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Former au développement local.
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Par Georges Bertin |
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Les politiques locales sont de plus en plus fréquemment adonnées à une exigence interne et externe de "développement local" notion à laquelle il est souvent de bon ton d'ajouter "social" comme si la question du développement pouvait se situer en dehors de toute sociabilité.
Récemment les prises de position des politiques pour le "développement durable", réitéré désormais comme injonction à la faveur de chaque sommet international indiquent une voie qui devient souvent un lieu commun, à la fois signe d'une inquiétude et prononcé volontariste dans un contexte en mutations rapides.
Si les théories partielles, partiales, ou mieux systèmiques, complexes, voire herméneutiques du développement ne manquent pas, l'on s'interroge moins sur les qualités et nécessités de la formation des acteurs/agents du développement local. Pourtant la réussite ou l'échec des dites politiques repose souvent sur ceux qui sont chargés de les promouvoir et accompagner.
Etymologiquement, le mot développer trouve son origine dans l'indo européen accidentel wel IV qui a donné wel - w rouler et le grec eluô, d'où de volvere = rouler d'en haut, entraîner en roulant, précipiter, ce qui implique un point de vue dominant à partir duquel s'organise le projet mais aussi enchevêtrer ce qui fait référence à la pensée complexe, la nécessité de combiner entre eux les savoirs humains pour penser le développement. Cette double référence, rouler d'en haut et enchevêtrer nous indique que la formation aux métiers et fonctions du développement local ne saurait faire l'économie d'une dimension "compréhensive". Elle aura pour objet de mieux préparer les agents du développement local à assumer les significations des situations vécues, perçues, conçues par les acteurs qu'ils côtoient pour en découvrir le sens, la complexité car la pensée complexe ne refuse pas la clarté, l'ordre, le déterminisme, elle les sait seulement insuffisants car "la pensée simple ne résout que des problèmes simples"[1].
A l'inverse, tenter de penser le développement local en termes d'explication soit par un processus abstrait de démonstrations logiquement effectuées à partir de données objectives (le plus souvent uniquement économiques) en vertu de nécessités causales matérielles ou formelles basées sur une adéquation à des structures ou modèles renverrait à une définition très ethnocentrique du développement comme déroulement de concepts à partir d'un donné préexistant. C'est celle qui a prévalu à la période de la décolonisation vis à vis des peuples dits sous-développés, réflexion qui s'est surtout construite à partir d'une expérience limitée, celle des pays occidentaux, et d'un type de société: la société industrielle proposée comme modèle absolu si ce n'est totalitaire.
On trouve là toute la tension qui existe sur le terrain entre deux conceptions du développement:
endogènes qui situent le praticien du développement au coeur des enjeux de la complexité sociale, qu'il pense en tant qu'acteur, qui le provoquent comme ils les provoque, en fait dans le cadre d'une praxis,
exogènes où il s'agit de se conformer à des normes, de mettre en oeuvre des pratiques qu'il faut rendre opératoires.
Se rattachent à cette opposition les conceptions géographiques ou territoriales du développement, quand celui-ci est lié aux territoires pris dans leurs réalités intrinsèques, à leur identité, aux traits singuliers des communautés et les conceptions sectorielles qui l'alignent sur les modèles de la technostructure, soumis aux impératifs de l'institué, de la verticalité.
Aujourd'hui, les inégalités culturelles, sociales et géographiques se creusent au sein même de nos sociétés occidentales, le sociologue Georges Balandier a pu poser les conditions de l'efficacité scientifique des politiques du développement:
a) recherche des structures propres aux sociétés étudiées, (sociétés traditionnelles soumises à l'altération),
b) repérage des dynamismes, des forces qui opèrent de l'intérieur et peuvent les transformer.
c) mise en évidence des processus de modification des agencements sociaux et culturels à l'oeuvre,
d) détermination des relations externes qui affectent leur devenir et leur dépendance.
La notion de crise est là valorisée. Au sein des déterminismes, des contraintes internes, des stabilités, elle est signe de la progression des incertitudes quand le système social entre dans une phase aléatoire, entre déstructuration et restructuration. Plus elle est profonde, plus il faudra chercher son noeud originel, dans quelque chose de caché, d'occulte. Au coeur du dispositif de régulation sociale, la crise accouche alors d'un nouveau projet de développement.
Le développement local, phénomène complexe et ambivalent conduit tout un chacun à questionner sa propre intériorité, son Imaginaire mais aussi celui des collectifs concernés, ses propres implications comme les conditions social-historiques de son apparition, sur fond de mutation civilisationnelle et de crise institutionnelle.
Former au développement local, ce sera, dés lors, faire son deuil d'un système explicatif unique.
Sur un plan théorique, le développement local fonctionne comme une transversalité, puisque toute réflexion sur cet objet "s'exerce sur plusieurs champs: le vécu, le joué, le dit (et le non dit), l'institution et ses appareils, les instances clefs comme le politique, l'idéologique, l'individu et les groupes sociaux et culturels auxquels il appartient, etc."[2].
Pour les agents du développement local, faire montre de cette capacité culturelle, c'est savoir s'orienter, et, face à des conditions d'exercice extrêmement différentes, savoir les relier entre elles, comprendre comment elles se contredisent, s'articulent[3].
Pour cela, il leur faut tenir compte de deux types de conditionnements pesant sur l'objet-développement local:
les filtres linguistiques et culturels mis en oeuvre par les acteurs, ceux de leur entourage de travail, des élus et collaborateurs, ceux des populations. D'où l'importance d'un travail de décryptage, de décodage, d'herméneutique au coeur même des processus du Développement local.
le fait que le développement local est aussi un objet culturel, soumis à la temporalité, à l'élaboration, il est trajectoire et çà n'est pas la moindre des difficultés de tenter de saisir cette temporalité là au travers d'événements marqués par la ponctualité, les interventions multiples et multiformes. Il participe du symbolique en exprimant un certain nombre de réalités socioculturelles dans leur lien avec la sphère du langage.
Former au développement local
Former les acteurs du développement, c'est, dés lors, prenant en compte la complexité des situations rencontrées, procéder à ce type de reconnaissance en l'instrumentant autant que faire se peut.
D'abord, cette formation sera de nature politique, au sens premier du terme, soit ce qui concerne la "vie dans la cité". Marcel Mauss nous enseignait naguère que "l'un des principaux avantages d'une connaissance complète et concrète des sociétés et des types de sociétés, c'est qu'elle permet d'entrevoir enfin ce que peut être une sociologie appliquée ou politique"[4]. il citait volontiers Durkheim disant que la Sociologie ne vaudrait pas "une heure de peine si elle n'avait pas d'utilité pratique".
Ensuite elle visera à reconnaître les savoirs sociaux et culturels des groupes concernés.
Un grand nombre d'expériences récentes en matière de développement local s'appuient sur les relations sociales, les productions matérielles ou intellectuelles des collectivités qui prennent leur sens, d'abord par leur qualité intrinsèque et aussi parce qu'elles sont insérées dans un tissu vivant, sont en rapport avec des savoirs groupaux ou sociaux et signifient, au sens premier de ce terme, le rapport dialectique entretenu par les populations ou les publics qui les ont sécrétées.
C'est la découverte de la richesse de la vie locale: communale, intercommunale, entrepreneuriale, associative, des logiques liées à l'action locale, de leurs aspects instituants, lorsque qu'elle mettent en oeuvre les déterminants de la vie sociale, ceux des acteurs, les mécanismes de leurs prises de décision, les dérives et les transformations auxquels sont confrontés les projets.
Mais encore, il s'agit aussi de bien prendre en compte les rituels de la vie quotidienne, la concrétude des métiers, les parcours des sujets et des institutions, tout ce qui forme la riche trame de la socialité pour en saisir les axes structurants, les directions effectives.
A l'opposé d'une vision simplifiante linéaire et mutilante de la réalité, une telle démarche se fait praxéologie, science qui porte sur les différentes manières d'agir (J. Bentham). "Son principe est celui de l'utilité sociale, car il s 'agit, écrivait-il, d'identifier l'intérêt de l'individu avec l'intérêt de la collectivité". Il appuyait ce principe sur les réflexions de James Mill pour lequel "une nation n'est civilisée que dans la mesure exacte où l'utilité est l'objet de tous ses efforts"[5].
Science spécifique de l'action humaine (Kotarbinski), la praxéologie[6] se trouve là confrontée à deux projets:
décrire l'action, soit l'agencement efficace des moyens mis en oeuvre pour atteindre une fin, d'où la nécessité d'explorer les techniques particulières qui y contribuent, la psychosociologie, la sociologie des organisations, l'économie sociale seront ici convoquées,
en prendre conscience en même temps qu'on produit de la conscience sur cette action, sur les comportements intentionnels qui y contribuent. La formation au développement local ne pourra donc faire l'économie des disciplines qui portent sur la question du sens qui interrogent les relations humaines relatives à l'action en refusant de se centrer exclusivement sur l'économique, en posant la question des finalités, du projet politique et de la place de l'homme, de l'éthique au regard de l'action: anthropologie politique et culturelle, éthique, philosophie.
Si la crise sociale, perçue comme une crise des valeurs, crise de civilisation, anomie, ou pathologie sociale trouve une solution dans l'édification d'une science de la morale, la sociologie du développement local ne trouve t-elle pas également une parade dans la constitution de pratiques qui tenteront de mettre plus de cohésion là où la conscience des solidarités devient plus faible?
Ainsi, former au développement local comme lieu d'interrogation de son sens nous semble correspondre à cette visée de compréhension et de description d'une praxis sur laquelle s'originent, s'entent des pratiques; il s'agit en somme de former des chercheurs et des praticiens, mais pas l'un sans l'autre.
Pour nous, toute réflexion armée sur les pratiques du développement local s'alimente à deux courants de l'épistémé contemporaine dont les apports sont pareillement indispensables à une lecture critique des phénomènes socio-culturels: celui de l'analyse institutionnelle et celui de l'anthropologie de l'imaginaire.
Le premier, qui procède d'une herméneutique sociale, décrit les conditions sociales-historiques de l'émergence et de la réalisation des pratiques du développement local.
Sa traduction opératoire, bien théorisée par René Barbier, Remi Hess et les membres du courant de l'analyse institutionnelle développé à l'Université de Paris 8 - Vincennes, a un nom, la Recherche-Action institutionnelle, elle se fonde sur une école de formation, celle des "Pédagogies Institutionnelles[7]".
Le second, plus spéculatif, est lui-même inspiré par deux perspectives complémentaires: l'anthropologie symbolique, qui pose la question des invariants (Gilbert Durand[8]), et celle de l'Imaginaire Social (Cornélius Castoriadis[9]) laquelle s'interroge sur l'émergence des significations imaginaires sociales. Il débouche sur une "Pédagogie de l'Imaginaire".
En ce qui nous concerne, cette dichotomie, toute heuristique, nous conduit, dans son articulation, à poser comme hypothèse que développement local et Imaginaire sont indissolublement liés comme composantes des situations que vivent sur le terrain les agents et les acteurs du développement local et doivent être posés en tant que complémentarités, au plan méthodologique.
Notre propre expérience éclaire singulièrement les conditions institutionnelles de liaison entre pratique et production de savoir dans notre système socio-culturel, étant un praticien venu à la recherche, ce qui inverse déjà un couple traditionnellement admis puisque l'on parle plus couramment de chercheur-praticien que de praticien-chercheur.
La formation aux modèles de la recherche-action inspire un travail de ce type. Le développement local y sera l'objet d'une clinique sociale quand il tendra à découvrir, à révéler l'imaginaire social et culturel des communautés observées et vécues, pratiquées par les agents.
Partage historique de sens, production de changement et de connaissance, le simple fait de tendre à la réhabilitation de l'Imaginaire d'une partie des communautés humaines concernées comme la réappropriation rendue envisageable, imaginable, des conditions de leur citoyenneté, sont en effet de cet ordre en développant, chez les acteurs, agents et citoyens une réflexion sociale qui les relie selon un schéma éthique mutuellement acceptable et accepté par tous, soit savoir repérer et faire office de médiateur et poser dans le même temps la question de l'implication du praticien-chercheur, à plusieurs niveaux: personnel, groupal, institutionnel.
L'agent de développement local, qui n'est jamais étranger à la réalité qu'il examine puisqu'il y participe, nous semble être dans une position extrêmement favorable pour penser le social, dans l'enchevêtrement de situations dont il est mieux que tout autre à même de juger les dynamiques intro-déterminées comme extéro-déterminées. Leur prise en compte doit donc être inscrite dans sa formation. Plus que de procédés, de techniques et d'outils vite démodés, il a besoin de préciser son regard, d'affiner ses capacités de jugement en interrogeant les milieux auxquels il s'adresse.
Une formation au développement local visera de ce fait et à optimiser l'action et à produire une théorisation en actes[10]. On voit bien désormais que la formation au développement local se situe à plusieurs niveaux d'intelligibilité et d'intervention: psychologique, socio-psychologique, social, institutionnel, économique, culturel dans un terrain donné, celui où s'opèrent les pratiques du développement local.
C'est ce à quoi aboutit notre parti pris de transversalité, quand il s'agit, à propos du développement local (à la croisée de conduites individuelles et collectives, d'attentes, d'aspirations et des représentations des populations concernées lesquelles se nourrissent d'un Imaginaire partout prévalent) de tendre à "optimiser" l'action des acteurs du développement local comme celle de leurs partenaires institutionnels, dans l'entrecroisement de leurs pulsions et des intimations qui leur parviennent du monde social, soit de mettre en place, pour chaque terrain singulier, mais en pensant qu'il serait utile à d'autres, les éléments d'une pédagogie de l'imaginaire ou encore, audacieux pari, de tenter de rendre communicable l'incommunicable.
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Références:
1.- Morin E. Introduction à la pensée complexe. ESF, Paris, 1990.
2.- Thomas Louis-Vincent in Avant-propos à Brohm Jean-Marie, Sociologie Politique du Sport, Nancy, Presses Universitaires, de Nancy, 1992, p.16.
3.- Levy-Leblond J.M. in Culture Technique et Formation, Pratiques de Formation-Analyses, U. Paris VIII, 9/89.
4.- Mauss Marcel, Essais de Sociologie, Paris, Minuit Essais, 1969.
5.- Halevy Elie, La formation du radicalisme philosophique, Paris, PUF, 1995.
6.- Bertin G. Praxéologie, Recherche, Evaluation, in L'Evaluation psychologique, Angers, Cahiers de l'IPSA n° 17, 1995, p.59-71.
7.- Ardoino J. et Lourau R. Les Pédagogies Institutionnelles, Paris, PUF, 1994.
8.- Durand Gilbert, Les structures anthropologiques de l'Imaginaire, Paris, Dunod, 1985, 10ème éd.
9.- Castoriadis Cornélius, L'Institution Imaginaire de la société, Paris, Le Seuil, 1975.
10.- Ardoino J. et Berger G. D'une évaluation en miettes à une évaluation en actes, ANDSHA, 1989.
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Bertin, Georges. 'Former au développement local.', Esprit critique, vol.03 no.06, Juin 2001, consulté sur Internet: http://critique.ovh.org |
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