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Scientologie et Socialismologie. Blague à part.
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par Arnaud Saint-Martin |
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Comme englué dans les pesanteurs poisseuses d'un académisme universitaire peut enclin aux joies de l'humour et de la bonne humeur, je ne résiste pas au plaisir de vous conter deux petites anecdotes plus que désopilantes, dont la valeur démonstrative quant au statut social des sciences sociales est insidieusement éclairante. Ces deux petites histoires ordinaires, saisies au coin d'une rue, ont de quoi faire réfléchir les théoriciens sclérosés de notre discipline, ainsi que les praticiens de la cette science de l'action oublieuse du décalage idéologique que la théorie ne manque pas d'impliquer sur la pratique.
Premièrement, comme tous les mois, je me soumets à cette dictature de l'esthétisme capillaire en me rendant chez le coiffeur du coin. Lieu de toutes les discussions habituelles, touchant en profondeur les débats de société fondamentaux (météorologie, show-business, relations de voisinage, préparation de nourriture pour animaux domestiques etc.), le salon de coiffure est résolument l'endroit le plus lumineux qui soit. Entrant non sans timidité dans le magasin, je découvre cet être qui va sans tarder, je l'espère alors de tout mon coeur, sculpter ma chevelure de façon à ce que je n'apparaisse pas trop mal aux yeux des autres. Cette dame est souriante, elle semble connaître son métier. Au fil des coups de ciseaux, nous en venons à parler de tout et de rien, puisque le silence n'est certainement pas la forme de communication la plus prisée en ce lieu. Elle me demande ce que je fais dans la vie. Je lui réponds avec une certaine fierté que je suis étudiant en sociologie. Soudainement, elle se cramponne au siège sur lequel je suis assis et me lance : " Moi, les trucs de sectes, c'est pas mon affaire et ça me fait plus peur qu'autre chose ! " Assez estomaqué, je lui réponds qu'en aucun cas la sociologie n'est une secte, qu'elle est simplement une discipline scientifique étudiant les comportements humains et les sociétés - et toutes ces banalités que le sociologue aime à dire quand il est confronté à l'innocence ordinaire des non-initiés. Elle se tait et change de conversation. Je suis quelque peu vexé : je ne suis pas un scientologue ! La coiffeuse a juste confondu notre chère science sociale avec cette détestable secte pseudo-positive...
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Deuxièmement, j'ai la chance - ou la malchance, tout est affaire de point de vue ! - de côtoyer quelques dignes représentants de la bourgeoisie française de province. Un jour, je rencontre le propriétaire d'un hotel-restaurant très cossu, dont la grosse berline et les polos de golf laissaient apparemment présager que je me trouvais alors en face d'une personne relativement riche. Pareillement à la première anecdote, le monsieur me demande quelle est mon activité principale. Je lui réponds, toujours avec cette même fierté, que je suis en train de me convertir aux bonheurs de l'intelligibilité sociologique. Mais tout à coup mon interlocuteur sursaute et me dit avec vigueur : " Moi tu sais, je sais que ça n'a pas marché en URSS, le socialisme c'est pas utile. Le mieux, c'est encore le capitalisme ! Je suis et je reste un capitaliste ! " Soyons honnête, je suis resté franchement bouche béante, ne sachant plus quoi répondre. Faisant preuve de bonne volonté, je tentais de lui expliquer que la sociologie n'est pas un programme politique - du moins pas directement - et qu'elle n'est pas toujours gauchiste ; mais en vain, ce monsieur était idéologiquement dur comme un roc. Il avait mélangé socialismologie et sociologie...
Que dire face à de tels témoignages, expressions endémiques d'une incompréhension largement cultivée par le sens commun, assis sur ses évidentes certitudes ? Prendre le temps d'expliciter les fondements de la sociologie, dévoiler les raisons pour lesquelles elle n'est pas une manifestation sectaire ou gauchiste, etc. ; toutes ces activités de légitimation du discours sociologique sont assurément vaines. Mais qu'est-ce que cette image subversive décrivant la sociologie ? Je ne suis pas de gauche, encore moins de droite, je veux juste connaître... Mais pourquoi diable devons-nous passer aux yeux des autres pour des pâles manifestations de pauvres gauchistes arriérés encore empêtrés dans la fausse révolte rougeoyante ? " A quoi sert la sociologie ? ", éternelle question...
[suite]
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Et bien pour provoquer un peu puisque je ne suis plus à ça près compte tenu de la teneur des paragraphes précédents, je pense que si la sociologie a une quelconque intention de transformer le monde ou d'initier les non-éclairés, elle reste et restera une résurgence pathétique de cet esprit moderniste et progressiste qui faisait auparavant la gloire du scientisme. Si les sociologues confondent sociologie et action politique, les pauvres étudiants et autres passionnés ordinaires de la discipline continueront à entendre ce genre de discours, entre " scientologie " et " socialismologie " ; au grand dam de ceux qui pensent la sociologie comme étant une manière " scientifique " d'améliorer la vie en société. Soyons sérieux : si de tels discours sont présents dans la banale banalité de la vie quotidienne, c'est justement parce que la sociologie charrie cette image franchement périmée de science praxéologique hyperpolitisée dont les incidences sur ce qu'elle pense comprendre, à savoir notre monde de la vie sociale, sont perfidement avérées. La sociologie n'est seulement qu'une région du connaître. Connaître, simplement connaître...
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Saint-Martin, Arnaud.
"Scientologie et Socialismologie. Blague à part.", Esprit critique, vol.02, no.06, juin 2000, consulté
sur Internet: http://espritcritique.ctw.net |
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