Esprit critique - Revue électronique de sociologie
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Vol.03 No.10 - Octobre 2001
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Numéro thématique - Automne 2001
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Les rapports sociaux sur Internet: analyse sociologique des relations sociales dans le virtuel
Sous la direction de Jean-François Marcotte
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Articles
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La force des communautés virtuelles: créer en ne s'actualisant pas
Par Jacques Daignault

1. Contexte

      En juin 2000, une centaine d'universitaires provenant d'une trentaine de pays se sont retrouvés à Baton Rouge, en Louisiane, pour créer une association internationale: the International Association for the Advancement of Curriculum Studies (IAACS)

      Créer une association internationale du type IAACS pose plusieurs défis de communication. Il y a bien sûr la question du langage, on y reviendra. Mais il y a d'abord l'enjeu d'une communauté à créer, une communauté qui soit virtuelle, mais réelle. L'association n'exige pas de frais d'adhésion pour les individus et demande aux associations membres un effort financier minimal, juste de quoi payer les frais d'administration. Aussi, il est prévu une rencontre aux trois ans, et il est également précisé que toute personne qui a été présent à une des rencontres triennales conserve son droit de vote pour une décade. C'est donc dire que le mode présentiel n'est pas le mode de rencontre usuel de l'association. Il faudra donc que les membres apprennent à communiquer à distance et apprennent également à vivre l'expérience d'une communauté avec très peu de contacts face-à-face.

      Cet enjeu là n'est pas nouveau. On parle de communautés virtuelles surtout depuis l'émergence d'Internet, mais elles existaient bien avant. Stone (Proulx & Latzko-Toth, 2000:109) en recense au moins quatre époques: les communautés scientifiques et intellectuelles nées avec l'université, les publics de la radio, ceux de la télévision et enfin les usagers des MUD (Multi-Users Domains). Anderson (Proulx & Latzko-Toth, 2000:112) évoque pour sa part le journal quotidien pour expliquer en partie l'émergence de communautés nationales dont les membres feraient l'expérience de la simultanéité - à distance - dans l'acte même de lire "l'actualité". Il n'est dont pas nécessaire d'utiliser Internet pour créer et entretenir une communauté virtuelle.

      IAACS a néanmoins choisi ce moyen là pour animer l'essentiel de ses activités. Il n'est pas exclu de recourir à d'autres technologies - comme des lettres ordinaires à la poste et un bulletin imprimé de nouvelles - là où l'Internet n'est pas disponible ou est difficilement accessible. Mais les échanges, le scrutin et la publication de nouvelles, voire la création d'une revue professionnelle - en gros les principales, sinon toutes les activités de l'association se dérouleront via Internet pour la très grande majorité des membres. Le courriel, les forums et les listes de discussion ainsi qu'un portail interactif de nouvelles et d'échanges d'information sont les principaux outils envisagés à ce jour. Et la publication d'une revue électronique est un projet en gestation qui pourrait bientôt prendre forme, d'autant que les deux premières rencontres ont déjà été l'objet de publications en ligne sur le site de Lousiana State University.

      Les raisons de ce choix technologique sont d'ordres pratique et économique avant tout. Les membres visés, surtout des universitaires, des étudiants gradués et des professionnels en curriculum, ont déjà, pour la plupart, intégré plusieurs des outils mentionnés, en particulier le courriel et les navigateurs Web, à leur vie professionnelle. Ce sont des outils accessibles dans la plupart des universités, des bureaux gouvernementaux et dans différents lieux publics - par exemple des cafés Internet - et ce, non seulement dans les pays industrialisés, mais également dans plusieurs pays en voie de développement. Ce sont des outils relativement polyvalents: on peut communiquer aussi bien de manière synchrone qu'asynchrone et utiliser des interfaces en mode texte aussi bien que multi-média. Et tout cela à un moindre coût comparé au prix de la poste (pour des envois volumineux et massifs), de l'impression papier (un bulletin et une revue coûte assez cher à publier) et du téléphone et de la télécopie. Il y a bien sûr de grandes disparités dans les vitesses et les facilités d'accès, de même que dans les contrôles et la surveillance qu'exercent certains États. Des disparités qui pourraient rendre difficiles, voire impossibles, la participation de certains pays à l'association. C'est là une question difficile et non résolue que l'association devra problématiser davantage. Mais comme on le verra un peu plus loin, il existe des solutions à peu de frais pour accélérer l'informatisation des régions du monde encore exclues. La question est de moins en moins d'ordre technologique et économique, que politique. Et l'association pourra facilement publier sur le Web différents formats adaptés aux bandes passantes des usagers, en prévoyant par exemple une lisibilité de tous les documents via un navigateur en mode texte.

      Cela dit, plusieurs décisions restent à pendre, au plan des technologies, qui pourraient être déterminantes sur les orientations mêmes de l'association. L'Internet est une technologie complexe et comporte "favor" et "telic inclinations" pour reprendre l'expression de Ihde (Burch, 2000:10). Il est en effet raisonnable d'affirmer que "Technologies transform our experience of the objects in the world non-neutrally." (Ihde, 1994:7). Plusieurs auteurs n'hésitent pas d'ailleurs à parler d'hybrides (Harraway, 1997; Latour, 1987; Fountain, 2001) concernant les liens entre l'humain et les nouvelles technologies, au sens d'une destinée commune. Or qu'en est-il de l'hybride IAACS-Internet?

2. Communauté et virtualité

      La mission de l'association est résumée dans la constitution.

Our hope, in establishing this organization, is to provide support for scholarly conversations within and across national and regional borders about the content, context, and process of education, the organizational and intellectual center of which is the curriculum.[1]

      Rien n'indique ici qu'il faille créer une communauté, plutôt qu'un réseau, un collectif, une société, ou tout autre concept appartenant au voisinage sémantique d'une association internationale; rien n'indique non plus si l'association désigne une communauté ou un réseau ou si elle l'imagine et l'appelle. Se pose néanmoins la question des "telic inclinations" d'Internet comme outil de développement et d'animation de l'association. On ne voudrait pas présumer de l'avenir de cet hybride en examinant son rapport avec la création d'une communauté virtuelle (ou de toute autre expression de la même famille), mais on voudrait montrer que la question se pose, d'entrée de jeu, de savoir si c'est cela qui est créé et surtout: qu'est-ce que cela veut dire?

      Proulx et Latzko-Toth (2001) ont particulièrement bien montré la difficulté de définir le concept de "communauté virtuelle". À partir des principaux écrits sur le sujet, ils ont retenu trois grandes approches de la virtualité. Les deux premières s'appuient sur une séparation du virtuel et du réel: une vision péjorative du virtuel entendu comme imitation dégradée du réel, comme simulacre - l'effet Disneyland, par exemple - et une vision enthousiaste dans laquelle le virtuel viendrait nous libérer des contraintes de la matière, de l'espace et du temps - l'utopie communautaire à l'échelle du monde... Cette dichotomie entre le virtuel et le réel est simpliste et contestable, on le verra. Mais surtout, lier le virtuel au progrès de la technologie - ce que suggèrent ces deux premières approches en faisant coïncider l'irruption du virtuel avec le progrès technologique - c'est interpréter les "telic inclinations" de la technologie comme véritable déterminisme, transformer la "tendance" en fatalité. La troisième approche, largement fondée sur les travaux de Deleuze, propose au contraire que le virtuel n'est aucunement tributaire du progrès technologique, car "la vie quotidienne est toujours-déjà une réalité virtuelle" (Doel et Clarke, cités par Proulx & Latzko-Toth, 2001:103). Pour Deleuze le virtuel ne s'oppose par au réel, mais à l'actuel[2]. Il y aurait véritable hybridation (l'expression est de Proulx & Latzko-Toth, 2001:104) du réel et du virtuel.

      Or si le concept de virtualité est complexe, celui de communauté ne l'est pas moins. Après avoir montré la difficulté de maintenir la distinction classique établie par Tönnies entre communauté et société, après avoir rappelé les principales reconceptualistations du concept de communauté issues du constructivisme (la communauté est un fait d'abord imaginé) et de la critique littéraire (en particulier la référence aux "communautés interprétatives" et aux "pratiques de lecture"), après avoir présenté les parentés conceptuells, mais également les différences, entre communauté, public et réseau social, les auteurs font montre de prudence à l'égard d'une définition du concept de communauté ou du terme plus générique de collectif. Ils arrivent néanmoins à conclure à l'existence de quelque chose qui pourrait s'appeler une communauté virtuelle.

      Enfin, l'expression "communauté virtuelle" jouirait d'une sorte de référent réel, qui serait apparue dans une synthèse entre la fascination qu'exerce de plus en plus la virtualité sur l'imaginaire des prophètes et des professionnels du numérique, et le terme "community on line" introduit par les créateurs d'ARPANET. Si le virtuel, au sens de Deleuze, n'est pas tributaire du progrès technologique et en particulier des NTIC et de l'Internet, l'expression "communauté virtuelle" désignera tout de même avant tout ces nouvelles formes de collectifs qui serait en train d'être inventés sur et autour d'Internet.

      Nous ne savons toujours pas grand chose de ces communautés dont le statut demeure problématique, et l'avenir inconnu. En fait, elles seraient comme en train de naître. Il n'est donc pas surprenant que s'opposent assez farouchement deux grandes croyances, dont l'une ou l'autre - sinon même les deux, à divers degrés - pourraient s'avérer justes. Parlons en fait de deux horizons - utopie et contre-utopie - venant moduler les appréciations des uns et des autres concernant les effets d'Internet sur le tissu social ou communautaire. Selon que je regarde vers l'horizon du pire ou du meilleur, j'exprimerai, à l'endroit d'Internet, plutôt des réserves - pouvant aller jusqu'à la condamnation - ou témoignerai de l'encouragement - pouvant aller jusqu'à l'exhaltation.

      Mais voilà, le train est lancé: l'hybride IAACS-Internet est en marche. Ce qui nous intéresse maintenant est son devenir en tant que communauté virtuelle. Et nous pensons que les nuances de la troisième approche de la virtualité dégagée par Proulx & Latzko-Toth, et fondée sur le travail philsophique de G. Deleuze, pourront nous aider à suivre la naissance ou l'avortement d'une communauté virtuelle vouée au développement du curriculum à l'échelle internationnalle.

3. Les tendances implicites dans toute technologie

      On pourra mieux distinguer maintenant la création d'une association internationale comme IAACS et celle d'une communaté virtuelle telle que l'hybride IAACS-Internet pourrait faire naître. Pour être plus précis, disons que les hybrides ne sont pas les mêmes - et leurs créations ou leurs effets ne seront pas non plus les mêmes - selon qu' IAACS se développe avec les "technologies" plus traditionnelles que sont les congrès et les publications- papiers, ou qu'elle progresse sur et autour d'Internet. Et quand nous disons "créations ou effets" nous pensons à l'essentiel: ce qui définit l'être même de l'hybride; et non pas des effets accessoires. Nous n'avons pas maintenant les moyens de connaître ces effets et encore moins d'en distinguer l'essentiel de l'accessoire. Mais nous pensons pouvoir dégager des tendances, en saisir quelques enjeux et en tirer quelques conséqueces à l'égard desquelles les membres de l'association seront appelés à prendre des décisions, dont les débats et les effets qu'elles produiront pourraient être déterminantes sur le développement d'une communauté virtuelle.

      Nous avons, pour assoir notre position concernant la non-neutralité de la technologie, référé plus tôt à la notion de "telic inclinations" d'Ihde (1994) et à ses parentés épistémologiques rencontrées ches Serres[3] Harraway ou Latour. Nous irons un plus loin maintenant en explicitant cinq règles que nous avons dégagées de différentes analyses du mouvement des technologies en général et de l'Open Source en particulier

  1. Toute technologie est porteuse de tendances assez fortes concernant son usage,

  2. ces tendances entrent en relation avec les intérêts que poursuivent les collectifs ayant recours à ces technologies,

  3. cette interrelation est porteuse de tensions créatrices et/ou destructrices des effets anticipés,

  4. les collectifs aux prises avec ces tensions n'en sont pas forcément conscients,

  5. la mise en lumière des ces interrelations et de ces tensions est souvent l'effet inattendu d'une écologie plus générale des collectifs.

      Nous avons, afin d'étayer ces règles, choisi comme objet d'analyse le mouvement de l'Open Source. Il y a des raisons théoriques, mais également des motifs politiques derrière ce choix. Et nous aimerions que la théorie viennent éclairer les enjeux politiques à l'égard desquels nos décisions demeurent politiques. Disons enfin qu'il y a une contrainte, voire une nécessité à privilégier l'Open Source comme objet d'analyse: les outils Internet que l'IAACS va utiliser en sont issus; c'est une décision politique que nous ne cherchons pas à justifier, mais que nous souhaitons problématiser afin d'en éclairer les enjeux.

      Nous avons donc choisi le mouvement de l'Open Source pour au moins trois raisons.

  1. La première est, disons, de méthode. Notre "objet questionné", pour parler le langage d'Heidegger, c'est la communauté virtuelle issue de l'hybride IAACS-Internet. Or question de méthode, on ne peut pas questionner l'inconnu, il faut donc un témoin fiable, un hybride qui aurait déjà livré des réponses à nos questions, mais dans un autre contexte. Nous cherchons un "objet interrogé" dont on pense qu'il est assez proche de notre objet questionné pour nous faire avancer dans la question. Nous cherchons donc un hybride composé de colletifs et d'Internet qui aurait déjà créer une ou des communautés virtuelles. Au moins deux analyses de l'Open Source, l'une très connue et largement débattue, et l'autre rigoureuse et très articulée nous ont convaicu que l'Open Source constituait un excellent candidat à "interroger".

  2. La deuxième est de pratique de lecture. Quelqu'un qui ne connaît pas les débats entourant l'Open Source ne voit pas forcément l'intérêt d'y consacrer une attention toute particulière dans l'analyse du recours à Internet. Ainsi, même si les outils Internet d'IAACS sont issus de l'Open Source, il ne lui apparaît pas plus nécessaire d'analyser l'Open Source que d'analyser les fabriquants de puces électroniques ou les fournisseurs d'accès à Internet. Par contre, quiconque fréquente régulièrement les sites Internet et l'actualité entourant les débats autour de l'Open Source ne peut pas ignorer les contradictions au moins apparentes entre d'une part les logiciels propriétaires et commerciaux et d'autre part l'éducation comme bien public. Or il se trouve que la décision d'utiliser Internet pour le développment de l'IAACS s'est fait par des gens informés de ces débats et actifs dans la promotion de l'Open Source.

  3. La dernière raison est de corpus et d'accessbilité. La quantité, la diversité et la qualité des informations disponibles concernant l'Open source permettent des études rafinées du mouvement, comme le démontre le texte de Tuomi (2001) sur le phénomène Linux.

4. Le mouvement du logiciel libre

      On trouve sur Internet plusieurs sites en français relatant le développement du logiciel libre et en précisant les fondements philosophiques. On consultera notamment le site de la Free Software Foundation et celui de l'Association pour la promotion et la recherche en informatique libre APRIL.

4.1 Quelques modèles d'analyse

4.1.1 Raymond (1997)

      Le bazar et la cathédrale. L'ordre qui émerge du désordre. Mais surtout le récit de Fetchmail, qui illustre bien le modèle. Raymond va proposer plus d'une dizaine de règles ou de "théorèmes[4]" pour étayer sa thèse.

4.1.2 Contre Raymond (Bezroukov, 1999)

      Bezroukov est très critique de Raymond et croit que la métaphore du bazar est non seulement simpliste, mais fausse. Il attribue aux leaders de l'Open Source une force de leadership qui en font de véritables architectes de cathédrales. Mais surtoute Bezroukov croit inutile de chercher ailleurs que dans l'histoire des sciences appliquées un modèle pour expliquer le succès de l'Open Source.

4.1.3 Pour Raymond (Guerry, 2001)

      Guerry est un doctorant français qui a publié une proposition de thèse sur l'innovation technologique qu'il se propose d'illustrer à partir du cas de l'Open Source. Il donne beaucoup de crédit à Raymond, pas tellement à sa métaphore du bazar mais à plusieurs des règles qu'il reprend pour son compte dans une typologie prometteuse inspirée des travaux de Flichy. D'après ce dernier toute innovation technologique ne se comprend qu'à la lumière d'un cadre de référence constitué d'un cadre de fonctionnement et d'un cadre d'usage; une relation de signifiant à signifié, suggère même Flichy. Guerry décompose à son tour le cadre de fonctionnement et propose un troisième terme: le cadre de développement. Et il montre alors que la plupart des propositions de Raymond pour expliquer le succès de l'Open Source s'inscrivent dans l'une ou l'autre de ces trois catégories. Il s'agit d'un modèle prometteur, mais inachevé, voire embryonnaire.

4.1.4 Tuomi (2001)

      Le modèle de Tuomi est le plus complet et le plus satisfaisant jusqu'ici. Il conjugue deux modèles: celui des communautés de pratiques et Actor Theory Network (ANT). Auteur d'un livre à paraître sur l'évolution de Linux comme innovation technologique, l'auteur réussit une analyse assez fine des processus créateurs - en particulier les "traductions" au sens de l'ANT - qui expliqueraient la croissance rapide de Linux. Cela va le conduire à une espèce d'écologie des communautés de pratiques ou l'équilibre toujours précaire des hybrides mis en réseau explique le mouvement de l'innovation technologique.

4.2 Discussion sur les règles

      Tous ces modèles expliquent le succès incontestable de Linux. Les raisons, on l'a vu, diffèrent, mais les conclusions sont partout les mêmes: c'est une communauté virtuelle qui a produit Linux et Linux est un succès collossal au plan informatique: ça marche, et très bien.

      Ces modèles permettent également de renforcer nos règles: la technologie du développment logiciel a des tendances fortes qui concilient bien les intérêts de célébrité, de partage, de militantisme et d'intérêt général, par exemple, des collectifs qui s'en prévalent. Contrairement aux logiciels dits propriétaires qui concilient plutôt des intérêts de succès économique, de pouvoir, de contrôle, d'intérêts privés et de loyautés envers l'entreprise. Il est également clair que des intérêts divergents peuvent faire éclater les collectifs - par exemple un trop forte demande d'attention de la part d'un des créateurs ou encore des tensions entre les usagers et les développeurs. Ou encore le ton agressif de certains "militants" peut nuire à la réputation de sérieux que les développeurs essaient de vendre dans le monde des affaires. Mais il est tout aussi clair que ces tensions ont généré des compromis dont l'histoire relatée par Taomi démontre bien l'aspect particulièrement créateur. Plusieurs usagers de l'Open source ne sont pas forcément conscients des tensions qu'ils générent ou subissent eux-mêmes dans leur manière d'utiliser ou de ne pas utiliser les logiciels. Il arrive souvent que des projets intéressants, auxquels des usagers donnent leur confiance, disparaissent tout bonnement sans que l'usager s'en rende compte. Enfin on voit bien que la publicité entourant une controverse peut à son tour générer des tensions.

4.3 Hypothèse de travail

      Il est légitime de croire, plusieurs exemples le montrent, que lorsque les tendances fortes d'une technologie sont contraires aux intérêts d'un collectif, cela crée des tensions dont la gestion consomme beaucoup d'énergie; cela pourrait même freiner le développement, peut-être pas du collectif et de la technologie, mais de ce qu'ensemble ils pourraient créer. On pourrait parler de mauvais mélange, au sens de Spinoza. Cela a été dit plusieurs fois à l'égard de l'intégration des TIC dans les milieux scolaire et communautaire, et même dans la fonction publique. Il existe des controverses importantes entourant les dépenses qu'occasionnent le recours à des logiciels propriétaires

      Une des forces du modèle proposé par Toami est de suggérer qu'il soit possible d'exercer un certain contrôle sur le choix de ses batailles, et que ce faisant on contribue à maintenir en équilibre la communauté de pratique à l'oeuvre dans l'innovation technologique. En fait les obstacles les plus sérieux viendraient de la difficulté, voire de l'impossibilé pour un collectif de "traduire" une ressource pour son avancement.

      Nous faisons l'hypothèse que des contradictions trop grandes entre les tendances fortes d'une technologie et les intérêts d'un collectif sont destructrices des effets anticipés, mais souvent productrices d'effets inattendus.

      On aimerait suggérer que l'hybride éducation publique ou même plus simplement "intérêt général et public" et nouvelles technologies a été souvent déconstruits, et même décriés, là ou les intérêts étaient franchement irréconciliables: sur la question des droits d'auteur (il faudrait tout un chapitre là-dessus), sur l'approche commerciale de l'éducation et sur toute question de démocratie de l'éducation.

      En fait nous pensons que la difficulté principale à intégrer les nouvelles technologies dans les communautés éducatives qui ont a coeur l'intérêt général et public vient en partie de l'impossibilité pour ces communautés de "traduire" en ressources utiles à son développement les technologies propriétaires.

      Nous suggérons deux choses: premièrement, l'éclatement au grand jour de la controverse concernant les logiciels libres en éducation viendrait en partie de l'échec de cette traduction des logiciels propriétaires en ressources utiles pour le développement de l'éducation publique; il ne s'agirait pas tant d'un défaut ou d'un échec de l'intégration des NTIC, mais de la production d'un effet inattendu des tentatives d'intégration sur la base de logiciels propriétaires. En d'autres termes tout le débat actuel sur l'intégratoin des NTIC à base de logiciel libre serait lui-même une sorte d'innovation technologique produite par les tensions impossibles et d'abord inconscientes entre l'éducation publique et les logiciels propriétaires, au sein de l'écologie plus générale de l'intégration des NTIC. Deuxièmement, ce nouvel hybride "éducation publique - Open Source", fortement contesté sur bien des fronts politiques et économiques, est lui-même porteur d'effets anticipés et inattendus. Nous pensons que le principal effet anticipé est la création de communautés virtuelles.

      Enfin, on notera plusieurs avantages à utiliser les logiciels libres en éducation. Le site de Linux-Québec[5]. - entre autres sites dédiés à la promotion des logiciels libres - les résume très bien tout en pointant vers plusieurs liens pertinents en français.

5. Le modèle de Deleuze

5.1 Une autre manière de penser: créer l'espoir

      Avant de présenter brièvement le modèle de Deleuze, il faut réfléchir un peu sur le sens anticipé de cette aventure. Nous avons vu plus haut que le virtuel n'est pas le fruit d'un déterminisme technologique. Nous avons pourtant utilisé l'expression "communauté virtuelle" afin de désigner ces communautés un peu floues qui émergent d'Internet; la communauté virtuelle serait donc liée à la techonologie. Mais c'est une liaison pratique et non nécessaire. Il est important de le comprendre.

      Ce qu'il faut maitenant problématiser est le plus difficile, mais le plus fondamental: le sens de communauté comme création originale d'un quatrième type que Deleuze a bien vu, mais sans le nommer.

      Dans Qu'est-ce que la philosophie Deleuze et Guattari (1991) présentent trois grandes activités de la pensée: la philosophie, l'art, la science. Ils mettent un grand soin à montrer que ce sont là trois grands types originaux produisant chacun dans son champ respectif, des pensées enrichissant le monde. La philosophie produit des concepts sous la forme de variations sur un plan d'Immanence; l'art produit des percepts et des affects qu'elle agence comme des forces et des variétés sur un plan de composition, et la science produit des fonctions qu'elles rapportent comme des variables sur un plan de référence ou de coordonnées.

      Le texte de Deleuze est fascinant et brillant, mais il laisse peu de place à la création en éducation et encore moins à l'innovation technologique: encore des formes à la pensée qui permettrait de nommer ce que crée d'autres activités que la philosophie, l'art et la science.

      On pourrait disputer longtemps de la pertinence de reduire à trois ou d'ouvrir à quatre, cinq, six ou plus les grandes formes de la pensée. L'essentiel n'est pas là, mais dans sa signification. En fait, qu'est-ce que penser, pour Deleuze?

Ce qui définit la pensée, les trois grandes formes de la pensée, l'art, la science et la philosophie, c'est toujours afrronter le chaos, tracer un plan, tirer un plan sur le chaos. (Deleuze & Guattari: 1991:186)

      Or les éducateurs n'affrontent-ils pas aussi le chaos d'une certaine manière, et qu'en rapportent-ils? Quels plans tirent-ils?

      Rappelons-nous la fable d'Épiméthé. Quand Prométhée se jette sur la boîte de Pandore pour interrompre le déversement des maux qui viennent affliger l'humanité. Rappelons-nous qu'il se jette sur la boîte au moment même où allait en sortir l'espoir.

      Je suggère que pour les éducateurs au sens large penser soit précisément produire de l'espoir. Affronter le chaos des misères et des souffrances, le regarder en face et plonger au fond de la boîte pour y dérober un morceau d'espoir qu'il faudra ensuite rapporter sur un plan particulier, qui reste à définir, et qui pourrait bien être le plan de solidarité des communautés dont l'existence est vouée à l'émancipation de l'autre.

5.2 Des communautés virtuelles qui ne s'actualisent jamais

      Il faut maintenant revenir au modèle de Deleuze, à sa définition du virtuel, et surtout au passage du virtuel à l'actuel. Une des originalités du texte de Deleuze est de concilier une philosophie transcendentale avec une philosophie empiriste. Le concept de différent/ciation (Deleuze, 1968) illustre parfaitement le phénomème de passage entre le virtuel et l'actuel.

      En fait Deleuze soutiendrait probablement que Linux est une différenciation, une individuation dans l'écriture logicielle d'une dynamique différentielle où des acteurs virtuels se seraient consitués en une structure productrice, non pas d'elle-même, mais de linux. En d'autres termes, Linux serait l'actualistaion de la communauté virtuelle qui s'est auto-créée sans jamais s'actualiser; la communauté n'aurait donc pas à s'actualiser elle-même pour prétendre à la réalité, elle n'aurait qu'à décliner ses effets dans son individuation, en l'occurrence Linux. Il pourrait même s'avérer fatal pour la communauté virtuelle de s'actualiser elle-même, car c'est toute sa dynamique créatrice qui s'éteindrait dans l'adéquation du virtuel et de l'actuel. Une des grandes thèses de Deleuze est que le virtuel demeure différentiel et transcendental; l'actualisation répond à d'autres forces, à d'autres synthèses qui sont plutôt empiriques.

      Mais il n'est pas exclu d'imaginer qu'il soit dans l'essence du virtuel de chercher toujours à s'actualiser; ce serait même une bonne interprétation du mouvement différentiel. C'est parce que le virtuel cherche paradoxalement à s'actualiser mais qu'il n'y arrive jamais que s'actualise quelque chose d'autre qui en soit comme l'effet sensible.

      Il ne suffit pas de dire qu'il existe des communautés virtuelles à côté d'autres communautés, il faut au contraire apprécier que les communautés n'actualisent bien quelque chose que dans la mesure où une part d'elles-mêmes demeure virtuelle. C'est une hypothèse forte qu'il reste à vérifier dans une lecture plus serrée des textes de Deleuze au voisinage de quelques textes clés sur le concept de communauté. Essayons quand même d'en évoquer les principales conséquences.

      Toutes les communautés sont porteuses d'un projet, d'un rêve. La communauté de l'Open source a plusieurs projets, plusieurs rêves dont les effets actualisés sont des produits logiciels. Mais ces produits technologiques créent, au voisinage d'autres collectifs, d'autres projets dont plusieurs concernent l'éducation, par exemple IAACS et l'Open Source. Il est à se demander si le devenir d'une communauté virtuelle qui naîtrait de ce nouvel hybride ne serait pas lié à sa capacité à rouvrir à nouveaux frais, toujours à nouveaux frais, la boîte de Pandore, à s'y plonger pour y arracher un bout d'espoir, et à reporter sur un plan de solidarité des projets d'éducation toujours mieux enracinés dans le souci de l'autre.

      Enfin, imaginons même qu'Internet soit un obstacle sérieux pour une communauté virtuelle qui chercherait à s'actualiser; Internet jouerait un rôle de premier plan dans la création et la différance (avec un "a") d'une rencontre narcissique et fatale du même avec le même. En d'autres termes les communautés virtuelles à venir ne seraient pas tant créées par Internet que protégées par lui contre la tendance suicidaire du rêve narcissique.

      Internet, malgré lui, malgré ses promoteurs et ses détracteurs, gardien de l'espoir. Qui l'aurait cru?

      Il nous reste donc à suivre l'évolution de cette communauté virtuelle qui prend naissance dans la rencontre hybride d'IAACS et de l'Open Source et à se demander sur quel plan de solidarité elle nous convie. Quatre questions pourront lui être adressées en permanence:

      Crée-t-elle de l'espoir, quelle sorte d'espoir, pour qui et avec quel effet dans le monde empirique?

Jacques Daignault, , Ph.D
Université du Québec à Rimouski (Campus de Lévis)

Notes:
1.- On pourra lire la mission de l'association sur le site Internet suivant.
2.- C'est là un terme récurrent dans toute l'oeuvre de Deleuze depuis Différence et répétition (1968) au moins.
3.- Dans le cas de Michel Serres, il est difficile de donner une seule référence, c'est toute son oeuvre qui témoigne de l'isomorphisme entre toutes les productions de culture-nature. On pourrait d'ailleurs en dire autant des oeuvres d'Harraway et de Latour. On trouvera dans la bibliographie un seul ouvrage de chacun de ces trois auteurs: à titre d'exemple (mais quand même drôlement significatif)!
4.- Le texte de Raymond circule largement sur Internet. On en trouvera une version française à l'adresse suivante. Aussi, son auteur a publié différentes versions (des révisions) numérotées 1.16 à 1.51. La dernière a été publiée en août 2000.
5.- Linux-Québec: www.linux-quebec.org/ecoles/Ecole.html
Références bibliographiques:

Bezroukov, N. Open Source Software. Development as a Special Type of Academic Research (Critique of Vulgar Raymondism), dans http://firstmonday.org/issues/issue4_10/bezroukov/index.html, octobre 1999.

Burch, R., An Unseemly God: Some Notes on the Essence of Micro-Computer Technology, Unpublished talk given à the University of Edinburgh, 1990, Revised in 2000, 14 p.

Deleuze, G., Différence et répétition, Paris, PUF, 1968.

Deleuze, G., Guattari, F., Qu'est-ce que la philosophie?, Paris, Minuit, 1991.

Fountain, R., Les technosciences en éducation @ l'aube du troisième millénaire, dans Gohier, C., Laurin, S., Entre culture, compétence et contenu. La formation fondamentale, un espace à redéfinir, Montréal, 2001.

Guerry, B. Logiciel libre et innovation technique, 16 avril 2001.

Harraway, D., [email protected]_Millenium. FemaleMan_Meets_OncoMouse, New York, Routledge, 1997.

Ihde, D., Philosophy of Technology as Hermeneutisc Task, Document dactylographié, 1994, 8 p.

Latour, B., Science in Action: How to Follow Scientists and Engineers through Society, Cambridge, MA: Harvard University Press, 1987.

Proulx, S., Latzko-Toth, G., La virtualité comme catégorie pour penser le social: l'usage de la notion de communauté virtuelle, dans Sociologie et sociétés, Montréal, Presses de l'UdeM, Vol. xxxii, No 2, Automne 2000, pp. 99-122.

Raymond, E., The Cathedral and the Bazaar (Revision 1.51), http://www.tuxedo.org/esr/writings/cathedral-bazaar/cathedral-bazaar/ (aôut 2000)

Tuomi, I., Internet, Innovation and Open Source: Actors in the Network, http://www.firstmonday.dk/issues/issue6_1/tuomi/, janvier 2001.

Notice:
Daignault, Jacques. "La force des communautés virtuelles: créer en ne s'actualisant pas", Esprit critique, vol.03 no.10, Octobre 2001, consulté sur Internet: http://www.espritcritique.org
 
 
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