La place de l'autre.
Construction et manipulations des figures de l'autre à travers les usages de son espace.
Politiques de patrimonialisation, stratégies d'appropriation et de dépossession, délocalisation symbolique des altérités: un regard écosociologique sur le cas mexicain
Arnaud Jamin
ATER au Département de sociologie de l'Université de Perpignan. Doctorant en sociologie, soutenance de thèse prévue pour décembre 2004. Membre du laboratoire de la Faculté des Lettres et Sciences humaines: VECT, Voyages, Echanges, Confrontations, Transformations (EA No 2983). Membre du groupe de chercheurs de l'Axe IV du VECT, SALAM, Sociologie et Anthropologie des Labilités, des Altérités et des Mobilités. Membre associé au CRILAUP, Centre de Recherches Ibériques et Latino-Américaines de l'Université de Perpignan (EA No 1963).
Résumé
Ce texte s'appuie sur un long travail de terrain mené au Mexique, sur la zone côtière de la Péninsule du Yucatán en particulier. Trois objectifs en composent la structure. Le premier consiste à esquisser une ébauche de réflexion à propos de la relation d'altérité, au coeur de laquelle dominent les questions du développement durable et de l'écologie triomphante. Sous des traits souvent flous et parfois ambigus, les différentes figures possibles de l'autre, qui marqueront les temps de l'analyse, se réfèrent directement à la question de "l'autre enclavé". En effet, s'il est encore tôt pour discuter l'ingérence éthique du processus de développement, nous pouvons dès à présent l'envisager sous l'angle de l'enclave et du déracinement. Car "l'altérité recentrée" à laquelle fait face tout procès territorial de développement, qu'il soit exogène ou endogène, prend le risque paradoxal d'un déracinement de l'autre, au sein même de son propre environnement éco-identitaire, soit, en somme, de son enclavement (et parfois son confinement) au centre du monde.
Ainsi, la première partie pose les conditions d'une analyse des enjeux spatiaux au centre desquels se place la question du statut et de l'existence même de l'autre minorisé, dans son propre espace et par le détournement qui en est fait. Dans cette construction complexifiée par des mouvements (alter)mondialistes de plus en plus vivaces, l'ambition développementaliste rémanente et l'idéologie écologique se posent comme deux axiomes incontournables de notre modernité. Un temps sera marqué, consistant à faire apparaître les distinctions entre ce qui est de l'ordre du discours global (altermondialiste, mais également celui des ONG ou des organisations supranationales) et ce qui est de l'ordre des pratiques des gouvernements locaux ou régionaux.
Le deuxième objectif tentera de poser les bases d'une meilleure appréhension conceptuelle des termes "développement" et "écologie", en les dressant notamment comme discours réflexifs - miroirs reflets - face aux pratiques locales et au programme national mexicain de mise en patrimoine de l'espace. Car cette question met avant tout en exergue la difficile question indienne. Dans la société métisse du Mexique, l'indien est souvent repoussé de manière symbolique aux limites du village national, voire à la lisière de la forêt. Servant parfois d'accès, d'intermédiaire et plus rarement de guide, l'autre indigène est identifié avant tout par des critères ethnoculturels qui le démarquent; mais c'est surtout par son lien prétendument millénaire avec la "forêt", ou tout autre lieu à la fois virginal et inextricable, que l'indien est marqué. Triste détenteur d'un terrain non-agraire ou impropre à la production, qui le cantonne hors de la sphère sociale globale. Ces représentations courantes ne font cependant que cacher des stratégies et des pratiques discursives de groupes dominants qui, au contraire, poursuivent sans relâche leur ambition d'appropriation de l'espace et, en conséquence, de relégation des populations autochtones.
Afin d'approfondir la question écologique, je m'intéresse dans une deuxième partie au cas du Mexique. Il s'agit tout d'abord de faire le point sur les politiques nationales de mise en patrimoine et de préservation écologique de l'espace. Je pose pour cela la question de la conservation et de la biodiversité en territoire indien, afin d'éclairer les effets parfois néfastes de telles politiques en milieu rural. C'est en particulier sous l'habillage du discours consensuel "écologisant" et "patrimonialisant", mais également sous une pression certaine des organismes d'Etat chargés de l'environnement et d'une réglementation contraignante des pratiques dites traditionnelles, que l'on assiste à une dislocation des relations écologiques tissées entre des autochtones et leurs territoires.
Je précise ensuite ma réflexion, en développant le cas original de la zone côtière du nord de la péninsule du Yucatán. Mon intention est ainsi de décrire de manière pragmatique comment l'espace devient, à un moment précis du lent processus territorial de régionalisation des projets socioéconomiques, un instrument qui agit comme facteur de minorisation de l'autre autochtone, voire à terme, un puissant vecteur de discrimination des collectivités villageoises établies dans cette zone géographique. Autrement dit, j'entends montrer par quels processus de nomination de l'autre, dans la déclinaison des différentes figures de l'autre telles qu'elles découlent des pratiques agies, s'opèrent à la fois la dislocation et l'enclavement. De manière plus polémique, il s'agit de montrer que cet espace socio-écologique particulier se trouve en fait pris au piège d'un dangereux "cyclone" d'intérêts politiques et économiques macro-régionaux, voire transnationaux. L'idée majeure étant d'exposer la classe politique dirigeante à la critique, en précisant son rôle discursif aliénant et les actions ambiguës qu'elle conduit, en faveur d'une durable appropriation d'un espace identitaire homogénéisé.
En effet, sous couvert d'un discours écologique douceâtre, d'un mouvement ambigu de sensibilisation éducative à l'environnement qui se généralise, de l'élaboration d'un programme de patrimonialisation de l'espace et de préservation du lieu et de son écosystème, les mêmes groupes d'intérêts politiques et économiques dominants, locaux et nationaux, développent une stratégie perverse d'appropriation du territoire, en vue de son utilisation durable. Encore un risque latent jusque dans les années 80, cette intention politique est devenue clairement une tendance. Légitimée, "en haut", par la "bénéfique" nationalisation et exploitation des ressources naturelles, cette dernière connaît ses meilleurs adeptes "en bas", au sein des cercles de pouvoir régionaux. Une certitude demeure: la place occupée par les collectivités villageoises dans cette topographie du champ d'action politique reste douteuse.
Le dernier objectif de ce texte est de développer l'idée selon laquelle l'autre prend conscience et participe à une folklorisation de ses activités traditionnelles, en vue de la création de débouchés économiques locaux, à travers essentiellement un discours pernicieux, teinté d'écologisme globalisant, et une campagne de patrimonialisation et de préservation de l'espace naturel. Suit alors un processus de discrimination radicale de l'autre à travers sa délocalisation symbolique aux confins mêmes de son propre territoire identitaire.
Ce n'est pas foncièrement à une autre chasse à la question indigène à laquelle je souhaite participer ici. Il reste clair cependant que la condition sine qua none d'un véritable développement (et durable, par consequent), c'est-à-dire l'autonomisation et le pouvoir de décision des populations locales dans leur propre espace identitaire, reste encore un mythe. Autrement dit, si l'on accepte résolument que les figures de l'autre naissent et se construisent, à la fois et de manière diamètrique, dans l'écosystème complexe local et dans l'imaginaire collectif exotique, il reste à poser clairement et de manière consensuelle les conditions d'un engagement soutenable et de la place de l'autre, comme de l'un dans ce nouveau paysage humain.
In memoriam
Guillermo Bonfil
Roger Bastide
Ici et là
Introduction
Ce texte s'appuie sur un long travail de terrain mené au Mexique, sur la zone côtière nord de la péninsule du Yucatán en particulier. Trois objectifs principaux en composent la structure. Le premier sera d'esquisser une ébauche de réflexion globale, au coeur de laquelle la question du développement domine. Utilisant aux fins de l'analyse une déclinaison des différentes figures possibles de l'Autre, sous ses traits souvent flous et parfois ambigus, c'est directement à la question de "l'autre enclavé" que nous nous référons; car, s'il est encore tôt pour discuter l'ingérence éthique du processus de développement, nous pouvons dès à présent l'envisager sous l'angle de l'enclave et du déracinement. En effet, "l'altérité recentrée" à laquelle fait face tout procès territorial de développement, qu'il soit exogène ou endogène, prend le risque paradoxal d'un déracinement de l'autre, au sein même de son propre environnement éco-identitaire, soit, en somme, de son enclavement (et parfois son confinement) au centre du monde.
Dans cette construction complexe, l'écologie se pose comme un axiome incontournable de notre modernité. Le deuxième objectif tentera de poser les bases d'une meilleure appréhension conceptuelle du mot, en le dressant notamment comme discours réflexif -miroir reflet - face aux pratiques locales et au programme national de mise en patrimoine de l'espace.
Car cette question met avant tout en exergue la difficile question indienne. Dans la société métisse du Mexique, l'indien est souvent repoussé de manière symbolique aux limites du village national, voire à la lisière de la forêt. Servant parfois d'accès, d'intermédiaire et plus rarement de guide, l'indigène est identifié avant tout par des critères ethnoculturels qui le démarquent; mais c'est surtout par son lien inextricable avec "la forêt" (métaphore de l'espace naturel sauvage, non-humain, auquel d'ailleurs bien souvent on se réfère en termes d'inaccessibilité et de magie) que l'indien est marqué. Triste détenteur d'un terrain non-agraire, qui le cantonne hors de la sphère sociale globale.
Afin d'approfondir la question écologique, je m'intéresserai dans une deuxième partie au cas du Mexique. Il s'agira tout d'abord de faire le point sur les politiques nationales de mise en patrimoine et de préservation écologique de l'espace. Je poserai pour cela la question de la conservation et de la biodiversité en territoire indien, afin d'éclairer les effets parfois néfastes de telles politiques en milieu rural.
Je préciserai ensuite ma réflexion, en développant le cas original de la zone côtière du nord de la péninsule du Yucatán. Mon intention est ainsi de décrire de manière pragmatique comment l'espace devient, à un moment précis du lent processus territorial de régionalisation des projets socioéconomiques, un instrument qui agit comme facteur de minorisation de l'autre autochtone, voire à terme, un puissant vecteur de discrimination des collectivités villageoises établies dans cette zone géographique.
Je développerai alors le troisième objectif de ce texte, qui se veut plus polémique. Il s'agira de montrer que cet espace socio-écologique particulier se trouve en fait pris au piège d'un dangereux "cyclone" d'intérêts politiques et économiques macro-régionaux, voire transnationaux. L'idée majeure étant d'exposer la classe politique dirigeante à la critique, en précisant son rôle discursif aliénant et les actions ambiguës qu'elle conduit, en faveur d'une durable appropriation d'un espace identitaire homogénéisé.
En effet, sous couvert d'un discours écologique douceâtre, d'un mouvement ambigu de sensibilisation éducative à l'environnement qui se généralise, de l'élaboration d'un programme de patrimonialisation de l'espace et de préservation du lieu et de son écosystème, les mêmes groupes d'intérêts politiques et économiques dominants, locaux et nationaux, développent une stratégie perverse d'appropriation du territoire, en vue de son utilisation durable. N'étant encore qu'un risque latent jusque dans les années 1980, cette intention politique est devenue clairement une tendance. Légitimée, "en haut", par la "bénéfique" nationalisation et par l'exploitation des ressources naturelles, cette dernière connaît ses meilleurs adeptes "en bas", au sein des cercles de pouvoir régionaux. Une certitude demeure: la place occupée par les collectivités villageoises dans cette topographie du champ d'action politique reste douteuse.
En somme, c'est à travers un discours pernicieux, teinté d'écologisme globalisant, et une campagne de patrimonialisation et de préservation de l'espace naturel, que l'autre prend conscience et participe à une folklorisation de ses activités traditionnelles, en vue de la création de débouchés économiques locaux. Suit alors un processus de discrimination radicale de l'autre à travers sa délocalisation symbolique aux confins mêmes de son propre territoire identitaire. Ce n'est pas foncièrement à une autre chasse à la question indigène à laquelle on assiste ici. Il reste clair cependant que la condition sine qua non d'un véritable développement (et durable, par voie de conséquence), c'est-à-dire l'autonomisation et le pouvoir de décision des populations locales dans leur propre espace identitaire, reste encore un mythe.
Première partie
Faire l'écologie de l'altérité: réflexion générale pour un débroussaillage des lieux
1. Ecologie et développement: conditions d'une alter-mondialisation ou notions altérées d'une globalisation conditionnée?
A l'heure où des mouvements internationaux de plus en plus vivaces s'élèvent, afin de lutter et de proposer une orientation plus saine aux vastes processus de globalisation économique qui nous enserrent, nous constatons à quel point l'aspiration écologique unit et canalise les mouvements sociaux. D'un côté à l'autre de la planète, les acteurs de cette émancipation politique et humaniste convergent dans le sens d'une demande de projet global et durable de développement. Idéologiquement, cet objectif ne se prétend possible qu'à partir du moment où chacun obtient la place qui lui est due au grand banquet de l'homme réconcilié. Certes, les nouveaux projets altermondialistes évoluent, se dégageant rapidement de l'empathie mystique et du regard allocentrique qui pouvait les freiner. Et même si des écarts socio-économiques énormes et des différences socioculturelles profondes séparent les acteurs de ces mouvements de revendication de par le monde, il est certain qu'un vaste projet de réhabilitation du développement humain harmonieux semble peu à peu dresser les liens d'une société globale pour le moins consciente et réactive.
Pourtant, la question de la place des pays pauvres dans ce grand dessein reste continuellement posée, lui donnant plus l'air d'une douce ritournelle que d'une préoccupation éminemment politique. Plus tard, ce schéma se complexifie lorsque l'on tente de mettre en exergue les particularismes macro-régionaux, voire locaux. Ainsi, le cas du Mexique paraît opportun, pour apporter à la pensée globale les pistes d'une réflexion critique. L'une des idées sous-jacentes de ce texte est de montrer les paradoxes émergents de l'enchevêtrement délicat des politiques nationales, régionales et locales, dans un pays fortement sollicité, confronté à la nécessité de s'adapter aux directives globales et d'emboîter le pas à un régime de développement hautement dominant et unilatéral.
Par la suite, la seconde idée, qui tracera en filigrane tout au long de ce texte les prémisses d'une posture scientifique et morale, suggérera de replacer l'autre local et latéral au coeur du débat fondamental. En ce sens, plus qu'un exemple, le Mexique est une des constructions modernes les plus emblématiques de la douloureuse et complexe relation d'altérité. Récemment, la colonisation symbolique et idéologique, ainsi que le métissage des identités ethnoculturelles semblent avoir atteint les frontières géographiques du territoire national. De manière certes hétérogène dans l'espace, selon des modes syncrétiques d'acculturation différents, le pays est arrivé à une relative unification de ses populations. Pour autant, l'emploi des termes 'unifié' et 'homogène' dévoile ici l'ampleur de leur antonymie. Les "homogénismes culturels" (terme préféré à celui d'homogénéités, car il induit le caractère exogène, endétique du point de vue éco-systémique, d'un processus sociopolitique contraignant) ne dépassent que rarement les limites spatiales de la micro-région, renvoyant d'ailleurs souvent le découpage du territoire en Etats, à une forme archaïque de cristallisation politique.
"La question indienne": dans le lointain déraciné
Au milieu de cette constitution culturelle et politique tourmentée, la question indienne devient récurrente. Certes, les préoccupations politiques unificatrices n'ont eu de cesse de traiter, d'occulter ou "d'éradiquer" le problème indigène. Mais la critique la plus féroce se tourne sans doute vers notre Occident, et le positivisme de la science en particulier, qui a réifié et porté au rang de problème celui de la question indienne. Sans pour autant vouloir porter de jugement déplacé, il devient préoccupant de constater qu'une telle question emprunte des voies de plus en plus ambiguës. Ainsi, la problématique de la reconnaissance de l'autre semble se transformer bien souvent en "problème de la place de l'autre". Autrement dit, le regard occidental (et scientifique en particulier) joue ici un rôle majeur, en placant au centre du débat la question de l'existence de l'autre indigène et de sa place dans la société moderne.[ 1]
C'est-à-dire que nous posons "sereinement" la question de savoir quelle place il conviendrait de lui donner, voire, et c'est là où le débat devient plus pervers, quel rôle pourrait-on lui donner? Ou en somme: quel rôle est-il capable de jouer? Le phénomène est sans doute assez simple et nous sentons perceptiblement la préoccupation ethnocentrique qui taraude cette question. Arriver à planter l'autre indigène en un point cardinal de notre espace identitaire propre, nous permet indéniablement de mieux nous situer dans ces nouveaux processus transnationaux qui nous absorbent; et cela, quitte à le faire au prix de son déracinement par translation (au sens écologique du terme).
D'une part, les dommages collatéraux[ 2] sont rarement évoqués, autrement que dans un souci de compréhension rationnelle, de connaissance ontologique et bien souvent de conservation unilatérale des données. D'autre part, un large mouvement s'implique dans l'action et se joint à "la lutte" pour la cause et l'émancipation des peuples indigènes. Pourtant, discours mystifiant et malaise allopathique y sont souvent associés et il devient difficile de réfléchir et d'agir avec une vision globale et une conscience sensible de l'ensemble du rapport des forces anthropiques.
Dès lors, "les Indiens" sont relégués à la périphérie de notre cercle de sociétés modernes constituées, construisant par là-même les fondations du mur défensif, qui nous enfermera plutôt qu'il nous protègera[ 3]. A l'inverse, le rejet présupposé de ces barrières nous amènerait certes à la reconnaissance de l'autre et à l'acceptation de notre humanité comme une "inférence à l'interférence de notre histoire dissociée", pourrait-on dire[4]. Pourtant, l'incertitude demeure alors dans ce cas, à propos du partage et de l'aide réelle dont l'un et l'autre devraient se nourrir. La notion de 'développement' est sans doute celle qui, à l'heure actuelle, se rapproche le plus de cette vaste réflexion. Mais c'est aussi, nécessairement, un des concepts les plus malmenés par les sciences sociales, surtout depuis leur autonomisation heuristique de l'histoire coloniale[5].
2. Le développement: pour aller au-delà de l'ingérence éthique?
Nous touchons là au fondement éthique de la question du développement. Les sciences sociales, et la sociologie du développement en particulier, ne nous ont livré bien souvent que des analyses d'expertise ou bien une critique de la manipulation larvée qui gangrène tout procès de développement concerté. Dans la littérature appropriée, il n'est pas rare de remarquer que l'évocation de projets de développement qui ont porté leurs fruits reste encore de l'ordre du cas de figure et élevé au rang d'exemple.[ 6]
Les critiques sévères qui ont été faites à la sociologie du développement (expertise, entreprise néo-colonialiste, ambiguïté des méthodes et techniques d'enquête, reflet idéalisé et ethnocentrique de la société moderne aboutie...) ne doivent pourtant pas nous ralentir dans la réflexion de la voie soutenable et soutenue de la question du développement. Mais il est évident, et mes mots ne font que se joindre aux autres qui me précèdent (Jean-Pierre Olivier de Sardan, 1995), que la participation réelle des populations locales à tous les niveaux de la construction et de la gestion du projet demeure primordiale.
Un autre aspect essentiel de cette préoccupation développementaliste réside également dans la prise de conscience de l'indissociable rapport entre l'homme et son environnement. C'est-à-dire, en somme, une écologie complète, de laquelle le paysage humain[ 7] ne doit plus être soustrait. Certes, ces mots ne font qu'insister sur des évidences, mais il est alors important de se rappeler que de telles évidences ne sont chez nous que le fruit encore vert d'une conscience élaborée dans le douillet confort du "progrès" occidental.
3. Ecologie: quand les flamants roses ont la gorge nouée...
Depuis deux décennies, l'écologie globale a obtenu une place prépondérante dans notre imaginaire collectif (entendu abruptement comme "le discours de soi sur soi"), au point de la convertir en "science du moment". L'induction privilégiée, et simpliste, nous incite généralement à penser en termes d'"usage et utilisation de la nature et de ses ressources dans le respect de l'environnement et dans l'intention de transmission de ce patrimoine aux générations futures"[ 8]. Mais cela ne doit pas éluder l'idée fondamentale que la question n'est pas de savoir comment préserver la planète, "sinon comment conserver tous et chacun des milliers d'écosystèmes humains, toutes et chacune des milles petites parcelles de terre, qui sont de manière caractéristique, non seulement uniques et inestimables, mais surtout irremplaçables" (Ronald Nigh, 1995, p. 178)
Ce labeur et cette contrainte fondamentale ne peuvent être opératoires que dans la mesure où nous admettons que la conservation de chaque morceau de terre est du devoir des peuples autochtones, ceux qui les travaillent, produisent et survivent grâce à eux. Depuis des générations, certaines communautés ont vécu dans ces espaces qu'ils connaissent profondément et avec lesquels ils ont tissé un ensemble complexe de relations éco-logiques. En cela, nous sommes bien loin d'une relation magique, même si, par exotisme, elle peut apparaître merveilleuse[ 9]. La majorité des peuples du Mexique ont su préserver cette forme de relation au milieu. Encore faut-il rappeler les évidences: cela n'est envisageable que grâce à un long processus de transmission, qui est régulièrement malmené par les interférences exogènes particulièrement. De même, la connaissance écosystémique complexe et les savoirs traditionnels dérivés ne sont pas figés; les "peuples" qui les manipulent et en sont les détenteurs délégués sont en perpétuelle mutation. Les dernières régions naturelles, considérées parfois de manière symbolique et erronée comme les dernières marques vierges de l'empreinte humaine, sont en fait le territoire identitaire absolu des indiens. Il est curieux de constater aussi fréquemment le poids de l'enchantement qui est engagé dans cette représentation collective. Cette 'altérité débordée', en quelque sorte, que l'on s'ingénue à 'éponger' de notre méconnaissance. Ainsi, dans la réalité géo-physique, celle du Mexique en particulier, il convient de constater que les Indiens sont très largement dépossédés de leur milieu, par l'exploitation des matières premières essentiellement. De telle sorte que par méconnaissance et par souci de stigmatisation, nous réussissons la prouesse de pénétrer par destruction (et de nous octroyer) les territoires auxquels nous les avions symboliquement associés.
Les écosystèmes, entendus dans leur acceptation la plus large (et la seule valable), c'est-à-dire incluant l'homme comme élément écologique fondamental et lui restituant le pouvoir d'action et d'évolution qui lui est propre, ne sont bien sûr plus que des îlots[ 10] soumis aux conditions parfois menaçantes de l'intervention humaine. Les politiques nationales notamment, les programmes de "développement", ainsi que les plans d'investissement des banques multilatérales ont altéré les écosystèmes, fragmenté et modifié les activités humaines traditionnelles (entendues comme historiquement et culturellement appliquées à la zone éco-géographique concernée), et déconnecté les liens sociaux à travers lesquels se tissent les schèmes de la désignation et de la reconnaissance de l'autre.
Le Mexique en particulier a réussi à mener à bien un programme à échelle nationale, plutôt qu'une politique proprement dite, concernant la conservation des écosystèmes naturels. La richesse du patrimoine naturel national incite effectivement à agir et à poursuivre un vaste processus de préservation. Cela est inscrit en filigrane dans la constitution du pays, donnant au peuple mexicain droit et accès au milieu ambiant; impliquant de la même manière la nécessaire préservation de ce dernier et la légitimité d'une gestion et d'une protection organisée. Depuis les années cinquante, le pays s'engage en partie dans cette voie, sans pour autant, il est clair, la promouvoir au rang d'un objectif public principal (comme c'est le cas au Surinam qui, depuis son indépendance, a posé l'écologie comme pivot central de sa politique nationale). L'adhésion du Mexique à la dynamique initiée à Stockholm, puis entérinée par le sommet de Rio (1992) a permis au pays de se placer comme exemple pour les pays d'Amérique latine. La création ultérieure de la SEMARNAP[ 11], l'organisme gouvernemental chargé de la gestion des ressources naturelles et, à moindre mesure, du suivi sur le terrain de la mise en place effective des politiques centrales de préservation, a donné une impulsion importante à cette dynamique.
Pourtant, nombre de problèmes subsistent, en particulier au niveau des rouages entre l'expression d'une intention politique de la capitale centraliste, Mexico, et les régions (en Etats fédéraux), qui adaptent le discours transmis. Mais le doute persiste tout d'abord sur les intentions réelles du gouvernement national, à travers l'élaboration de ses programmes de protection. Il n'est d'ailleurs pas anodin de remarquer que dans la volumineuse littérature qui accompagne les directives de Mexico en matière d'écologie, c'est le terme 'préservation' qui apparaît méthodiquement. A l'inverse, celui de 'conservation' est encore timide dans ce jargon administratif[ 12].
4. ...et les autruches font de la politique
Ensuite, rappelant ce que je mentionnais plus haut, les espaces naturels à protéger sont étroitement liés aux groupes indiens et sont devenus l'expression emblématique de leurs territoires identitaires. Il est peut-être nécessaire de souligner que les efforts et ressources toujours croissants du gouvernement, des banques de développement et des ONG (organisations non gouvernementales) internationales qui appuient les programmes de préservation, se canalisent à travers des circuits de distribution qui étaient traditionnellement dédiés aux groupes indiens minorisés et paupérisés. En l'occurrence, cela constitue ipso facto, même de la part des acteurs étrangers, une politique indigéniste. Cependant, ce resserrement des actions vers le local entraîne parfois des déséquilibres, plaçant tour à tour, et non simultanément et comme un tout, l'urgence d'agir sur le milieu ou sur les hommes qui lui donnent vie. C'est peut-être là la principale faille du modèle mexicain, accentuée également par la recherche permanente de débouchés économiques à grande échelle, comme c'est le cas par exemple avec le tourisme de masse (création ex-nihilo de grands centres touristiques comme Cancún dans les Caraïbes, au milieu des marais et d'une zone inextricable de mangrove rouge, ou bien du complexe des Baies de Huatulco, côte pacifique, surgi au coeur d'un site escarpé difficile d'accès).
Autre problème majeur, sur le plan local cette fois, la corruption souvent systématisée et la "réorientation" des programmes de soutien vers le développement localisé ou vers la conservation de l'environnement[ 13]. Une étude à plus long terme sur le sujet serait intéressante et permettrait de dégager des schèmes de fonctionnement propres au groupe minoritaire dominant. Mais l'on peut déjà présumer de petits arrangements par rapport au Plan de développement national, et en particulier le plan environnemental et ressources naturelles. En effet, le Mexique comme l'ensemble des pays d'Amérique latine, a permis la rémanence d'une élite politique et économique, latifundiste et hacendera, qui domine encore les régions fédéralisées, même si c'est plus opaque qu'au milieu du XXème siècle.
Il est nécessaire de hisser la réflexion jusqu'au champ du politique et de questionner spécifiquement la sphère du pouvoir qui régit le politique sur le plan régional. Car c'est certainement par ce biais que le rapport symbolique (et par conséquent l'aide concrète de développement) entre groupes indiens et territoires a été assujetti. En effet, le lien entre simultanéité et superposition spatiale des terres indiennes et de la biodiversité provient des patrons culturels indiens ancestraux, qui ont permis la conservation d'une telle biodiversité. Mais pour autant, force est de constater que cette généralisation aux espaces traditionnels indigènes ne fonctionne plus. Quelques zones spécifiques nous permettent encore d'évaluer - si ce n'est pas plutôt d'estimer - l'ampleur de "l'amnésie" des savoirs traditionnels qui touche ces régions reculées.
Il est certain que des éléments de réponse a cette pathologie socioculturelle résident avant tout dans les processus de transmission autochtone des savoirs, autrement dit, par translation simple, dans le système éducatif national qui a été apposé. Il serait plus simple d'incriminer la globalisation hégémonique et de suggérer tour à tour les maux qu'elle traîne dans son sillage: libéralisation des ressources naturelles, uniformisation des pensées et des modes de vie sur un mode 'gringotesque', violence symbolique et prédominance de la raison financière, modernisation des techniques et des outils qui restent inégalement partagés...
Ce serait pourtant ignorer l'Histoire et la naissance d'une domination politique oligarchique; ce serait également minimiser les capacités des peuples autochtones à s'adapter et à proposer des alternatives. Mais ce serait surtout nous détourner du rôle majeur endossé par les élites locales. Robert Hume, prix Nobel de la paix, a considérablement aidé à recentrer le débat, en proposant notamment le concept hybride de "glocalisation". Car en somme, et c'est l'un des postulats de mon travail: la mondialisation est avant tout l'hyperlocalisation des rapports sociaux et l'autonomisation régionalisée des leaderships politiques. Mais je laisserai à d'autres le soin d'argumenter cette réflexion inachevée (et encore en construction dans ma recherche) et me retrancherai derrière le fait que nous dépasserions alors largement les cadres dela réflexion que j'ai initiée dans ce texte.
Dans le second mouvement de cet article, je m'attacherai à préciser et décrire le modèle mexicain, puis plus spécifiquement l'entité éco-géo-humaine (écosystémique) que forme la péninsule du Yucatán. Les basses terres du Mayab, le pays mythique des Mayas de la grande plaine, sont traversées de part en part par des mouvements de développement, de dislocation et de reconstruction anthroponymiques, qui altèrent profondément la maïeutique d'un processus stable et viable de développement.
Deuxième partie
Le cas du Mexique: entre programme national de préservation des écosystèmes complexes et politiques régionales de patrimonialisation prospectives
S'il est possible de situer au début des années 70 l'élaboration d'une démarche politique nationale en vue de la préservation de l'environnement et des ressources naturelles, il est impératif de rappeler qu'elle s'associait à deux objectifs majeurs pour le pays. Tout d'abord, un vaste processus de préparation et de conformation du territoire au tourisme de masse. Egalement, une tentative de désenclavement par l'économique de régions éloignées, offrant de bonnes conditions naturelles pour une exploitation durable.
Précisons ces deux points à travers deux exemples. Complexe emblématique et fer de lance de l'industrie touristique mexicaine, Cancún, sur la côte caraïbe de la péninsule du Yucatán, représente sans doute l'un des projets les plus aboutis et les plus impressionnants. En grande partie mise sur pied grâce à des fonds étrangers, l'énorme zone hôtelière de la ville a permis de donner au pays un afflux de capitaux et de devises non négligeable. Le site du projet, alors une zone marécageuse dans l'épaisse mangrove du littoral, était pratiquement dépourvu de peuplement humain, comme l'ensemble de la zone côtière. Les groupes de l'aire culturelle maya qui s'étend jusque là se trouvaient plus profondément situés dans la forêt du Peten, qui borde la zone côtière. A partir du moment où la décision centralisée à Mexico a été prise de démarrer les constructions, l'ensemble de la sous-région géographique formée par la péninsule, a dû s'adapter. Localement, les processus d'aménagement territorial ont abouti à l'assèchement des zones marécageuses, à l'encerclement du site et sa normatisation par des voies de communication rigidifiées, incluant notamment les routes maritimes (par exemple pour le tourisme de croisière qui s'arrêtera bientôt cinq fois par semaine sur la côte, ou bien pour l'activité de pêche le long de la côte, régie par les zones de navigation côtière et les accès réservés aux sites de pêche); ils ont également conduit à un phénomène d'urbanisation dense, sans véritable plan d'occupation des sols. Cela a entraîné le morcellement parcellaire du littoral et son découpage en fonction du statut socio-économique des propriétaires, marquant dans l'espace, et d'emblée par sa toponymie, l'altérisation irréversible du tissu éco-social[ 14]. De plus, le désir de distinction, affiché à la fois par les ambitions architecturales des élites et l'appropriation au prix fort (en rapport au prix en dollars du mètre linéaire de front de mer) de franges de plages vierges et éloignées des centres de peuplement autochtones plus anciens (et plus modestes), stigmatise de manière durable et ostentatoire la volonté de marquer les limites topographiques d'espaces socio-économiques inconciliables.
Le second point pourrait être largement explicité avec le cas du Chiapas, ou bien de la zone henequenera de la plaine yucatèque. Avec l'ouverture des marchés étrangers, le développement des voies d'accès à ces environnements plus éloignés, latifundistes dans le premier cas et hacenderos dans le second, ont cherché à modifier et étendre leurs possessions terriennes. La nature, bien entendu, a été largement adaptée en vue de l'intégration de monocultures extensives (et abusives du point de vue ethno-écologique), voire, de productions éco-industrielles régionalisées (marquées par les distinctions socioculturelles entre populations urbanisées, en étroit rapport avec Mérida, et populations rurales mayas démunies). Ainsi, le développement de la péninsule a-t-il toujours été régi par une ségmentation du territoire et de ses habitants en différentes zones de production.
Ces zones sont encore le cadre de référence à travers lequel est pensée la globalité de l'entité territoriale de la péninsule. C'est-à-dire que les écosystèmes variés, humains et naturels, ont été ramenés à cinq espaces de production économique distincts, pratiquement hermétiques les uns aux autres. Se dégageant en cercles presque concentriques autour de la ville de Mérida, nous avons d'abord la zone de production du henequen, la zone du maïs, celle des agrumes. A l'est de Mérida, la grosse bourgade de Tizimin centralise la zone du bétail. Enfin, la zone côtière, apparentée à la zone de pêche, est celle qui, historiquement, a été la moins utilisée, l'activité de pêche n'ayant été que très tardivement modernisée[ 15].
Il est certain que le développement touristique n'est qu'un aspect de ce mouvement plus large que j'évoque et qui pourrait se synthétiser en un processus d'appropriation et d'exploitation des écosystèmes locaux. Nous sommes là au coeur de la problématique et de multiples ouvertures s'offrent à nous.
D'emblée, je privilégie l'approche écosociologique, qui me semble permettre une plus profonde et sereine appréhension de ce rapport particulier du paradigme hommes-natures. D'ailleurs ne peut-on parler ici de paradigme écologique? Schématiquement, cette posture et le champ de vision qu'elle offre à l'anthropologue, lui donne la possibilité de se dégager de la critique marxiste totalisante et de l'indigeste complexification de la mondialisation par les sciences sociales[ 16].
Afin de mieux cerner l'ensemble des forces et des transformations territoriales qui pèsent sur l'écosystème local complexe, il est important de remonter à la source, au coeur de l'idéologie politique qui transparaît à travers l'application des programmes nationaux liés à l'environnement.
1. Catégorisations pour la conservation de la biodiversité et stratégies nationales latentes
Sur les bases établies par les organismes internationaux (dans le contexte latino-américain) et le ministère de l'Environnement et des Ressources naturelles, a été élaborée une classification des aires protégées, dont l'un des buts est de permettre une meilleure protection des écosystèmes, en incluant officiellement la donnée humaine. Ces catégories sont les suivantes: Réserve scientifique, Parc national, Monument naturel, Réserve pour la conservation de la Nature, Paysage protégé, Réserve de ressources, Réserve anthropologique, Aire de gestion pour usage multiple, Réserve de la biosphère et Site de patrimoine naturel.
Parmi celles-ci, la Réserve de ressources, en particulier, implique qu'il y a des zones très riches dans lesquelles les projets de gestion des ressources naturelles n'ont pas encore été définis. Ce qui est alors envisagé, c'est d'empêcher l'utilisation extensive et abusive des ressources, afin de préserver ce réservoir local de potentialités pour le futur. Le programme officiel précise que dans ces zones délimitées ne puissent seulement être menées que les activités traditionnelles d'exploitation, par les collectivités autochtones.
Mais l'option la plus fréquente au Mexique, consiste à privilégier deux autres appellations: la Réserve naturelle, comme dans le cas de la Réserve Ría Lagartos, au nord de la côte, et le Parc naturel, comme dans le cas du Parc naturel de la Laguna de Celestùn. Ce dernier indique clairement l'usage touristique envisagé pour le lieu. Fort de cette dénommination parcellaire, la collectivité villageoise de Celestun, unique communauté installée dans cet espace réservé, a su intelligemment développer une manne touristique de plus en plus abondante, lui permettant une reconversion économique durable.
Le gouvernement fédéral, qui commande au développement de cette option touristique viable, s'engage alors dans le développement des infrastructures, des voies d'accès et des services en lien avec cet espace. Cela participe à l'amélioration des conditions de vie des habitants du village, mais ce sont également autant de fonds qui ne seront pas investis dans des communautés nécessiteuses. Rapidement, des conflits émergent entre collectivités voisines, partageant pourtant un même espace géographique, une commune entité écologique et un même horizon. Ces conflits gagnent peu à peu l'ensemble des sphères de la vie sociale, en commençant d'abord par l'activité primordiale de la pêche et ses découpages riverains.
Dans le cas de la Réserve naturelle, la conservation radicale du milieu ambiant et des ressources naturelles est privilégiée. La place des populations qui y sont implantées ultérieurement à la création est respectée, mais les contraintes pèsent sur leur vie quotidienne, de même que les réglementations des usages et des pratiques locales, ainsi que la normatisation du rapport au lieu, rigidifiée par les lois de protection du milieu. Autant d'éléments perturbateurs qui contraignent les habitants à s'adapter au nouveau code de conduite imposé par l'Administration, quitte à risquer bien souvent à l'enfreindre et le contourner et d'en payer le prix fort (amendes coûteuses et incarcération).
Le cas de la Rérseve de Ria Lagartos témoigne parfaitement de cela. Les conflits émergents sont directements suscités par la relation d'altérité forte qui s'exerce, entre les autochtones, utilisateurs de l'espace (de la forêt pour le bois, de la mer pour les compléments alimentaires familiaux, de la mangrove et des salines pour ouvrir de nouvelles options de développement économique), et les agents administratifs de la SEMARNAP. L'interdiction de la chasse, source d'une rentrée substancielle de nourriture et d'équilibrage de la diète des familles de pêcheurs, est un exemple marquant dela réclusion de l'autre dans son propre espace intime et familier.
Dans un cas comme dans l'autre, les conflictualisations naissantes, qui peuvent d'ailleurs parfois cloisonner et casser les relations de solidarité entre les villages voisins (comme c'est le cas entre San Felipe, situé à la lisière de la Réserve, et Rio Lagartos, au coeur de celli-ci). Nous le retrouvons dans les discours de l'un sur l'autre, dans l'imaginaire collectif et même dans l'affiliation politique[ 17].
La mise en réserve de l'espace: l'altérisation amputée et empruntée
Si l'on percoit bien dans ce cas les intentions politiques d'appropriation dans le futur, il n'en reste pas moins que la situation des minorités qui y vivent et qui en vivent demeure parfois préocupante. Et l'on peut imaginer le problème dans ce cas de la revendication locale. En effet, pour éviter la destruction de la zone naturelle concernée, on en limite drastiquement l'accès et l'usage. A l'encontre du principe de développement, cette politique restrictive et conservatiste pose de réelles difficultés aux populations locales qui entretiennent un tissu de relations avec le milieu. Car il n'y pratiquement plus de zones dans lesquelles les groupes indigènes n'ont pas encore établi de liens avec les frontières de l'économie nationale ou transnationale et n'entretiennent de rapports étroits avec le reste de la société régionale, notamment urbaine.
Pourtant, face à la rigidité du système imposé, les communautés villageoises maya se voient contraintes à plusieurs options (options qui contrecarrent la dynamique de développement): la première, qui est pour l'instant la plus prégnante, est la migration. En somme, en faisant peser sur son milieu d'origine un ensemble réglementé de normes et d'interdits, l'individu est poussé a quitter son territoire identitaire, généralement lieu familial d'origine, pour s'aventurer dans d'autres zones de peuplement. Ces dernières sont très souvent des espaces de métissages, où la culture urbaine prédomine. S'ensuit alors péniblement la misère sociale, l'acculturation et un long processus de reconstruction identitaire, individuelle et collective. Dans ce cas, la renomination de soi passe obligatoirement par la douleur et le nécessaire assujettissement aux codes et aux normes de distinction en vigueur dans le lieu d'accueil.
Une variante se présente fréquemment: les modes de migrations pendulaire et temporaire. Les individus, ou la famille entière, sont amenés à migrer entre l'espace côtier et l'arrière-pays, à la recherche de travail dans d'autres zones d'exploitation. Au départ, ce qui n'était bien souvent qu'un voyage ponctuel, tend à se répéter de manière saisonnière, puis avec des temps de séjour nettement plus longs, conduisant inexorablement à un exode et à une sédentarisation définitive des familles entières. Invariablement, la conflictualisation des rapports sociaux cristallise le groupe d'accueil et la venue de l'étranger. L'autre, marginalisé, est relégué aux périphéries physiques du village d'accueil, dans des environnements naturels peu favorables au développement sain de la personne. Ainsi est-ce le cas de Progreso, unique port de quelque importance sur la côte, qui voit sa périphérie grossir et des baraquements de fortune (mais appelés à durer) s'étendre toujours plus loin dans les marais.
La seconde option qui est envisagée est de demeurer sur place. Mais cela se traduit par des situations qui poussent au changement, tant sur le plan des pratiques et des savoirs qu'elles engagent, qu'au niveau familial et individuel. Dans le premier sens, ce sont les formes ancestrales de connaissance du milieu et de reconnaissance de l'autre homonyme qui sont ébranlées. Sans pour autant sombrer dans le déterminisme et l'immobilisme, il est évident que la rupture qui s'opère contraint nécessairement les individus à trouver des alternatives viables nouvelles.
La modulation sociale et l'émergence de nouveaux liens et liants sociaux conditionne rapidement l'ensemble de la communauté villageoise et l'engage dans une redéfinition de son propre terrain d'activité, voire des fondations de l'imaginaire collectif associé au milieu. Ainsi, dans la réserve de Río Lagartos, les normes de protection des espèces imposent notamment une réglementation stricte en matière de pêche dans la lagune. Mailles de filets agrandies (pour permettre la survie et le renouvellement des jeunes crevettes) et restriction de la pêche "à pied" de certaines espèces de poulpes, ont influé directement sur les pratiques et le maintien économique de la communauté. En effet, les filets de pêche initialement utilisés pour la crevette permettaient également de drainer une quantité importante de mollusques, destinés à la revente dans les villages voisins de l'intérieur des terres. De même, l'interdiction de certaines pratiques de pêche en ont terminé avec une large organisation de pêche familiale, dans laquelle chaque membre de la famille, depuis le grand-père jusqu'aux petits-enfants, avait sa place, son rôle et sa charge. Destinée essentiellement à l'autosuffisance familiale, cette pêche de bord de mer a pratiquement disparu, provoquant l'érosion du fonctionnement social clos et rompant la transmission symbolique du milieu entre les générations.
Cette thématique mériterait un plus ample travail d'observation et d'analyse, qui pourrait donner un éclairage plus précis sur la condition de "l'autre emprunté", c'est-à-dire cet étranger de la migration et de l'exode. Je ne m'y attacherai pas ici, pour privilégier une autre idée: celle de l'autre imposé.
Des réserves pour quel futur? L'autre minoré et l'espace imposé
Le doute plane quant à l'optique soutenable, durable, de telles entités biogéographiques circonscrites par la loi. En effet, les transferts de pouvoir fluctuants et souterrains entre pouvoir central et élites régionales risquent à terme de peser lourd sur le devenir de ces espaces fermés. Sans pour autant tomber dans une vision dramatique, on ne peut pour autant occulter l'idée que ces zones préservées servent actuellement de réservoirs de ressources naturelles dans la perspective d'un projet ultérieur de développement économique régional.
Quelques indices nous l'indiquent déjà: plans d'aménagement des voies publiques et de créations de nouvelles infrastructures routières vers des zones isolées de la côte ou de l'intérieur des terres[ 18]; programmes internationaux de coopération et d'investigation (archéologie et faune notamment) dans des zones fermées, offrant à terme de nouvelles options de développement touristique[19].
Certes, il est probable que les populations autochtones bénéficieront par certains aspects de ces ouvertures territoriales et profiteront de nouvelles alternatives économiques pour se stabiliser dans leur territoire propre. Mais dans cette délicate évaluation des avantages et des inconvénients pour les populations locales, il est certain que les changements qui surgiraient transformeraient de manière irrémédiable l'ensemble écosystémique. A titre d'exemple, le pays regorge de cas similaires. Je prends volontiers celui de Coatzacoalcos, qui me permettra de poursuivre ensuite dans mon idée.
Situé au creux du Golfe du Mexique, le site industriel de Coatzacoalcos a surgi au milieu d'un environnement sans grandes potentialités de développement d'avenir. Son essor impressionnant est dû exclusivement à l'activité d'exploitation pétrolière en Offshore, au large de ses côtes. Ce qui n'était rien il n'y a encore que vingt ans est aujourd'hui l'une des villes du pays qui connaît le plus fort taux d'immigration. Entièrement fondée sur une activité unique et ses corollaires dans le secteur tertiaire, la ville est devenue un centre majeur de relocalisation de migrants.
Ainsi, l'espace local renommé et l'autre imposé doivent composer ensemble et jeter les bases d'une entité socio-écologique naissante, souvent dans l'urgence et dans la crise de la sédimentation du lien social. L'exclusion sociale et l'abandon symbolique de l'espace se traduisent souvent par la perte de conscience écologique et les déficits en matière d'hygiène et de protection familiale.
Les minorisations ethniques et culturelles, ainsi que le dépaysement littéral et latéral des altérités dans un territoire spécifique, engagent la région géo-politique dans son ensemble dans un mouvement de relocalisation et de convergence politique sur le lieu. Cette étape préfigure parfois le développement de nouveaux déséquilibres locaux, qui conditionnent les nouveaux groupes en voie de minorisation qui demeurent hors des flux, et conduisant souvent à l'émergence de nouveaux critères de séparation et de distanciation de l'autre ruralisé.
2. L'idéologie écologique et les stratégies d'aliénation de l'autre
La fragmentation du territoire par les activités économiques et les projets de développement d'envergure ont permis l'émergence d'espaces hétérogènes, rompant par là-même les liens identitaires qui pouvaient encore permettre à la société métisse de comprendre la demande indienne. Par là-même, et au-delà de la parole locale, la société globale doit sans doute dans un premier temps reconsidérer les fondements de la conscience écologique dont elle prétend être la garante.
Jusqu'à maintenant, j'ai tenté de montrer le rôle que tenait l'espace et l'importance de la relation écologique dans la construction des représentations d'altérité. Proposé autrement, nous comprenons à quel point le "dire l'autre" et le "vivre l'autre" sont inextricablement liés à la conception que nous avons de son propre milieu et du rapport de ce dernier avec son environnement.
Ainsi me parait-il opportun de préciser que la vision romantique que nous avons de "l'indien", à la fois détenteur de savoirs magiques et en symbiose avec le biotique environnant est avant tout la résultante de notre propre incapacité à pouvoir concevoir l'autre indigène comme l'acteur principal de son destin et comme capable de penser son propre développement. Par digression, j'oserais presque dire que les sciences sociales participent également à cette construction exotique, de manière latérale et diachronique, en approfondissant régulièrement la question du rapport ethnocentrique, sans pourtant se résoudre à la poser au cours des enquêtes de terrain.
Cette tendance conduit nombre de personnes à agir pour la conservation et l'"écologie", minimisant par leurs actions pour et sur le milieu la part de l'action nécessaire pour se porter au service de l'autre marginal, qu'il soit indien ou métis. A l'inverse d'agir directement sur le milieu, d'autres prennent conscience de l'importance de l'aide aux peuples minorisés, souvent avec l'idée que leur disparitiom entraînerait une perte de savoir traditionnel pour notre humanité. Mais ce ne sont là finalement que les deux mêmes charnières d'un unique engagement.
Dans le Yucatán, comme certainement dans d'autres Etats du Mexique, l'une des directives principales en termes d'éducation rurale est de "favoriser dès l'enfance la prise de conscience de l'importance de l'écologie". Cette idée certes très tolérante, cache parfois une stratégie politique d'homogénéisation de la pensée et d'assujettissement des collectivités rurales pauvres et qui ne disposent pas des mêmes opportunités en matière d'éducation. En effet, force est de constater que ce n'est ni au geste écologique, ni à la construction collective d'une pensée écologique évolutive que les discours institutionnels conduisent véritablement; il s'agit plutôt de préparer le terrain favorablement, de manière à accepter avec conviction des plans de protection et de déviation de l'espace local pour d'autres fins.
L'écotourisme: un exemple intéressant du traitement de l'altérité
L'exemple de l'écotourisme est significatif. Il est au Yucatán le schéma de développement le plus couramment proposé. Deux différences implicites tentent de le séparer du tourisme mutilant de la grosse industrie mondiale: tout d'abord parce que c'est une option touristique respectueuse et non dégradante (dans les deux sens du terme) pour le milieu ambiant. Ensuite, parce qu'elle induit également le respect de "l'autochtone", à travers sa valorisation, et permet une redistribution localisée et donc plus équitable des capitaux. Comme le précise Ronald Nigh (1995), c'est en somme la conservation par l'utilisation.
Mais il est clair que l'écotourisme ne propose pas d'avancées plus durables que tout autre projet de développement. Tant que ces engagements d'avenir dans la reconnaissance de l'espace écosystémique et l'aide réelle aux populations marginalisées ne changeront pas dans leur conception, le rapport demeurera biaisé. En effet, sont encore rares les projets qui sont élaborés en partenariat et menés à bien par les premiers intéressés. Les quelques projets communautaires qui font encore figure d'expériences pilotes proposent généralement un contrôle global et autonome sur l'ensemble des strates du projet. Reste encore pour qu'un tel projet soit éthiquement acceptable, qu'il soit le fruit de l'émanation d'un désir collectif et non pas d'une nécessité exogène.
De manière générale donc, l'idéologie gênante est que l'on recherche notre propre reconnaissance par l'autre, et donc une acceptation de fait, en lui offrant le gouffre de notre différence: notre distance à la nécessité première, celle qui nous retient de tout notre corps à la nature[ 20].
Folklorisation et périphérisation dans le rapport visiteur/visité
Face à une telle émancipation, la réalité du déséquilibre encourage les acteurs locaux à jouer le jeu de l'acceptation. Que ce soit par subterfuge réfléchi et par nécessité économique, ou bien par conditionnement inconscient, l'autre local s'engage dans une folklorisation de lui-même, entraînant par là-même toute relation avec l'étranger dans une caricaturisation dont il devient difficile de s'extraire (le rapport touriste-autochtone, résident-temporaire).
Afin de préciser ce processus particulier, je prendrai l'exemple des lancheros (les guides-conducteurs de barques à moteur) de Celestún, village côtier au nord-ouest de la péninsule. Avant l'élaboration du projet écotouristique, qui était censé faire de la zone du littoral de Celestún et de sa lagune un lieu privilégié pour le développement du tourisme, ces hommes étaient pour majorité des pêcheurs. Ils louaient leurs services aux grosses coopératives de pêche privées, en échange d'une rétribution financière (parfois en nature) et de leur équipement de pêche. Précisons pour l'ironie du détail, que ces coopératives sous-louent fréquemment les embarcations, l'accastillage et l'équipement aux pêcheurs, déduisant de la marge qu'ils font sur leur pêche le prix de cette location. Depuis l'ouverture de ce nouveau mode de développement, ces hommes ont d'abord été détournés de leurs activités initiales, afin de satisfaire un tourisme curieux et désireux de vivre le voyage maritime et lagunaire et de sentir de manière plus palpable le goût du vrai. Ces éléments de décor ne sont pas anodins et ne doivent rien au hasard. Ils permettent au visiteur de transcender le périple touristique et de croire en l'expérience de la 'vie vraie': la fusion avec un environnement qu'il croit connaître, à travers le rapprochement physique et l'appropriation du discours du lanchero "sur" le milieu, puis à travers la perception confuse mais vibrante d'avoir partagé avec son guide le sens de cet univers qui lui est si lointain.
Nous sommes là devant les prémisses d'un mouvement plus diffus de folklorisation, et des activités autochtones, et des discours endémiques. En effet, dans un premier temps, c'est le mode de vivre des habitants qui est réordonnancé, de manière à produire une série de signes, signes distinctifs, grossiers repères culturels, d'ailleurs souvent mis en avant par les habitants eux-mêmes. Ces marques distinctives et brutes deviennent rapidement le fil conducteur à travers lequel passera l'information, visuelle, puis discursive, entre le visiteur et le visité.
Il est important de souligner le rôle des concepteurs et des gestionnaires de projets locaux de développement, dans la mesure où ils sont en général eux-mêmes des individus extérieurs à la communauté locale, et partageant souvent le même ensemble de repères socioculturels que le groupe des visiteurs.
Au coeur du mode de vie, ce sont d'abord les activités les plus symboliques qui sont adaptées: rituels religieux, cérémonies festives. Puis c'est au tour des activités parallèles, en relation avec les grands événements de l'écosystème humain. Ainsi en est-il des rassemblements de pêche ou de chasse, qui doivent s'accomoder de l'élargissement du groupe à de nouveaux participants naïfs. Et ce sont finalement toutes les activités de la vie quotidienne et tous les signes de relation à l'écosystème bio-géo-social qui sont passés au crible de la stéréotypie. Une sélection, souvent concertée entre l'ensemble des acteurs, se dégage avec le temps, proposant une grille de lecture adaptée à la courte durée du séjour des visiteurs.
A une plus grande échelle, c'est-à-dire en l'occurrence au niveau macro-régional, que reste-t-il des groupes isolés qui n'ont pas renoncé à abandonner le pari d'une écologie politique volontaire? Vu de l'étranger, quelques souvenirs en colliers; vu de l'intérieur de la région, une série de marques spatiales et discursives suffisantes pour tracer durablement les contours d'écosystèmes appelés à cohabiter, pour négocier les conditions économiques de leur survie, plutôt que de leur survivance.
Conclusion
Nous ne pouvons que constater l'implication ambiguë des sphères politiques, nationales et régionales, qui pèsent physiquement sur les écosystèmes complexes, tout autant qu'elle se désengagent structurellement et symboliquement du concours au pari d'un développement assaini. Quel meilleur exemple que de voir que sur le terrain, ce sont les ONG et les organismes privés de l'étranger qui s'activent le plus, surtout dans les territoires les plus reculés et les plus impénétrables[ 21].
Pourtant, un aspect positif émerge de ce désengagement politique: la société globale et les grosses organisations internationales de développement devront prendre conscience et considérer les micro-projets d'autogestion et de développement local comme une alternative sérieuse et durable à la conservation d'un avenir accessible.
Ce serait alors également une chance pour signifier son erreur à une grande partie de la société globale, qui pense que la globalisation pesante, ainsi que les transformations politiques et sociales qu'elle engendre, dégradera inexorablement les identités locales, en favorisant un modèle standard d'homogénéisation des éco-cultures. Car il n'y a pas à mon avis de raisons de penser que les peuples minorisés ne peuvent pas expérimenter les changements technologiques, économiques et politiques qui se donnent à nous. C'est sans doute là l'issue la plus réaliste pour rendre possible la participation majeure des cultures locales à leur propre développement et à la proposition de nouveaux schèmes de reconnaissance de l'altérité.
L'Histoire et les stratégies hégémoniques de confinement de l'autre, autochtone, aux tropiques de son propre espace identitaire ont avant tout montré l'émergence des élites et la conquête par une minorité de la valeur universelle que représente la terre. Les processus syncrétiques d'appropriation de l'écosystème et la manipulation discursive des consciences ont permis que l'autre opposé, sous le visage de l'indien en particulier, soit radicalement retranché, soustrait parfois même physiquement à son milieu d'appartenance originel.
Il paraît donc inévitable pour que les populations minorisées survivent, qu'elles résistent aux systèmes politiques obsolètes et fassent remonter leurs exigences de participation dans l'activité locale globalisée. En ce sens, la conservation des écosystèmes locaux est une condition sine qua none pour asseoir les peuples minorisés dans une économie globale, facteur de développement. Il convient d'appuyer l'autonomie des groupes ethnoculturels et le contrôle qu'ils ont sur leurs propres territoires.
Nous avons un rôle important à jouer dans ce projet éthique, en proposant conjointement des modèles politiques alternatifs, en repensant notre centralité et notre engagement face à des systèmes écosystémiques locaux, mais surtout en questionnant le sens de l'autre que nous mobilisons.
Le morcellement des identités locales, sous la pression de la globalisation et de la diffusion d'aucuns diront, mérite que l'on y réfléchisse mieux. A l'instar de l'écotourisme mystifié, le dépassement des différences est généralement envisagé par l'occultation, le rachat ou le rapprochement et l'acceptation de l'autre. Mais plus rarement dans les relations d'altérité qui s'instaurent, le dépassement des différences est-il envisagé à travers la reconnaissance mutuelle de la différence, c'est-à-dire finalement notre bien commun, un patrimoine transculturel valorisé en quelque sorte, et le projet concerté de transférer sur un nouveau terrain, terrain vierge et fertile, la relation évolutive et adaptative de notre acceptation.
- Notes:
1 .- Cette question de la posture scientifique, en particulier du prisme rationnaliste, dépasse largement les cadres de cet article. J'invite cependant avec beaucoup d'enthousiasme le lecteur à se référer à un ouvrage en particulier: L'enquête de terrain, de Daniel Céfai (2003); en particulier l'article de Peter Winch, "Comprendre les sociétés primitives. Une approche wittgensteinienne", (p. 234-262). Egalement, le livre du philosophe allemand Esteban Krotz Heberle, traduit notamment en Espagnol, La otredad cultural entre utopia y ciencia (2002). Trois dimensions diachroniques et épistémologiques de la question de l'altérité sont ici revisitées et placées sous la lumière du paradoxe utopie-scientificité. Lire en particulier dans le Chapitre VI. América: los inicios del centrismo y el monologo, (p. 205-215).
2.- Sans en faire une liste exhaustive, nous pourrions nous arrêter sur certains en particulier, qui ont été longtemps travaillés par les sciences sociales, dans l'Amérique latine des années 80 en particulier: obsolescence des savoirs traditionnels et atrophisation des processus oraux de transmition entre générations (Othon Banos, 1989), exode rural et marginalisation urbaine (Lewis, 2003), paternalisme économique et distinctions sociales (Wasserstorm, 1989).
3.- Je ne tiens pas ici à suggérer l'imminensce de quelque prophétie douteuse. Je m'engage plutôt par l'ironie à retourner dans son imaginaire la substance tue d'un discours général xénophobe souvent retrouvé au cours des entretiens de terrain. Je profite d'ailleurs pour proposer sur ce sujet l'article de Clifford Geertz, "La description dense. Vers une théorie interprétative de la culture", in Daniel Céfai (2003).
4.- Je fais ici une allusion directe à deux interventions de Claude Lévi-Strauss, qui lui ont donné l'occasion de développer l'éthique de sa démarche personnelle et professionnelle: dans son introduction à l'ouvrage de Marcel Mauss, Sociologie et Anthropologie (2001), ainsi que dans le premier chapitre de son rapport aux Nations-Unies, publié sous le nom de Race et Histoire, Paris: Gallimard, 1987.
5.- Voir à ce sujet les ouvrages d'Arjun Appadurai (2001) et de Jean-Pierre Olivier de Sardan (1995). Le premier, en posant les conditions modernes d'une mondialisation culturelle "soutenable", s'attache à marquer une série d'alternatives épistologiques qui permettraient à l'anthropologie de se renouveler. Le second, expert, sociologue de terrain et spécialiste de l'Afrique, propose un nouveau "terrain d'entente" entre l'anthropologie et le projet de coopération et de développement, ainsi qu'un possible renouveau du sous-champ de la sociologie du développement. Pour ceux particulièrement intéressés par les rapports historiques entre les sciences sociales et l'époque coloniale, je vous suggère les ouvrages de Daniel Céfai (2003, en particulier le texte de John Arundel Barnes, "Problèmes éthiques et politiques. L enquête en contexte colonial vue par un anthropologue du Rhodes-Island Institute", p. 162-178.) et d'Esteban Krotz (2002, en particulier le chapitre IX, "Les transformations de l'utopie et de l'anthropologie au XXème siècle", p. 317-370.)
6.- Lire à ce sujet les articles convergents de Victor Manuel Toledo (1987) et d'André Gorz (1980).
7.- Emprunt et référence directe faite au concept d'"ethnoscape", développé par Arjun Appadurai (2001).
8.- Cette proposition personnelle tente de synthétiser une définition couramment entendue dans l'opinion publique européenne et posée par écrit, dans des termes similaires, lors du Sommet de Rio en 1992. Consulter à cet égard le site:
http://www.un.org/french/events/rio92/rio-fp.htm.
9.- Allusion faite à l'ouvrage de Victor Segalen (1999) ainsi qu'à celui de Francis Affergan (1987).
10.- Cela représente parfois des territoires énormes, comme c'est le cas au Mexique pour la forêt chiapanèque ou bien la zone montagneuse semi-désertique de la Sierra Tarahumara.
11.- Je fais appel à des références extraites des circulaires et des lettres d'information de la SEMARNAP (Secretaria para el Medio Ambiente los Recursos Naturales y Pesca) et de l'Institut national d'Ecologie, recueillis tout au long de mon enquête de terrain. La SEMARNAP a été créée en 1994. Elle rend compte de la volonté politique d'inclure l'environnement comme une base fondamentale du Plan de développement national, qui est tracé par le nouveau gouvernement, dans une prospective à long terme. Pour plus d'informations, consulter les sites internet www.mexicanlaws.com et
www.semarnat.gob.mx.
12.- Une précision est sans doute nécessaire sur la distinction que je fais entre 'préservation' et 'conservation'. En effet, la préservation renvoie plus directement à une protection totale, à une mise en protection du milieu dans sa forme stricte et originelle; alors que le terme de conservation autorise une utilisation raisonnée, étant entendu au préalable que tout procès de conservation prend en compte les influences exogènes diverses (naturelles, humaines et politiques), ainsi que l'evolution naturelle permanente des ecosystèmes locaux (pourtant parfois appelés 'fermés'). Autrement dit, la notion de conservation revêt une acception sensiblement plus évolutive et bio-dynamique.
13.- La forme allusive de mes propos est là pour rappeler que mes recherches sont encore en cours et que je ne peux pas pour l'instant avancer plus loin dans l'argumentation. Je désire cependant préciser l'idée de 'développement localisé'. En effet, loin de revêtir les acceptions du concept de développement local, cette dernière accentue l'intention et la stratégie politique d'une (re)localisation des projets de développement, à des fins d'appropriation directe et par contournement (ou adaptation) des grands traits du processus de développement territorial engagé. Sans parler nécessairement de détournement, il est clair que toute "réorientation" des crédits et chaque recomposition, localement, de la dynamique politique générale, participent à une "réinterprétation" du sens initial donné au projet de développement. Le rôle clé et charnière des groupes politico-économiques dominants est, en l'occurrence, un aspect sensible et qui mériterait en soi une étude plus complète.
14.- On peut ainsi segmenter la frange de côte au nord de l'Etat du Yucatan en zones d'urbanisation bien distinctes. En prenant le port de Progreso, le principal centre urbain d'importance sur la zone, comme lieu central, on peut associer les périphéries à des centres de peuplement pauvres, comme dans le cas du village de Chicxulub. Puis, à mesure que l'on s'éloigne vers l'Est, on accède à la zone plus exclusive de la longue plage de Uaymitun, où s'alignent ostensiblement des constructions architecturales de grand standing. La volonté affichée de distinction passe curieusement par une certaine recherche et une imagination qui, paradoxalement, tendent à mettre en avant l'exotisme et l'authenticité du lieu. Ainsi les noms donnés aux maisons secondaires de cette partie de la côte sont-ils à forte prédominance maya, et reprennent fréquemment en langue indigène des modes d'exprimer, de caractériser et de topographier l'espace naturel. Alors que dans la périphérie de Progreso, les habitations de type 'condominios' portent des noms espagnols, souvent associés à de personnages illustres du Mexique révolutionnaire ou de la Nouvelle-Espagne coloniale (Cortès, La Pinta, La Venta, Malinche, etc.); les mansions de Uaymitun puisent dans la langue maya leur références au milieu naturel et à l'imaginaire maya: Los Aluxes (les elfes), Chuhuk ha (le trou d'eau), Ek Balam (le jaguard noir), El Chaaquillo (allusion au dieu Chaak, divinité maya de la pluie et de la récolte). D'un point de vue architectural, cet aspect est renforcé par le réemploi de formes, de matériaux naturels et de modèles d'habitats, directement empruntés aux mayas des basses terres du Yucatàn (toitures de type palapas- une espèce de chaume -, utilisation massive de bois rouge de la forêt du Peten, etc.)
15.- La modernisation de l'activité de pêche a été complète dans le courant des années 80. Voir à ce sujet l'ouvrage de Delfin Quezada, sous la direction d'Yvan Breton (1996). Il est d'ailleurs fort intéressant de souligner dans ce cas, que l'activité de pêche a trouvé un dynamisme grace à la création de coopératives, qui - la plupart du temps - sont en fait un maquillage d'entreprises privées, et bien souvent à capitaux étrangers (américains, japonais, espagnols et canadiens pour l'essentiel). Le pêcheur (et l'ensemble de la collectivité villageoise, puisque les femmes et les enfants d'un certain âge participent également au processus de transformation de la matière première) ne fonctionne donc que dans un rapport de force de travail contre rémunération brute, en fonction du résultat de la pêche. Au salaire obtenu dans la journée de travail en mer, la Coopérative lui déduira la location de l'embarcation utilisée, ainsi qu'un forfait pour l'utilisation éventuelle de matériel (filets, combustible, moteur, etc.).
16.- voir à ce sujet Jean-Charles Lagrée (2002). Bien entendu, l'écosociologie doit avant tout être conçue comme une posture, justifiable de manière conjoncturelle et en fonction de l'objet d'étude et je remercie Cédric Frétigné pour l'apport épistémologique qu'il m'offredans "Questions à l'anthropo-écologie" (2003).
17.- Consulter à cet effet les sites: http://www.e-local.gob.mx/enciclo/yucatan/ et http://www.geocities.com/iniyuc/iniy.html.
18.- Consulter en particulier le site internet de l'Etat du Yucatàn: www.e-local.gob.mx/yucatan.
19.- Par exemple dans le cas de la Réserve de San Felipe, qui inclut l'île Cerritos (des petites collines), à trois km de la côte. Cet îlot est considéré maintenant comme l'ancien port de la grande cité maya-aztèque de Chichen Itza, et vraisemblablement l'un des grands centres de commerce maritime du Golfe du Mexique et des Caraïbes. Consulter à cet égard le site www.ncf.edu/andrews/ICAP.html.
20.- Cette allusion à Pierre Bourdieu me donne l'occasion de suggérer la consultation de l'ouvrage collectif, sous la direction de Jean Lojkine, qui lui rend hommage (2003). En particulier l'article de Michèle Leclerc-Olive, "Ethique et coopération internationale: quelques réflexions pour une sociologie critique", (p. 177-194).
21.- Voir à ce sujet les articles de Lucien-Samir Oulahbib et Jean Charles Lagrée, publiés dans Esprit critique. Se plonger également dans la réflexion suivie de Georges Bertin, tout au long de cette même revue; en particulier l'article"Intervention, développement local et sociologie.", Valastro, O. M. (dir), L'intervention sociologique, Esprit critique, vol.04 no.04, avril 2002, consulté sur Internet: http://www.espritcritique.org.
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