisme multifactorialiste. Ce déterminisme se compose de 3 éléments:

  • des facteurs anthropologiques,
  • des facteurs physiques du milieu,
  • des facteurs sociaux.

          C'est dans ce contexte que Sheldon et Eleanor Glueck publieront leur ouvrage "Unraveling Juvenile Delinquency", en 1950. Ils essaient de mettre en avant les facteurs permettant de distinguer les délinquants des non-délinquants. L'analyse étudiera des facteurs bio-psycho-sociaux et sera probablement une des études les plus poussée sur l'étiologie criminelle. Toutefois elle sera fortement critiquée: 77% des non délinquants sont prédits comme de futurs délinquants, l'échantillon de départ est mal constitué et l'étiquetage de "futurs délinquants" risque d'enfermer les jeunes dans ce rôle.

    Mise à mort du substantialisme

          Déjà analysé sous le seul angle substantialiste, les lacunes sont nombreuses: le droit pénal est considéré comme donné, le crime existe en soit et le délinquant est délinquant par nature. Or si ces études sont parvenues à mettre quelque chose en évidence, c'est l'imprédictibilité du caractère humain.

          Un autre élément de la mise à mort du substantialisme est l'influence sociologique. Les partisans de l'hypothèse constructiviste mettent très rapidement en évidence l'importante influence du milieu dans la problématique de la criminalité. De même, il apparaît évident que c'est la loi qui crée le crime. S'il n'y a pas de loi, le comportement ne peut être considéré comme criminel: nulla poena sine lege.

          Les interactionistes qui travaillent sur les mécanismes sociaux de rejet, les interactions sociales d'individus et de groupes, la constitution de sous-groupes anti-conformistes élargissent également le champ d'étude par rapport aux substantialistes: l'origine de la délinquance n'est pas à chercher dans le seul délinquant.

    Les soubresauts du substantialisme

          Le néo-positivisme (1975)

          Ce mouvement définit la criminologie comme une science bio-sociale. Ils proposeront la réalisation d'études psycho-sociologiques, endocrinologiques, psychophysiologiques et neuropsychologiques.

          À nouveau, ils considèrent le droit pénal comme donné et oublient que c'est lui qui crée le crime. Ils présupposent de nouveau que l'origine de la criminalité ne se trouve que chez le seul délinquant.

          Le clivage Amériques/Europe

          L'Europe est restée assez fidèle au paradigme constructiviste (la loi crée le crime). Les Amériques restent, quant à elles, assez attachées au paradigme substantialiste. Bien qu'historiquement multiculturalistes, ces sociétés américaines ont toujours eut tendance à replonger dans le substantialisme. Des récentes recherches visant à trouver un gène de la criminalité ou une composante raciale de la criminalité illustrent cette tendance. La politique criminelle est un élément électoral majeur, aux USA. Elle représente également une forme de politique sociale. Le taux de chômage, pendant la présidence de Clinton, s'effondrait tandis que la population carcérale augmentait dans les mêmes proportions. Les mesures répressives sont d'autant plus faciles à faire accepter si on laisse entendre que le criminel est "différent" de l'homme "moyen".

          Cette tendance apparaît peu à peu en Europe, depuis que la politique criminelle se durcit. Elle permet aussi d'occulter d'autres problèmes sociaux et de tenter de récupérer le terrain perdu sur l'extrême-droite.

    La dernière mode: le profiling (début en 1958 par l'agent spécial l'agent spécial Ressler du FBI)

          Cette "méthode", mise aux points aux États-Unis, consiste à dresser un profil psychologique de criminels. Basée sur ce qui se fait en psychiatrie pour établir des critères diagnostics, le profiling définit un profil moyen d'un type de criminel. Statistiquement, le tueur en série sera un individu masculin de race blanche. Cet élément sera un des éléments du profil.

          Extrêmement en vogue, cette "technique" appelle néanmoins un certain nombre de critiques.

  • Risque de biais statistiques: par exemple, il a été expliqué plus haut que le tueur en série est généralement un individu de sexe masculin de "race" blanche. En utilisant la technique du profiling, la justice risque fort de passer à côté du tueur en série féminin ou d'une autre "race". Ainsi, cet individu ne rentrera pas dans les statistiques, augmentant ainsi la proportion d'homme blanc dans le groupe. Au fil du temps, la technique du profiling va ainsi sélectionner des individus qui vont venir renforcer la prédominance statistique.
  • Le fantasme de la prédiction: à partir du moment où un profil est définit, la tentation est grande de s'en servir comme outil de prédiction. Si une personne rentre dans un profil, beaucoup en déduiront hâtivement qu'elle va commettre le type de délit lié au profil. Les Gluecks l'avaient tenté et la conclusion reste la même: l'humain est imprédictible.
  • Inutilité dans l'enquête: le profil d'un individu ne sert pas dans une enquête. Il permet juste de délimiter la recherche des suspects à un groupe, avec le risque de biais évoqué au point précédent. Une enquête ne pourra avancer qu'à partir d'indices ou de preuves. Pour cela, la criminalistique apportera infiniment plus de résultats que le profiling. Le seul intérêt du profiling est de mieux orienter un interrogatoire. Mais un interrogatoire ne peut se dérouler que si une personne est suspectée. Et pour suspecter une personne, on en revient aux indices...
  • L'utilisation en justice: si le profiling est déjà peut utile lors de l'enquête, il ne peut en aucun cas constituer une preuve en justice.
  • Le mot de la fin

          Cette petite présentation du substantialisme a eut pour simple but de donner des éléments de réflexions au lecteur à propos de cette vieille idée (pour ne pas dire fantasme) selon laquelle le délinquant serait un individu "anormal", différent du reste des hommes. Si ce modeste but est atteint, le lecteur aura la joie de savoir qu'il en sait maintenant certainement plus que ceux qui doivent mettre en place la politique criminelle.

    Morlhach Moriquendi
    Criminologue et Jureur

    Notice:
    Moriquendi, Morlhach. "Les positivistes italiens et leurs successeurs: le substantialisme, passé et présent", Esprit critique, vol.04 no.01, Janvier 2002, consulté sur Internet: http://www.espritcritique.org
     
     
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