Les vendeurs de la presse SDF. Itinéraire d'une recherche
Cédric Frétigné
Sociologue - Maître de Conférences en Sciences de l'Éducation, Université Paris XII Val de Marne. Publications: Sociologie de l'exclusion, Paris, L'Harmattan, 1999; Sociologie de classe. Lycéens à l'épreuve de l'exclusion, Paris, L'Harmattan, 2001; Les vendeurs de la presse SDF. Étude ethnosociologique, Paris, L'Harmattan, 2003.
Résumé
La récente publication de l'ouvrage Les vendeurs de la presse SDF est pour moi l'occasion de rappeler les principaux attendus du projet de recherche initial et de clarifier le parti pris méthodologique adopté. L'approche ethnosociologique retenue dans ce travail accorde notamment une importance centrale à la présentation des conditions d'enquête. L'article défend cette posture et l'illustre par une note de problématique.
Introduction
Lorsque m'a été faite, par le comité scientifique d'Esprit critique[ 1], la suggestion de rédiger un court texte sur mon dernier ouvrage, Les vendeurs de la presse SDF (Frétigné 2003), j'ai d'abord éprouvé une certaine gêne, doublée d'une grande perplexité. Gêne d'abord, liée à l'inconfortable position qu'il m'était proposé de tenir: à la fois juge et partie d'un travail au demeurant récemment publié. Comment tenir, sinon l'improbable "neutralité axiologique" chère à Max Weber, la souhaitable "équité sociologique" promue par Raymond Aron (1988)? Perplexité ensuite quant à l'absence de commande précise, non-directivité garante d'une grande latitude certes, mais grosse de nombreux dangers, de la redite au hors-sujet sans ignorer ceux de l'auto-célébration ou, excès de modestie ou prudence argumentaire aidant, d'auto-dénégation. Sans tomber dans l'écriture intransitive, comment se dégager d'un texte investi, entre autres dimensions, affectivement?
Reconnaissons-le, ce préambule possède tous les atours de la mise en garde de bon aloi, stratégie argumentative familière aux producteurs de sciences sociales. Vue sous le jour de la protection à moindre frais, cette entrée en matière présente également une qualité appréciée des lecteurs de sciences sociales: elle est censée témoigner de la réflexivité du chercheur, celle d'un praticien passant au crible sa propre pratique, jouant le "jeu de la vérité".
Défiant à l'égard des textes à l'écriture désincarnée, concédant au mieux un "je" en page "remerciements", ce serait faire preuve d'une grande naïveté que d'abandonner cette posture et d'adhérer sans la moindre réserve aux développements pathiques, trop souvent nourris de subjectivité à bon compte. Tout l'enjeu est bien sûr de trouver le juste milieu, si juste milieu il y a... et, comme nous y invite Alfred Schütz (1987, p52), de "traiter avec objectivité la signification subjective de l'action humaine". Programme non dénué, on le sait maintenant, de nombreuses chausse-trappes.
L'option primitivement retenue pour ce texte consistait à décrire, à grands traits, le cheminement et les principales étapes qui scandent mes travaux universitaires depuis que j'ai rédigé et soutenu un mémoire de maîtrise sur "l'identité au travail des vendeurs de la presse SDF" en juin 1994 jusqu'à la publication, près de dix ans plus tard, en octobre 2003, de l'ouvrage objet de la présente discussion. Je mesurais bien les dangers de la reconstruction a priori d'une trajectoire, en particulier le risque d'introduire une cohérence là où le coup par coup souvent, réponse pragmatique à l'imprévu, a activement contribué à accélérer ou tempérer selon les circonstances les projets généralement formulés dans le clair-obscur de la conscience. C'est pourquoi j'ai exhumé des dossiers poussiéreux et me suis replongé, non sans surprise, dans mes notes du moment. Avec toutes les réserves qui s'imposent ici, mon ambition était de faire oeuvre d'histoire afin de proscrire le plus fermement possible toute tentation de recours à ma mémoire. L'histoire, expose Antoine Prost (1996, p306), s'oppose à la mémoire comme la raison aux sentiments. Singulièrement pourrait-on dire, mes sentiments ne regardent que moi. Mais la démarche empruntée répondait à d'autres motivations, plus essentielles. De fait, elle ne visait pas à pallier les défaillances de la mémoire. Quête chimérique en effet, à suivre Maurice Halbwachs (1952), dans la mesure où ce que l'on nomme "mémoire" est tout au plus une reconstruction rationnelle, à partir des éléments présents, d'un passé - je dis un car son actualisation s'opère au jour d'aujourd'hui et sera, sans nul doute, différent demain. Pour saisir les configurations du moment, il s'agissait donc plus sûrement de se replonger dans le contexte de l'époque, documents à l'appui. C'est donc d'une histoire, personnelle certes, celle d'un itinéraire de recherche, que je souhaitais restituer. L'ampleur de la tâche m'a finalement découragée de poursuivre ce projet.
Plus modestement, je me limiterai donc à deux séries de développements. Les premiers résumeront le projet et les attendus de l'ouvrage Les vendeurs de la presse SDF. Je reprends, pour l'essentiel, les termes de sa présentation, tels qu'exposés aux pages 9 à 14 du livre. Je me propose ensuite de restituer mes questionnements de l'époque, les interrogations qui ont aiguillé la recherche menée sur le thème de "l'identité au travail des vendeurs de journaux pour les sans-abri et les sans-emploi". Pour ce faire, je cite quasi in extenso, la "note de problématique" établie à l'aube de l'entrée effective sur le terrain, en 1993. À dire vrai, une affinité certaine lie ses deux textes écrits à dix ans d'intervalle[ 2].
Présentation
J'ai exprimé, en ouverture de mon ouvrage Les vendeurs de la presse SDF, mon plein accord avec l'analyse suivante de William Foote Whyte (1943, p307): "On a publié, depuis [Street Corner Society], quantité de bonnes recherches sur les communautés et les organisations, mais, en règle générale, ces comptes rendus ne donnent que peu d'importance aux modalités concrètes du processus d'investigation. On y trouve des indications utiles sur les méthodes de recherche, mais, à quelques exceptions près, elles restent entièrement au niveau de l'argumentation logico-intellectuelle."
Le propos de William Foote Whyte est parfaitement clair: significativement, les chercheurs donnent généralement à lire un compte rendu policé de leurs investigations, compte rendu étrangement exempt des aspérités du terrain, parfaitement ignorant des expériences personnelles de l'enquêteur. Au mieux les auteurs rejettent en annexe une série de développements qualifiés de "méthodologiques" visant à supporter "l'argumentation logico-intellectuelle" présentée dans le coeur du texte. Rarement toutefois, ils articulent sérieusement les spasmes du travail de recherche (ébauches, reformulations, hésitations, découragements...) au document final, présumé restituer fidèlement l'ensemble de l'entreprise.
Pour le dire simplement, je m'inscris également en faux contre cette posture d'ignorance méthodologique. Mon propos vise ainsi à relever ce que sociologues confirmés ou apprentis gagnent (ou gagneraient) à poursuivre une perspective associant, dans le rendu final, les tours et les détours de la recherche, qu'il s'agisse pour eux de rédiger un mémoire de maîtrise, une thèse de doctorat, un ouvrage, etc. Dans Les vendeurs de la presse SDF, l'objectif est clairement de donner à lire comment se façonnent réellement les comptes rendus d'enquête ethnosociologique.
Se référer à l'existant offre une prise commode afin d'évaluer la tâche à mener. Singulièrement, les notes consignées dans le carnet de recherche sont, au mieux, appelées de temps à autres en renfort pour "alimenter", "illustrer", "enrichir" le texte publié. Présenté ainsi, le carnet de bord fait nettement figure de parent pauvre de la restitution, simple béquille sur laquelle s'appuie le chercheur en mal de "matériaux bruts". C'est ce statut indûment minoré qu'il convenait de mettre en défaut. Dans Les vendeurs de la presse SDF, il s'agit donc de traiter de la relation, traditionnellement gommée, qu'entretiennent le carnet de terrain et le produit fini tel qu'il est rendu public sous forme d'un mémoire, d'un ouvrage, etc. L'idée développée est on ne peut plus simple: les modalités de passage du journal de recherche au texte prêt-à-publier sont tout sauf secondaires. François Laplantine(1996, p34) précise ainsi que "la composition intervient dès les carnets de terrain des ethnographes. Ces derniers ne sont jamais de purs 'témoignages', des comptes rendus à l'état brut recueillis à partir d'un observateur imperturbable et anonyme qui aurait réussi à se débarrasser de son affectivité. Ils sont au contraire révélateurs d'un choix, de la sélection somme toute limitée de phénomènes appréhendés à partir d'un certain point de vue, mais aussi du hasard des rencontres effectuées sur le terrain, dont le corollaire est l'élimination par méconnaissance d'autres rencontres et par conséquent d'autres perspectives possibles." Comment dès lors s'en tenir à la posture d'ignorance méthodologique précédemment décrite?
J'ai qualifié la perspective qui est la mienne dans Les vendeurs de la presse SDF d'ethnosociologique. Je dois à Georges Lapassade (1991) le terme d'ethnosociologie, utilisé pour caractériser la démarche de recherche soucieuse de transposer à la sociologie, le maître dispositif méthodologique de l'ethnologue, à savoir l'étude directe de la vie sociale. Attentive aux pratiques observées in situ, l'ethnosociologie ainsi définie entreprend donc de lier au mieux les singularités du terrain et les énoncés d'ordre plus général, en précisant ce que les uns doivent aux autres. Dans cet esprit, les modalités de "passage" des notes de terrain au compte rendu final s'avèrent tout à fait discriminantes de la qualité de la production scientifique... et la rupture avec la posture d'ignorance méthodologique se pose en préalable de toute investigation sérieuse.
On peut le vérifier, l'étude rapportée dans Les vendeurs de la presse SDF répond aux critères de l'enquête ethnosociologique. Au questionnement sociologique attaché à la saisie des pratiques de vente, dans le métro parisien, de la presse SDF est associée une méthodologie inspirée de l'observation in situ pratiquée par les ethnologues. Pour l'essentiel, l'étude présentée en première partie décrit l'activité des vendeurs de journaux SDF dans les rames du métro parisien. Et les principales informations recueillies sont le fruit d'une immersion de deux mois, menée en juin et juillet 1994. Le carnet de bord tenu en cette occasion, reproduit in extenso, compose la deuxième partie de l'ouvrage.
Je ne m'étendrai pas ici sur les questionnements sociologiques qui innervent le travail de terrain. Ce texte se poursuit par ma "note de problématique" de l'époque. Je ne reviendrai pas non plus sur les conditions de réalisation de l'enquête proprement dite, ni sur ses résultats. Cela reviendrait à anticiper sur les développements qui constituent le corps du livre (l'étude et les notes de terrain). Je me limiterai seulement à rappeler quelques éléments du contexte dans lequel s'inscrit, au milieu des années 1990, cette recherche.
La thématique de l'exclusion connaît, en cette période, une nouvelle vigueur. Si le recours au vocabulaire de l'exclusion n'avait guère "pris" dans les années 1970, pour des raisons exposées ailleurs (Frétigné 1999b), il se présentera désormais comme une force de frappe de premier choix. L'emblème sociopolitique en sera la convocation, par le candidat Jacques Chirac, de la désormais célèbre "fracture sociale", noyau dur de son programme présidentiel en 1995. D'un point de vue académique, les ouvrages de Robert Castel (1995) et Pierre Rosanvallon (1995) donneront, certes pour les critiquer et les amender, du relief aux problématiques sociologiques dédiées aux thèmes de l'exclusion. C'est dans ce bouillonnement social, politique et académique que des entreprises supposées lutter contre l'exclusion verront le jour. Et l'exemple de la presse SDF en sera, sinon la réalisation la plus aboutie (loin s'en faut!), la pièce la plus discutée.
Opérant dans l'espace public, ses vendeurs donneront certes à penser de nouvelles formes de solidarité envers les plus démunis. Les articles de presse s'en feront largement l'écho. Leur requête réactivera également, en réponse, la séculaire opposition cognitive entre bons et mauvais pauvres: d'un côté, les pauvres méritants, réellement indigents, inaptes au travail; de l'autre, les faux nécessiteux, refusant les termes de l'échange salarial, trop heureux d'abuser de la crédulité des usagers du métro. Soupçonnées d'exploiter la misère, ces initiatives interrogeront surtout sur le sens profond des actions relevant du charity business. Au final, persona non grata, les vendeurs de la presse SDF s'effaceront progressivement du paysage métropolitain, non sans laisser, souvenir de leur passage, quelques millions d'imprimés vendus en un peu moins de cinq années d'activité (Frétigné, 1999a).
En résumé, Les vendeurs de la presse SDF convie, en deux étapes, à une rencontre sociologique avec les colporteurs des journaux estampillés SDF. L'étude "classique", d'abord, informe sur les conditions d'avènement de la presse SDF, le profil sociodémographique de ses colporteurs, leurs pratiques de vente dans le métro, les sociabilités éprouvées, les identités revendiquées et les aspirations exprimées par chacun d'eux. Les notes de terrain, ensuite, offrent le principal matériau à l'aune duquel l'étude a été rédigée. Pour les raisons évoquées plus haut, il m'a paru souhaitable sinon nécessaire de réunir ces deux documents en un même volume.
Genèse
La "note de problématique" reproduite ici souffre de nombreuses imperfections théoriques, méthodologiques et stylistiques. Peu importe. Elle correspond à la première étape d'une recherche qui a abouti, dix ans après, à la publication de l'ouvrage. À titre de document, je la donne à lire dans une version expurgée de certains développements théoriques passablement brouillons, lesquels n'apporteraient rien à la présente discussion.
L'identité[ 3] au travail des vendeurs de journaux pour les sans-abri
"Non, rassurez-vous, ce n'est pas un voleur et encore moins un agresseur. C'est seulement un mec qui est à la rue, un sans domicile fixe. Alors, pour me permettre de rester propre, de manger et surtout de louer une chambre d'hôtel, je vends Le Réverbère, le journal des sans-abri pour les sans-abri..." (Louis, RER ligne Cergy-Paris)
"Messieurs-Dames, bonjour. Actuellement à la rue, trois solutions se présentent à moi pour survivre: voler, jouer de la musique, mendier. N'étant ni Arsène Lupin ni un virtuose, et plutôt que de mendier, je vends mon canard, Le Réverbère. Même si vous ne m'en achetez pas un, un sourire pour m'encourager à continuer me fera plaisir..." (Nicolas, Train SNCF entre Houilles-Carrières et Nanterre Université, le 30/11/2022)
Cela fait bientôt un an[ 4] qu'il est possible de croiser, à l'occasion de nos pérégrinations urbaines, dans les transports en commun, dans les zones piétonnes fréquentées par une population dense et mobile, voire à l'occasion de manifestations sur la voie publique, des hommes et des femmes vendant des journaux "à la manière d'antan, la feuille au poing et le verbe haut"[5]. De Macadam Journal à Faim de Siècle, en passant par Le Réverbère ou La Rue, ce sont quelques milliers de SDF, chômeurs et autres "étudiants boursiers ou en galère"[6] qui subviennent ainsi à leurs besoins essentiels ou améliorent sensiblement leur quotidien grâce à la vente de leurs "canards".
Si la dimension "utilitaire" - du point de vue de la satisfaction des besoins qualifiés d'élémentaires - apparaît l'argument principal, parfois unique, défendu pour convaincre les acheteurs potentiels, cela ne signifie pas que ce soit le seul "bénéfice", voire le principal, que les vendeurs de journaux pour les sans-abri retirent de leur activité. Intuitivement, il nous semble en effet qu'un autre aspect de l'activité de vente doit être envisagé.
Sous réserve que tous les vendeurs de journaux pour les sans abri soient eux-mêmes sans-abri - ce qui semble loin d'être le cas[ 7] -, une mise en perspective de leur activité avec celle des "mancheurs" (clochards se livrant à la mendicité) peut s'avérer pertinente pour saisir la différence de perception du "travail" effectué, par les SDF eux-mêmes d'une part, par les acteurs sociaux en relation et en communication avec eux d'autre part. On peut faire l'hypothèse que la construction de l'identité sociale du vendeur de journaux pour les sans-abri se joue notamment à ce niveau. Une problématique centrée sur la question de la consommation d'alcool pendant le "travail" paraît a priori féconde pour appréhender la dimension "sociale" de l'activité considérée, la valeur différentielle qui lui est attribuée dans (et par) l'interaction des différents acteurs en présence. Si l'on suit Robert Chapuis (1989, p83), "l'alcool est utilisé comme une sorte d'anesthésiant social, en lien direct avec la pénibilité des conditions de travail, l'hostilité ou l'indifférence de l'environnement professionnel". On peut dès lors formuler l'hypothèse suivante: le fait de consommer de l'alcool avant de travailler est (entre autres éléments) un signe que l'activité considérée est socialement dévalorisée, voire stigmatisée. À ce titre, un état d'ébriété peut offrir une protection contre le regard désapprobateur et avilissant (ou l'absence de regard et ses conséquences identitaires[8]). C'est une mise en condition susceptible d'éviter, sur le moment, la prise de conscience et, ultérieurement, le souvenir, de cette situation dégradante.
À ce sujet, un constat peu rigoureux, fruit de nos premières observations, mérite d'être exprimé. Même si dans son esprit il travaille (voir Gaboriau, 1993, p26), le mancheur est parfois en état d'ébriété. Hubert Prolongeau (1993, p162) fait remarquer que si la mendicité est vécue par les SDF comme un travail, "tendre la main, c'est admettre que l'on est hors-circuit. Le geste classe, tellement que beaucoup reculent jusqu'au dernier moment l'heure de le faire"; il ajoute, dans la foulée, qu'il s'agit bien d'une "expérience traumatisante, de dénuement total, de déchéance absolue" et conclut qu'ils "boivent copieusement avant d'y aller, histoire de se donner du courage". À dire vrai, cette réaction n'est guère surprenante lorsque l'on connaît l'importance accordée par les Français à la notion de "rang". Philippe d'Iribarne (1990, p92) affirme ainsi qu'en France, "n'importe qui ne peut décemment occuper n'importe quelle position. Toute rétrogradation de 'rang' est particulièrement choquante. Elle ne peut s'assimiler à une simple descente sur une échelle continue de statuts, qui n'affecterait pas la 'qualité' de la personne. [...] Elle apparaît comme une déchéance [...]." Par ailleurs, nous n'avons jamais rencontré que des vendeurs de journaux pour les sans-abri tout à fait sobres (ou qui ne donnait pas les signes d'avoir abusé de l'alcool), remarque d'autant plus troublante que nombre d'entre eux, à écouter le fondateur du Réverbère, Georges Mathis (lui même ancien SDF), étaient voici peu des alcooliques notoires. Il semble donc qu'existe une différence dans la perception du travail fourni, du service rendu selon que l'on soit mancheur ou vendeur de journaux.
Le rapport à l'alcool pendant le travail nous semble donc un bon indicateur afin d'appréhender les relations sociales vécues respectivement par les mancheurs et les vendeurs de journaux dans le cadre de leur activité professionnelle (typiquement relationnelle) et pour tenter de définir leurs identités (professionnelles et sociales) singulières. À elle seule, cette partition apparaît toutefois par trop rudimentaire pour saisir, dans sa totalité, l'activité du vendeur de journaux pour les sans-abri. Le facteur "alcoolisme au travail" reste insuffisant au regard de l'ensemble des autres éléments à prendre en considération. Placée sous le sceau d'une perspective systémique, notre étude doit également s'attacher: à la biographie des vendeurs, tout particulièrement à leur trajectoire professionnelle, sans négliger pour autant leur vécu familial et affectif qui peut marquer des ruptures; aux motivations et finalités de cette activité pour les vendeurs; aux interactions avec les acheteurs et les non-acheteurs; à l'environnement, lieu des interactions[ 9].[...]
Deux hypothèses guideront nos investigations:
La première défend que c'est dans le processus d'interaction entre le vendeur de journaux pour les sans-abri et les acteurs qui composent son environnement de travail (clients, simples passants ou usagers du métro, autres vendeurs, employeurs...) que se forge son identité au travail. Et si cette identité est valorisante socialement, ce n'est pas simplement qu'il offre un contre-don matériel à un don monétaire, un journal contre de l'argent[ 10]. Le militant révolutionnaire qui vendrait sa feuille de propagande dans les rames du métro serait-il toléré? L'acceptation du vendeur repose sur un accord tacite, confirmé ou non dans et par l'interaction, relatif à la légitimité de son activité. Autrement dit, les usagers du métro encouragent, par l'achat, le sourire, les mimiques de sympathie, ou découragent par le refus borné d'acheter, l'indifférence ou le regard méprisant ce que J. Samuel Bordreuil (1992-1993, p139) définit comme "la création ex nihilo d'un poste de travail urbain, acceptable, tolérable par le public". De fait, il semble que même les plus réfractaires à l'idée de la vente de journaux par les sans-abri acceptent leur présence dans les rames, faisant contre mauvaise fortune bon coeur.
La seconde hypothèse développe quant à elle un double point de vue: non seulement la vente de journaux évite à certains d'entrer dans un processus de marginalisation, peut les en sortir momentanément ou définitivement, mais encore cette démarche profite aux acheteurs. À un premier niveau, le lecteur peut puiser dans les journaux des informations présentées sous un jour nouveau, sans concession, apportant des réponses pratiques aux problèmes sociaux contemporains que sont le chômage, le déficit en logements (sous-entendu sociaux), etc.[ 11] Surtout, l'achat du journal constitue une "bonne action" à moindre prix qui permet de soulager sa conscience morale et d'atténuer la pression sociale exercée par les mancheurs. Désormais, il est possible de leur opposer un refus au motif qu'il existe d'autres moyens de "s'en sortir" que la mendicité (au premier chef, la vente d'un journal pour les sans-abri!)[12]
À notre connaissance, l'étude que nous envisageons de mener est sans précédent en France. Des articles traitant, peu ou prou, de l'identité professionnelle des vendeurs de journaux pour les sans-abri existent dans la littérature anglo-saxonne. Prenant bonne note des situations décrites au Royaume-Uni et aux États-Unis, nous nous garderons toutefois d'appréhender notre sujet avec un schéma de pensée "clé en main", qu'il suffirait de transposer au contexte français. C'est pourquoi, il nous paraît important de nous attacher à observer, au plus près de leur activité, le quotidien des vendeurs de journaux pour les sans-abri. Souscrivant à la thèse goffmanienne selon laquelle "il n'est pas de groupe [...] où ne se développe une vie propre, qui devient signifiante, sensée et normale dès qu'on la connaît de l'intérieur" (Goffman 1968, p37)[ 13], nous chercherons à nous faire embaucher, comme vendeur, par l'un des journaux français. En ces temps où le statut d'étudiant est loin d'être une panacée universelle, il est possible de souscrire à la condition requise: être "étudiant boursier ou en galère"!
Grâce aux discussions avec nos "pairs" du moment, aux observations que nous pourrons effectuer et surtout aux informations que nous pourrons recueillir pendant notre activité de vendeur, nous espérons ainsi apporter des éléments qui permettront d'approcher l'identité au travail des vendeurs de journaux. Même si les expériences ne sont jamais identiques, ne serait-ce qu'en raison de l'unicité de chaque trajectoire biographique, une démarche basée sur l'empathie, voire l'intropathie idéalisée[ 14], devrait nous permettre de ressentir (einfühlen) ce que les vendeurs eux-mêmes éprouvent au moment de leur passage dans les rames.
Conclusion
Il est malaisé de conclure un texte comme celui-ci. Ce n'est évidemment pas à moi de juger la qualité de la réalisation proposée, ni d'évaluer la conformité de la production finale (le livre) avec le projet initialement couché sur papier (la note de problématique). À mon crédit, je crois toutefois possible de consigner un certain nombre d'essais transformés et, singulièrement, l'observation participante active qui a été la mienne, pendant les deux mois où j'ai vendu Le Réverbère dans les rames du métro parisien. Ainsi que j'en exprimais le souhait dans ma note de problématique, j'ai bien été "embauché" par l'une des publications. Mon carnet d'enquête, long d'une centaine de pages et intégralement reproduit en deuxième partie de l'ouvrage, atteste de la force de cette immersion.
Ce que je peux enfin exprimer, assumant ici pleinement ma subjectivité, c'est le sentiment d'être allé au bout d'un projet secrètement caressé depuis quelques années, projet tapi à l'ombre d'autres travaux de recherche: donner à lire, "à égalité, l'endroit mais également l'envers du décor: l'étude policée, prête-à-publier certes, mais aussi les notes de terrain sur lesquelles elle se fonde" (Frétigné 2003, p7-8).
- Notes:
1 .- Mes remerciements à Sylvie Chiousse, inspiratrice de ce texte et lectrice bienveillante d'une version intermédiaire.
2.- J'ai par ailleurs publié deux autres textes sur ce thème. Cf. Frétigné (1999a) et Frétigné (2002).
3.- "Pour les situations plus courantes de relations, le concept d'identité recouvre ce champ des rapports humains où le sujet s'efforce d'opérer une synthèse entre les forces internes et les forces externes de son action, entre ce qu'il est pour lui et ce qu'il est pour les autres. S'il y a identité personnelle, c'est qu'il y a reconnaissance par les autres, mais celle-ci n'est pas obligatoirement accordée, elle s'inscrit elle-même dans un jeu de forces sociales." Sainsaulieu (1977, p319).
4.- Macadam Journal, premier journal français pour les sans-abri, est vendu à partir du 11 mai 1993.
5.- Ph. Broussard, "Les vendeurs d'espoir", Le Monde, Mardi 26 octobre 1993.
6.- Extrait de la "Charte d'honneur des vendeurs qui s'engagent", Le Réverbère, no9, 20 décembre 1993.
7.- Un de nos angles d'attaque pourra porter sur cette question du recrutement des vendeurs, en ce sens qu'il pourrait nous renseigner sur la "vraie" logique" développée par les artisans de ces journaux, logique a priori plus commerciale que philanthropique.
8.- "Chaque regard nous fait éprouver concrètement - et dans la certitude indubitable du cogito - que nous existons pour tous les hommes vivants, c'est-à-dire qu'il y a (des) consciences pour qui j'existe." Sartre (1943, p328).
9.- Nous prévoyons de centrer notre recherche sur la vente dans les rames du métro parisien, bien conscient que l'analyse sera partielle sinon partiale, faute de "tester" les interactions vendeurs/public dans d'autres "non-lieux" urbains (en particulier aux porte des centres commerciaux).
10.- Alors qu'à certains égards, il semble que le don au mendiant soit sans contrepartie. Il convient toutefois de relativiser cette proposition. Patrick Gaboriau (1993, p80-81) précise ainsi: " La mendicité est d'ordinaire considérée sous l'aspect unilatéral: le don d'argent. Or, seul le transfert monétaire adopte un sens de circulation unique, du donateur vers le clochard. L'échange relationnel se déroule dans les deux sens, du quémandeur vers le citadin, et l'inverse. Il existe une réciprocité. Il y a un accord de base sur la séparation de rôles complémentaires. Le clochard qui sait 'se vendre' [...] fournit de la convivialité, grâce à ses capacités verbales; les autres, par leur seule présence, participent à l'univers du quartier. Ils créent dans la ville des 'pôles affectifs', de rejet ou d'amitié; leur présence est le moteur de sentiments chez le piéton [...]. Ils jouent un rôle social dans l'amorce d'affects; ils 'psychologisent' l'espace urbain. En échange, ils reçoivent une pièce de monnaie, de l'indifférence, une amorce de dialogue avec la clientèle... Il existe une relation de mendicité."
11.- Telle est du moins l'argumentation défendue dans les éditos des journaux eux-mêmes.
12.- "L'obligation de rendre, avec les mendiants sans voix et sans regard, se transforme en pure obligation de donner, le plus important n'étant pas que peu donnent en réalité, mais que tous ou beaucoup se sentent au moins fugitivement, lorsqu'ils ne donnent pas, tenus de s'expliquer à eux-mêmes la raison de leur abstention." Augé (1986, p85-86).
13.- Erving Goffman ajoute dans la continuité de la citation rapportée ci-dessus: "c'est même un excellent moyen de pénétrer ces univers que de se soumettre au cycle des contingences qui marquent l'existence quotidienne de ceux qui y vivent".
14.- On pense ici à la "thèse générale de la réciprocité des perspectives" proposée par Alfred Schütz (1987) et qui allie deux idéalisations: celle de l'"interchangeabilité des points de vue" (je peux me mettre à la place de mon voisin et partager son point de vue sur le cours en amphithéâtre que nous suivons actuellement, et réciproquement); celle de la "conformité du système de pertinence" (malgré des différences biographiques, je suppose que mon voisin suit le cours en amphithéâtre pour des raisons identiques aux miennes et qu'il y prend le même intérêt que moi).
- Références bibliographiques:
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C. Frétigné, 2002, "Les vendeurs de la presse sans domicile fixe. Stratégies d'action et formes de coopération" in V. Châtel et M.-H. Soulet Soulet (eds), Faire face et s'en sortir. Volume 1. Négociation identitaire et capacité d'action, Fribourg, Editions universitaires.
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W. F. Whyte, 1943, Street Corner Society. La structure sociale d'un quartieritalo-américain, Paris, La Découverte, 1996.
- Notice:
- Frétigné, Cédric. "Les vendeurs de la presse SDF. Itinéraire d'une recherche", Esprit critique, Hiver 2004, Vol.06, No.01, ISSN 1705-1045, consulté sur Internet: http://www.espritcritique.org
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