Le sida met en exergue des individus qui sont confrontés à des problèmes de mobilité spatiale et professionnelle accentués par la mondialisation économique et les interdépendances réciproques. "Fait social total", le sida est récurrent, polymorphe et difficilement quantifiable. Les implications de cette pandémie sont sociétales et débordent le cadre biomédical: "L'accent mis sur les co-facteurs de risque d'infection par le VIH,s'est transformé en un intérêt porté aux co-facteurs psychosociaux des risques d'infection par le VIH tels que: - l'amour- le désir - l'intimité- la communication et la négociation- l'usage de la drogue- l'absence de support social"(1). Le sida, préoccupation de santé publique est aussi un problème de santé internationale en raison des phénomènes migratoires que les pays d'accueil tentent difficilement de réguler.
Les études sur la thématique "Migrations et sida" mettent l'accent sur la sémiologie sociale du sida, les coûts psychosociaux de cette maladie, l'incidence de la précarité et du chômage, l'importance de la prévention. En l'absence de thérapies viables, la prévention se présente comme un recours pour réduire les nouvelles infections du sida et pour atténuer les formes de discrimination dont sont victimes les porteurs du VIH/sida. Les campagnes de prévention du sida en direction des migrants relèvent-elles de la "dramatisation" ou traduisent-elles l'ampleur du "péril migratoire"? Quelles sont les implications sociétales de ces opérations de prévention menées chez les femmes migrantes? Les campagnes de prévention ont-elles atteint les résultats escomptés? Si c'est le cas, quels sont les facteurs qui expliqueraient cette efficacité relative? Comment la perspective genre est-elle prise en compte?
I Pour une déconstruction idéologique du rapport "Migrations et sida":
Le phénomène du sida replacé dans le contexte des migrations internationales pose une série de questions fondamentales dont celle du rapport entre l'identité et l'altérité. S'il s'avère que le premier cas du sida apparu en Europe a été diagnostiqué chez un zairois, le sida serait-il "africain" c'est-à-dire une "maladie importée"? D. Fassin souligne que"(...)l'existence d'un "sida africain" a été évoquée dès la découverte des premiers cas originaires du Zaire et du Congo en 1982, ouvrant rapidement ce qui est devenu peu après "la piste" de l'origine du sida et suggérant d'emblée le modèle épistémologique de la "maladie importée"".(2) Du coup, le domaine sanitaire est un cadre de reproduction de figures mythologiques décrivant l'autre ou l'étranger comme un "facteur à risque" ou comme "une menace"; ce qui nous rapelle les conceptions à fort relent évolutionniste ou xénophobe telles que barbare, invasion... Les politiques migratoires tiennent de plus en plus compte du statut "sérologique" du candidat à l'émigration. On assiste à un "déplacement" du débat sur le sida: du débat scientifique à l'origine concernant la paternité de la découverte du VIH, on est passé progessivement à un débat aux contours politico-idéologiques avec des soubassements anthropologiques. Le discours sur le sida constitue une transfiguration de l'autre, " l'autre" que l'on considère comme étant la cause de l'expansion de cette épidémie. Si la logique du bouc-émissaire prévaut dans l'imagerie sociale, on la retrouve également à travers les publications à caractère "scientifique", comme l'illustre "l'hypothèse des quatre H" ( homosexuels, haitiens, hémophiles et héroinomanes).
Or une telle perspective, d'une part, contribue à attiser la haine raciale et la xénophobie et, d'autre part, elle ne repose sur aucun fondement scientifique valable. En effet, le taux de prévalence du sida chez les groupes à risque ( homosexuel, bisexuel et les groupes dits de la dépendance tels que la toxicomanie) continue d'être une préoccupation des responsables des programmes de prévention et le scandale des transfusions sanguines hante toujours les esprits.
Fondamentalement, les politiques de prévention chez les migrant-es sont traversées par l'opposition classique entre l'Universel etle particulier.(3) L'approche universaliste opère une "ablation" des dimensions culturelles, religieuses et politiques et adopte un discours intégrateur pour éviter les stigmatisations sociales. L'inconvénient d'une telle approche est qu'elle utilise un langage qui peut paraître abstrait ou choquant pour les migrant-es: "Le choix est fait entre un langage cru qui choque et un langage scientifique utilisant des termes empruntés(...) souvent incompris des migrants".(4) L'approche "relativiste", quant à elle,intègre les spécifités culturelles et religieuses... Mais elle débouche sur une "ghéottisation" et sur une logique de "bouc-émissaire" qui cachent des relents ethnocentristes et racistes. En même temps, une telle approche semble occulter les relations interculturelles ( mariages mixtes...) qui rendent caduques les stratégies basées sur des communautés isolées.
II. Déterminants socio-anthropologiques et psychosociologiques liés au vécu des femmes migrantes: Au-delà du sida
A) Le sida: identitité et altérité, déni et bouc-émissaire:
En France, la perception du sida chez les migrants d'origine maghrébine est déterminée par le contexte arabo-islamique ( prévalence de figures telles que satan ou de thèmes tels que le châtiment et la malédiction divins).(5) Comme dans tous les pays d'accueil, l'immigrant en France est écartelé entre des cadres socio-culturels différents et est confronté à l'angoisse du retour: " Au passage, le VIH provoque chez le migrant une remise en question de son immigration même, du sens de sa vie, et du projet qu'il se réservait dans l'optique de migration. Le risque de contamination révèle le risque latent de l'exilé (volontaire ou pas) du bannissement que nous avons nommé l'ultime exil".(6)
B) Exclusion duale:
Les victimes du sida vivent une double souffrance, une souffrance liée à leur statut de migrants et une autre résultant de la stigmatisation de la part de leur propre communauté.
C) Exclusion en matière de santé et précarité des conditions de vie:
C'est le désir de fuire des conditions de vie pénibles qui poussent la plupart des femmes migrantes à exercer des activités économiquement précaires. D'importants progrès ont été réalisés en matière de traitements antirétroviraux mais leur accès aux couches sociales vulnérables telles que les femmes migrantes est problématique en raison de leur coût élevé. Pour promouvoir la santé des migrants en général et des femmes migrantes en particulier, une "intégration économique" s'avère nécessaire.
D) La clandestinité:
Les campagnes de prévention ont pour objectif de sensibiliser les migrant-es pour un changement de comportement sexuels afin d'éviter la maladie. Des scéances d'information sur les précautions à prendre, les structures de prise en charge des patients du sida sont initiéés. Mais le statut de clandestin de la plupart d'entre eux limite leur accès aux structures sanitaires et à la couverture médicale.
E) Libertinage ou liberté?
Pour certaines femmes immigrées, le contact avec les sociétés occidentales est synonyme de déserrement du contrôle social exercé par l'autorité parentale. Les parents émigrés ne peuvent pas souvent s'occuper convenablement de l'éducation sexuelle de leurs enfants du fait des contraintes liées à la vie professionnelle et familiale. S. Dàmian nous relate l'histoire de cette femme migrante originaire d'un pays de l'Amérique Latine qui s'est tardivement rendue compte que sa nièce "sortait avec un garçon toxicomane" séropositif: "(...) Je travaillais toute la journée et elle a trouvé toute la liberté qui lui était interdite, elle n'a pas eu le temps à se donner des limites (...)"
F) Le désir de communiquer, d'être à l'écoute et la persistance des tabous:
Une représentation du sida comme la conséquence de pratiques déviantes (homosexualité, injection de drogues...) persiste encors alors que de plus en plus, la progression du sida semble être principalement causée par la contamination par voie hétérosexuelle."
G) la peur de vexer le partenaire masculin, les inégalités de genre ou les ressorts de la domination masculine:
La peur de vexer le partenaire et l'absence de couverture médicale chez la plupart des femmes migrantes favorisent la contamination par le VIH sida. Selon S. Dàmian, " (...)les inégalités de genre entravent considérablement la faculté des femmes de négocier la sexualité à moindre risque, car elles craignent les conséquences de leur initiative pour l'usage du préservatif, à savoir la violence physique et sexuelle, la perte d'une sécurité économique ou d'un toit, la rupture ou la perte d'estime et de ressort"
III) De l'utilité du genre dans les campagnes de prévention contre le sida:
De plus en plus, il ressort des études et des recommandations d'organisations internationales telles que l'UNAIDS que le genre, catégorie fondamentale de la vie en communauté, doit être intégrée dans les programmes de lutte contre le sida. Les inégalités de genre accentuent la subordination feminine, engendrent une vulnérabilité socio-économique et une vulnérabilité face au sida, contribuent à la reproduction de la domination masculine et entraînent le développement de comportements sexuels à haut risque: " On comprend mieux aujourd'hui la vulnérabilité accrue des femmes au VIH. La dépendance économique des femmes à l'égard des hommes les rend moins capables de se protéger, sans compter que les normes sociales limitent leur accès à l'information sur les questions sexuelles. Dans le même temps, la société accepte plus facilement les comportements sexuels masculins à haut risque qui peuvent exposer les hommes et leurs partenaires à l'infection" (ONUSIDA, 5 juin 2000).
La perspective genre doit intégrer ces dimensions suivantes: la lutte contre la dépendance économique des femmes, leur accès à l'information, la délégitimation des comportements sexuels à hauts risques, la prise de décision accrue des femmes, la promotion et la protection de leurs droits et de façon générale une politique de développement social viable.
L'espace sanitaire constitue un lieu de production et de reproduction de discriminations qui peuvent avoir des incidences sur la santé sexuelle des femmes. Exposées à des situations difficiles en tant que mère, migrantes, "femmes soutien de famille" ou "femmes chef de ménage" elles sont confrontées à des risques tels que le harcèlement sexuel, le mobbing, la prostitution, la toxicomanie et la séropositivité de leur mari. A cela s'ajoutent la méconnaissance ou la mauvaise interprétation des textes religieux, la persistance de certaines croyances traditionnelles désuettes, la marginalisation et la précarisation des femmes. Autant de contraintes qui doivent inciter les responsables des programmes de prévention en matière de sida à une refonte des outils et des stratégies de prévention. La prise en compte du genre en matière de prévention du sida ne signifie pas pour autant une féminisation des politiques préventives.
Tant s'en faut, la perspective genre met en exergue l'importance que revêt les rapports de pouvoir dans toutes les catégories sociales car aussi bien sur le plan économique, politique que sanitaire, la logique de "masculinité hégémonique" prévaut. Les stratégies préventives concernent à la fois l'homme et la femme. Une meilleure connaissance de la construction sociale du sida chez les hommes aiderait à affiner d'avantage les stratégies de prévention. Le genre est indissociable de la masculinité. Or, " l'une des failles dans les études genre et développement,(...), concerne les hommes.(...)Les récits sur les hommes et sur les questions liées à la masculinité sont relativement récents, et reflètent une reconnaissance tardive que les hommes eux aussi ont des identités de genre(culturellement construites)".
Les nouvelle tendances épidémiologiques entraînent une transformation en profondeur des politiques de prévention. Les défis sont nombreux: l'énormité des tâches à accomplir, la diversité des contextes culturels, géographiques et économiques, les phénomènes d'exclusion sociale, de paupérisation et de marginalisation qui aggravent les infections du VIH/sida, la persistance des stigmatisations et les restrictions budgétaires.
Une approche tenant compte de la perspective genre et centrée sur une stratégie "bottom up" se présente comme une innovation salutaire car, de plus en plus, il est admis que la participation de la population facilite la tâche aux intervenants: " cet aspect de la prévention plus quotidien et informel d'un côté, plus institutionnel de l'autre, est important. Il témoigne de son ancrage dans la population, et peut être considéré comme un gage de durabilité" (11)
L'approche "communautariste" se base essentiellement sur les particularismes culturels et le fait de considérer la migration uniquement sous l'angle de la continuité entraîne une surévaluation des inégalités de genre depuis le pays d'origine alors que ces femmes sont aussi sujettes à de nombreuses discriminations sexistes dans les pays d'accueil. L'approche genre doit favoriser une logique de complémentarité pour que les relations de pouvoir ne défavorisent ni l'homme ni la femme.
Conclusion:
Les campagnes de prévention du sida favorisent une prise de conscience des différentes couches sociales de la population des risques encourus et permettent d'atténuer les stigmatisations et les discriminations, si elles sont bien muries. En cela, elles jouent un rôle fondamental. Un certain nombre d'acquis ont été enregistrés: accès à l'information, utilisation du préservatif...Cependant, il est à noter une faible institutionnalisation de la perspective genre et une " sectorialisation" des activités ( groupe "Migrants", groupe cible). Il importe, à notre avis, de relativiser l'importance de l'approche "communautariste" ou "culturelle" en matière de prévention du sida chez les migrants. Cette approche reprend la classification épidémiologique qui peut être génératrice de stigmatisation et de xénophobie. Il n'existe pas de sida "tropical", "nordique", "oriental" ou "austral". La perspective genre tout en intégrant le conditionnement socioculturel qui influe sur les rapports sociaux de sexe peut aussi contribuer à une approche plus "transculturelle" en matière de prévention du sida. En outre, la participation des bénévoles ou médiateurs culturels est à encourager.