L'espace-temps sociologique de la "proximité électronique"
Par Abdelkarim Fourati
Résumé:
De la société préindustrielle où prédominent des médias énergétiques, nous sommes pleinement engagés dans une société post-industrielle des médias cognitifs, près même d'une société du virtuel.
Auteur:
Abdelkarim Fourati est né en 1949, Docteur en médecine (1981) de l'université de Tunis, maître ès sciences physique et informatique (Paris VI), avec un 3e cycle en sciences biologiques (Paris VI) et sciences sociales. Il est médecin-chercheur en biophysique et informatique médicale, à la faculté de médecine de Sfax (Tunisie). Il s'intéresse dans ses recherches, depuis le début des années 1980, aux problématiques que posent les Sciences et technologies de la cognition et communication de l'information. Son grand projet est la contribution à l'articulation des sciences bio-médicales et anthropo-sociologiques par les sciences cognitives. L'auteur a étudié avec un esprit critique, durant les années 1990, la sociologie marxiste, la sociologie française d'Auguste Comte à Edgar Morin en passant par Émile Durkheim, Marcel Mauss et Pierre Bourdieu, la sociobiologie anglo-américaine et la sociologie des médias du canadien Marshall McLuhan. En ce qui concerne la philosophie bio-médicale, il se réclame des grands maîtres français: Claude Bernard, Georges Canguilhem et Jacques Monod. Du côté des sciences dites "exactes", l'auteur revendique l'appartenance à l'école transdisciplinaire des fractales entamée par Mandelbrot: il a réalisé des essais pour l'application du concept d'auto-similarité à l'organisation biologique et sociale. Il a publié trois ouvrages concernant ces thèmes, intitulés: "Pour une nouvelle science de l'homme" (1995), "Introduction à l'étude de l'information médicale" (1998) et "Comprendre les médias à l'ère des technologies numériques" (2002). E-mail: [email protected]
Introduction
Nous continuons à penser la sociologie d'après les modèles spatiaux et temporels fragmentaires et périmés d'avant l'ère des médias électroniques et les réseaux informatiques. McLuhan (1964) a sa propre définition d'un média que nous adoptons et fructifions: "tout prolongement ou extension d'une faculté humaine, mentale ou physique". À l'âge de l'électronique et de la société de l'information, où notre esprit/système nerveux central se prolonge technologiquement au point de nous engager vis-à-vis de l'ensemble de l'humanité, il ne nous est plus possible d'adopter l'attitude détachée de l'âge des machines mécaniques et thermodynamiques de la société industrielle. Cet article, qui propose une théorie des médias dans le cadre de notre nouvelle conception de l'espace-temps sociologique à l'ère de l'électronique, se compose des cinq parties suivantes: les prolongements technologiques de l'homme, définition cognodynamique des médias, les quatre situations de proximité spatio-temporelle du sujet/objet: l'actuel et le virtuel, les communautés virtuelles en différé-présence ou en télé-présence et enfin la "proximité électronique"et le concept d'"État-nation distribué" débordant les frontières.
1- Les prolongements technologiques de l'homme
Pour commencer, nous souhaitons revenir sur les travaux du sociologue canadien Marshall McLuhan (1911-1980): s'agit-il d'une pseudoscience, oeuvre arrogante d'un intellectuel controversé, ou d'une théorie avant-gardiste ouvrant la voie aux idées novatrices des acteurs de l'ère des sciences cognitives? En fait, les réflexions de McLuhan vont bien au-delà des quelques slogans qui ont contribué à sa célébrité en simplifiant à outrance des enseignements souvent plus riches. C'est dans cet esprit qu'il faut relire ses observations sur les médias devenues le cri de guerre contre les chantres des idéologies classiques qui séparent technologies et sciences humaines et sociales.
Il n'a pas été évident, pour une science habituée à tout fragmenter, de se faire dire que le "message c'est le médium", c'est-à-dire tout simplement, que les effets anthroposociaux d'un média sur l'individu ou sur la société dépendent du changement d'échelle spatiotemporelle, de la vitesse ou de modèles qu'il provoque dans les affaires humaines. Cette maxime, probablement la plus célèbre de McLuhan, signifie que la "technologie des échanges", quoi qu'elle véhicule, nous change. Par exemple, le chemin de fer n'a pas apporté le mouvement, le transport, la roue ni la route aux hommes, mais il a accéléré et amplifié l'échelle des fonctions humaines existantes, créé de nouvelles formes de villes et de nouveaux modes de travail... Et cela s'est produit partout où le chemin de fer a existé, que ce soit dans un milieu tropical ou polaire, indifféremment des marchandises qu'il transportait, c'est-à-dire indifféremment du contenu du média "chemin de fer". Autre exemple, l'avion en accélérant encore plus le rythme du transport, tend à dissoudre la forme "ferroviaire" de la ville, de la politique et de la société, et ce, indifféremment de l'usage qui en est fait.
Relire Pour comprendre les médias (McLuhan, 1964), près de quarante ans après sa parution, c'est s'étonner de la vivacité de certaines propositions de McLuhan. Mais comme pour tous ceux qui se risquent à l'exercice de la prévision et de la prospective, les analyses de McLuhan connaissent aussi des ratés. Il annonce la fin de l'ère de l'imprimerie et des médias du savoir écrit; mais, on continue à publier des livres et surtout l'émergence du livre électronique et les hypertextes du Web. Il faut prendre McLuhan pour ce qu'il est: un homme qui a eu des intuitions extraordinaires, mais qui a aussi raconté bien des sornettes. C'est au chercheur de s'armer de courage et de faire le tri, de sélectionner et de hiérarchiser l'information en vue d'une théorisation des médias, puisqu'il ne l'a pas fait. De fait, une partie de notre travail de recherche était de cerner les bonnes idées de MacLuhan pour pouvoir les adopter et les faire fructifier.
McLuhan a exploré les contours des êtres humains tels que les technologies les prolongent, en cherchant dans chacune d'elles un principe d'intelligibilité. Il y a jeté un regard neuf sur les médias avec l'espoir de réussir à les comprendre d'une façon qui nous amènera à les utiliser correctement, et en n'acceptant qu'une partie infime de la connaissance traditionnelle que nous en avons. En effet, le livre de McLuhan Pour comprendre les médias (1964) n'est pas un ouvrage sur les médias au sens habituel du terme. C'est le sous-titre de cet ouvrage qui compte: les prolongements technologiques de l'homme. Ce n'est pas que la presse, la radio, la télévision, mais aussi la roue qui prolonge le pied et le vêtement qui prolonge la peau... Il a étudié, tout au long de son livre, quelques uns de ces principaux prolongements, et certaines de leurs conséquences psychiques et sociales.
Ce livre est apparu à une époque où le besoin de comprendre les nouveaux prolongements technologiques de l'homme devient de plus en plus urgent. Comme le disait Marcel Mauss (1989), il faudrait se garder d'une erreur, celle qui consisterait à "ne considérer qu'il y a technique que quand on a instrument, alors que le corps est le premier et le plus naturel instrument de l'homme". Alors que Leroi-Gourhan a pu dire que le biface préhistorique prolongeait la main, comme une sorte de monstrueux ongle culturel, McLuhan a fondé son analyse des médias de communication de l'information comme prolongements des sens: l'imprimerie prolongerait et magnifierait la vue, la radio augmenterait la puissance de notre oreille, etc.
2- Définition cognodynamique des médias
Aujourd'hui, l'humanité est en transition d'une logique d'échange de matière/énergie, donc thermodynamique conduisant à des organisations énergétiques, à une logique d'échange de matière/énergie et d'information/cognition, donc cognodynamique (Fourati, 2003) fondée comme les organisations biologiques, sur la complémentarité et qui la conduit à une spécialisation, à une différenciation des tissus sociaux internationaux. Grâce à l'énergie tirée du charbon, puis du pétrole, naît la machine thermodynamique, celle des industries de toutes natures et des déplacements en tous genres, conduisant à une phase d'exploration de la planète et de croissance industrielle. On crée de nouveaux réseaux: chemin de fer, routes, systèmes de transport d'énergie, voies maritimes et aériennes. Avec l'ère industrielle et ses moyens de transport (train, automobile, avion...), les hommes deviennent soudain plus mobiles. Ils voient leur univers s'élargir, bondir de quelques centaines de relations potentielles avec les habitants des villes et villages aux centaines de milliers de congénères. Le nombre d'individus, à qui l'on peut rendre visite, est multiplié par mille. En parallèle à cette conquête énergétique fondée sur la découverte des combustibles fossiles, se poursuit un développement accéléré de la communication de l'information.
La cognodynamique (Fourati, 1995 et 1998), en tant que théorie des échanges dans les organisations physicobiologiques et anthroposociales, en plus des quatre concepts irréductibles de la thermodynamique (ou de l'énergétique), à savoir, l'espace et le temps, la matière et l'énergie, fait usage d'un concept propre à la vie et au vivant, la cognition, lui-même associé au concept d'information. Ainsi, si l'on retient que la cognition, avec toutes ses variantes et ses nuances, est un des éléments essentiels de toute organisation biologique ou sociale, et que ces notions s'appliquent à l'exécution d'une action, on conçoit que l'analyse des actions et des croyances de l'homme rencontre sans doute les sciences cognitives quelque part.
Il existe donc en cognodynamique six catégories - ou concepts fondamentaux irréductibles -, à savoir: espace/temps, matière/énergie et information/cognition, qui sont nécessaires pour comprendre la théorie des médias, considérée comme prolongements technologiques de l'homme. Il semble qu'un média soit une amplification d'un organe de l'être humain, d'un sens ou d'une fonction, et en particulier du système nerveux. Pour compléter et préciser la notion de média selon McLuhan, nous donnons les définitions suivantes, qui restent la base de la théorie cognodynamique des médias:
1- Les médias peuvent êtreconsidérés comme des prolongements anthroposociologiques des fonctions d'échanges physicobiologiques (physiologique, psychologique, etc.) des êtres humains. Il existe une autosimilarité des phénomènes d'échange biologique et social.
2- Les médias sont donc les technologies qui interviennent dans les échanges (transfert, transport, transmission, communication) matériel/énergétique et/ou d'information/cognition, entre les organismes humains et le milieu extérieur environnant, en relation avec leurs activités anthropo-sociales.
3- Ces échanges de la matière/énergie et/ou de l'information/cognition se font dans et en relation avec l'espace-temps.
4- Nous appelons donc par définition organisation cognodynamique une entité située dans un espace/temps, échangeant de la matière/énergie et/ou de l'information/cognition.
Nous distinguons, selon leurs contenus, trois types de médias:
1- Les médias énergétiques (ou thermodynamiques): ils interviennent dans les échanges de matière/énergie; par exemple un bateau dans la mer, un train sur des rails, un avion dans le ciel...; mais aussi, les vêtements, les logements, une frontière en général...
2- Les médias cognitifs (ou de communication, d'information):ils interviennent dans les échanges de contenus d'information/cognition; par exemple un téléphone d'un réseau Télécom, un système télévisuel...; mais aussi un livre, une parure, un calendrier, une horloge...
3- Les médias mixtes (ou cogno-énergétique): ils interviennent dans les échanges de matière/énergie et de contenus d'information/cognition; par exemple, une bibliothèque est formée de salles (médias énergétiques) contenant des livres (médias cognitifs).
Remarquons que les médias ne sont pas synonymes d'objets technologiques: ils se distinguent en effet des autres objets techniques en ce qu'ils sont destinés à l'échange inter-humain. Ce qui différencie, par exemple, un téléphone portable ou un ordinateur en réseau (considérés comme des médias cognitifs) d'une machine à laver ou d'un réfrigérateur (considérés comme de simples machines électroménagères), c'est non pas le degré de complexité électronique du téléphone ou de l'ordinateur, mais bien leur dimension communicationnelle. Ces machines à communiquer organisent l'espace-temps sociologique, elles le mettent en scène et le rendent plus accessible; à ce titre, elles constituent une technologie sociale. Il convient donc de focaliser notre regard sur une caractéristique fondamentale de ces objets, à savoir leur dimension médiatique.
Dans cet article, nous étudions principalement les médias cognitifs (ou de communication/information) caractéristiques de notre époque, sans oublier les deux autres types de médias: médias énergétiques et cogno-énergétiques. On comprend dès lors l'importance qu'il y a à situer en histoire les médias cognitifs, ces techniques de mémoire et vecteur de l'information.
Pendant l'âge mécanique et thermodynamique, on a prolongé les fonctions énergétiques du corps humain dans l'espace-temps, par des médias énergétiques (ou thermodynamiques). Les problèmes logistiques des matières premières, de l'énergie et de leurs échanges et transformations touchent à bien des aspects de l'activité humaine. Des guerres ont été et sont entreprises, des empires ont été construits et de grands bouleversements anthroposociologiques se sont produits au fur et à mesure que progressait le contrôle de la matière/énergie. L'histoire de l'utilisation sociale de la matière/énergie commence à l'origine de l'homme. Ainsi, d'expériences en expériences, il enrichit ses potentiels et augmente ses puissances sur le milieu dans lequel il vit.
L'anthropologue américain Leslie Whyte a vulgarisé les thèses soutenues au début du XXe siècle par le physicien allemand Wilhelm Ostwald (1853-1932) et par le biologiste américain George Mac Curdy. Il reprend au premier la formule selon laquelle "l'histoire de la civilisation devient l'histoire des progrès du contrôle que l'homme se donne de l'énergie", au second l'idée que "le degré de civilisation de toute époque, peuple ou groupe de peuples est mesuré par la capacité à utiliser l'énergie pour satisfaire les besoins de l'homme ou favoriser son progrès". On ne peut sans doute pas accepter ces points de vue sans quelque nuance: l'idée générale qu'ils expriment est incomplète car elle ne tient compte que des échanges de la matière/énergie sans tenir compte des échanges humains d'information/cognition.
Aujourd'hui, après plus d'un siècle de technologie de l'électricité et de l'électronique, ce sont les fonctions cognitives de l'esprit humain (donc le cerveau et le système nerveux lui-même) que l'on a jeté comme un filet sur l'ensemble du globe à travers des médias de communication de l'information (ou cognitifs), abolissant ainsi l'isolement dans l'espace et le temps, des organisations humaines sur la planète. Nous approchons rapidement de la phase ultérieure de médias cogno-énergétiques: les prolongements de l'homme par la simulation technologique du mouvement du corps et de l'intelligence collective (Lévy, 1990 et 1994). Dans cette phase, le processus créateur de la connaissance s'étendra collectivement à l'ensemble de la société humaine, tout comme nous avons déjà, par le truchement des divers médias de communication de l'information actuels, prolongé nos sens et notre système nerveux individuel.
Pour revenir à McLuhan, ses réflexions ne font que souligner l'idée de la primauté de la configuration des médias sur leur contenu de matière/énergie et/ou d'information/ cognition. En effet, la configuration d'un média se caractérise par les paramètres suivants:
1- Sa dynamique dans l'espace/temps: un média statique (par exemple: une frontière - au sens large du terme -, un livre en papier) n'a pas de mouvement propre; par contre, un média dynamique se déplace de lui-même. Il est constitué d'un support/véhicule (par exemple: mer/bateau, fil métallique/courant électrique, espace/onde de radiodiffusion), qui façonne le mode et détermine l'échelle du transfert/transport/communication de la matière/énergie et/ou information/cognition nécessaire à l'activité et aux relations entre des hommes.
2- Son champ d'interaction dans l'espace/temps: la portée dans l'espace et/ou le temps d'un média est la distance/durée la plus grande qu'il peut atteindre; par exemple, la portée dans l'espace de la voix (qui a pour support/véhicule: l'air/son) est plus faible que celle du téléphone (qui a pour support/véhicule des fils métalliques/courant électrique). On peut parler aussi de la portée dans le temps d'un livre.
3- Sa vitesse qui est la distance parcourue par unité de temps: elle est nulle pour un média statique, elle est plus grande pour le courant électrique que pour son; la vitesse maximale est celle de la lumière.
Pendant l'âge machiniste mécanique et thermodynamique qui reflue désormais, la lenteur du mouvement retardait considérablement les réactions. La technologie de l'alphabet et de la machine mécanique donne à l'homme la capacité d'agir sans réagir. Aujourd'hui, l'action et la réaction ont lieu presque en même temps grâce à l'électronique, à l'ère de la cognodynamique.
3- Les quatre situations de proximité spatiotemporelle du sujet/objet: l'actuel et le virtuel
"Il existe, à la racine de nos jugements, un certain nombre de notions essentielles qui dominent toute notre vie intellectuelle; ce sont celles que les philosophes, depuis Aristote, appellent les catégories de l'entendement: notions de temps, d'espace, de genre, de nombre, de cause, de substance, de personnalité, etc." (Durkheim, 1985, p. 12). Elles correspondent aux propriétés les plus universelles des choses. Elles sont comme les cadres solides qui enserrent la pensée. Pour Mauss (1968, p. 61), "la morphologie sociale figure la société non seulement dans l'espace et le nombre, mais encore dans le temps".
Toutefois, selon A. Giddens (1994), l'une des caractéristiques des sociétés contemporaines est de dissocier d'une part le temps et l'espace et d'autre part la localisation spatio-temporelle du sujet et des objets. L'appartenance d'un objet à un espace n'est plus liée, comme dans les sociétés industrielles, à la proximité classique et à des relations de co-présence avec le sujet, mais aussi à la communication entre sujet/objet non-présents dans une relation de face-à-face. Par exemple, l'intégration à un groupe professionnel, à un espace de travail, peut ou bien résulter d'une relation de co-présence ou bien être distanciée temporellement et/ou spatialement. Dans les espaces de travail, l'intégration ainsi caractérisée se matérialise alors dans des situations de communication diverses. Les situations de proximité virtuelle de communication requièrent l'usage des moyens de communication qui actualisent des liens interindividuels (Bailly, 1998). Autrement dit, les groupes s'inscrivent dans des situations de communication: un groupe social peut se placer tantôt dans une situation, tantôt dans une autre.
Cependant, le sens commun donne au virtuel un aspect insaisissable, contrairement au réel tangible. Dans le langage courant, le virtuel désigne souvent l'absence d'existence, à l'opposé de la réalité qui suppose une présence tangible, une manifestation matérielle. Les sociologues Proulx et Latzko-Toth (2000) ont particulièrement bien montré la difficulté de définir le concept de "communauté virtuelle". En effet, à partir des principaux écrits sur le sujet, nous pouvons retenir deux grandes approches du virtuel (Daignault, 2001):
1- La première conception du virtuel est surtout liée au progrès technologique qui s'appuie sur une opposition du virtuel et du réel: une vision péjorative du virtuel entendu comme imitation dégradée du réel, comme simulacre; ou une vision enthousiaste dans laquelle le virtuel viendrait nous libérer des contraintes de la matière, de l'espace et du temps... La première vision conçoit le virtuel comme un simulacre, une sorte de fausse approximation de la réalité, un fac-similé du réel, mais de basse fidélité: cette conception dénigre le simulacre. La deuxième vision perçoit le virtuel comme une façon d'améliorer la réalité, d'aller au-delà des limites de matière, d'espace et de temps. Le virtuel en devient plus complet, plus riche que la réalité.
2- La deuxième conception du virtuel est plutôt une notion sociologique qui considère cette dichotomie entre le virtuel et le réel comme simpliste et contestable. L'approche des sociologues, largement fondée sur les travaux du philosophe français contemporain Gilles Deleuze (né 1925), propose que le virtuel ne soit aucunement tributaire du progrès technologique. Pour lui, le virtuel ne s'oppose pas au réel, mais à l'actuel (Deleuze, 1993, p. 129).
Ainsi, pour certains, le virtuel est conçu comme une chose réelle mais non actuelle; pour d'autres, l'opposition entre le virtuel et le réel demeure. Comment concilier ces deux approches de conception du virtuel, celle des technologues et celle des sociologues? Dans son sens étymologique (virtus: force, puissance), le virtuel désigne ce qui est en puissance et non en acte. Virtualité et actualité sont deux manières réelles d'être différentes: le virtuel est réel, par contre, il n'est pas actuel. L'actualisation est ce mouvement inverse de la virtualisation: le passage du virtuel à l'actuel. Cette vision met perpétuellement en corrélation le virtuel et le réel. Leur relation est circulaire, une expérience et une création constantes. En conséquence, une opposition existe, mais avec l'actuel - le virtuel n'étant pas (encore) actualisé - et non avec le réel. Le virtuel est une chose réelle mais non encore actualisée.
Les objets (matériels ou immatériels), y compris les êtres humains, se trouvant dans l'environnement d'un sujet peuvent avoir quatre situations de proximité spatio-temporelle. Chaque situation se définit par deux dimensions, le temps et l'espace: il peut y avoir présence et/ou absence de l'une et/ou de l'autre. Chaque situation de présence est alors amenée à mobiliser des moyens de communication divers. Rappelons que le milieu extérieur à un être humain, au sujet, est constitué par tout ce qui ne fait pas partie de l'être humain lui-même (les entités transcendantales, telles que la Divinité, ne sont pas comprises sous le terme de "milieu extérieur à l'être humain"). L'environnement d'un sujet est constitué par la partie du milieu extérieur qui se trouve en situation d'agir sur lui ou de subir son action. Un système physique qui agit sur un sujet fait partie de son environnement; mais la partie du milieu extérieur sur laquelle un sujet peut effectivement agir, même par des moyens physiques simples, est très difficile à déterminer, du moins avant l'action.
Il existe ainsi quatre types spatio-temporels de situation de proximité sujet/objet dans un environnement donné: une situation en actuel et trois situations en virtuel.
1- Proximité actuelle spatio-temporelle ou co-présence (ici et maintenant): le sujet et l'objet sont présents dans le même espace et le même temps. Par exemple, la communication orale directe entre deux ou plusieurs personnes face à face, médiatisée non par un objet technique (au sens classique du terme) mais par les corps, est souvent privilégiée. Autres exemples, les médias énergétiques, comme la mer/navire ou la route/voiture, ne fonctionnent qu'en actuel.
2- Proximité virtuelle en espace réel ou différé-présence (ici mais pas maintenant): le sujet et l'objet sont absents dans le temps, mais présents dans l'espace. Cette situation se retrouve, par exemple, dans le cas de déplacement professionnel d'une personne hors de son lieu de travail habituel ou simplement lors d'une absence momentanée durant la journée ou bien encore, dans le cas de congés annuels. L'individu absent trouve à son retour, une note papier, un courrier électronique... Les objets techniques d'actualisation qui assurent la relation, peuvent être le courrier papier, le fax ou bien le courrier électronique... En fait, cette situation se généralise à tout document écrit, comme le dit Paul Ricoeur (1986, p. 35): "Grâce à l'écriture, le discours acquiert une triple autonomie sémantique: par rapport à l'intention du locuteur, à la réception par l'auditoire primitif, aux circonstances économiques, sociales, culturelles de sa production. C'est en ce sens que l'écrit s'arrache aux limites du dialogue face à face et devient la condition du devenir-texte du discours. Il revient à l'herméneutique d'explorer les implications de ce devenir-texte pour le travail de l'interprétation".
3- Proximité virtuelle en temps réel ou télé-présence (pas ici mais maintenant): le sujet et l'objet sont absents dans l'espace, mais présents dans le temps. Par exemple, le téléphone ou la visioconférence permettent de nouer des liens sociaux avec autrui en télé-présence. Les objets techniques utilisés (téléphone ou la visioconférence sur l'Internet) assurant la relation, sont considérés comme des moyens d'actualisation. "L'espace de communication qui en résulte n'est pas sans lieu; il relie des lieux par des réseaux et des systèmes de transport électroniques. Il redéfinit la distance, mais n'abolit pas la géographie" (Allemand, 2003a, p. 59). Nous l'appelons e-lieu sociologique.
4- Enfin, la proximité virtuelle spatio-temporelle ou fictive-présence (pas ici pas maintenant): le sujet et l'objet sont absents à la fois dans le temps et dans l'espace. Il y a actuellement une impossibilité de communication et non-lieu sociologique. Par exemple, un livre électronique lorsqu'il est sous forme de fichiers sur un CD-Rom ou un disque dur, il est virtuel en fictive-présence et il n'existe ni dans l'espace ni dans le temps comme livre lisible composé de pages sur lesquelles l'écriture est structurée sous forme de chapitres et de paragraphes. Pour lire un livre électronique, il faut l'actualiser en utilisant un ordinateur qui va le mettre dans l'espace-temps, celui de l'écran. Autre exemple, une boîte aux lettres électronique lorsqu'elle est sous forme de fichiers sur le disque dur d'un serveur, elle est virtuelle en fictive-présence et elle n'existe ni dans l'espace ni dans le temps comme lettre lisible composée de pages et autres documents joints...
Tableau récapitulatif des quatre situations de proximité spatio-temporelle du sujet/objet
Temps
Espace |
Présence |
Absence |
Présence
|
Objet matériel
lieu sociologique
Proximité Actuelle spatio-temporelle
(ici et maintenant)
(co-présence sujet/objet)
Conception du philosophe
|
Objet matériel
lieu sociologique
Proximité Virtuelle en espace réel
(ici mais pas maintenant)
(différé-présence sujet/objet)
Conception du sociologue
|
Absence
|
Objet matériel
e-lieu sociologique
Proximité Virtuelle en temps réel
(pas ici mais maintenant)
(télé-présence sujet/objet)
Conception du sociologue
|
Objet immatériel
non-lieu sociologique
Proximité Virtuelle spatio-temporelle
(pas ici pas maintenant)
(fictive-présence sujet/objet)
Conception du technologue
|
Cette conception du virtuel concilie, en les associant, les points de vue aussi bien du technologue que ceux du sociologue et du philosophe. Le concept de "l'actualisation" (totale ou partielle) illustre parfaitement le phénomène de passage entre le virtuel et l'actuel: la virtualisation est le passage de l'actuel au virtuel, alors que l'actualisation est le cas inverse. Par exemple, l'actualisation partielle en téléphonie se fait par la transformation de la parole d'une personne en signaux électriques et le transport de ces signaux sur des fils métalliques/courant électrique chez une autre personne où ils sont retransformés en ondes sonores restituant la parole émise. Autre exemple, l'actualisation de la forme virtuelle d'un livre électronique va le mettre dans l'espace-temps, celui de l'écran d'un ordinateur...
Concernant les divers moyens de communication mis en jeu dans chacune des situations de présence spatio-temporelles, on remarque que le corps du sujet (c'est-à-dire les organes de la parole, du maintien, des gestes, des attitudes...) en fait partie. Il apparaît pertinent, dans la lignée de Marcel Mauss (1989, p. 365), d'appréhender le corps comme un instrument technique. En situation de co-présence voire de télé-présence (via la visioconférence, par exemple) il joue un rôle similaire aux moyens de communication, tels qu'ils sont couramment définis, dans le sens où il est bien un médiateur. Nous proposons donc le terme générique d'instrument de communication pour désigner aussi bien les objets techniques de communication (matériels ou immatériels) que le corps du sujet et ses dérivés (gestes, regards...).
Ces instruments de communication médiatisent les relations interindividuelles, c'est-à-dire ils tissent le lien social. Le travail de terrain montre clairement qu'aucune situation de présence ne fait l'objet d'usages exclusifs dans une communication. Un courrier électronique peut répondre à un appel téléphonique ou à un fax et être suivi d'un courrier papier ou d'une rencontre en co-présence. Ceci étant, la disponibilité des différents moyens de communication et l'actualisation d'une situation virtuelle de présence donnée sont insuffisantes à rendre compte de la façon dont s'opère la médiatisation. Les groupes sociaux, inscrits dans les situations de présence, construisent les usages des moyens de communication dont ils disposent. Ce faisant, ils opèrent des combinaisons entre les instruments de communication.
4- Communautés virtuelles en différé-présence ou en télé-présence
La notion sociologique de lieu associée, par Marcel Mauss et toute la tradition ethnologique, à celle de culture localisée dans le temps et l'espace correspond à la situation de proximité actuelle (en co-présence). Pour Mauss (1968, p. 41), "les phénomènes sociaux se divisent en deux grands ordres. D'une part, il y a les groupes et leurs structures. Il y a donc une partie spéciale de la sociologie qui peut étudier les groupes, le nombre des individus qui les composent et les diverses façons dont ils sont disposés dans l'espace: c'est la morphologie sociale. D'autre part, il y a les faits sociaux qui se passent dans ces groupes: les institutions ou les représentations collectives".
L'avènement de l'Internet (Herbet, 2001), nouveau réseau électronique, conduit actuellement à l'émergence de nouvelles formes de sociabilité, en rupture radicale avec les situations de présence spatio-temporelles traditionnelles. Les interactions en réseaux peuvent se former grâce à plusieurs moyens informatiques de communication. Si certains groupes se forment par des moyens comme le courrier électronique, il est toutefois plus fréquent d'observer la naissance de groupes dans des environnements virtuels de rencontres: forums de discussion (en différé-présence), "tchats" (en télé-présence), etc. Ainsi, à la notion de lieu sociologique de localisation dans l'espace-temps, nous ajoutons les notions "e-lieu" et de "non-lieu" sociologiques correspondant aux situations de proximité virtuelle (en différé-présence, en télé-présence ou en fictive-présence).
On parle de communautés virtuelles surtout depuis l'émergence de l'Internet, mais elles existaient bien avant. On a cité l'exemple de l'abbé Marin Mersenne qui avait patiemment constitué un réseau de plus de 200 savants à travers l'Europe, au XVIIe siècle. Surnommé "le secrétaire scientifique de l'Europe savante", ce proche de Galilée, Descartes, Pascal et Fermat envoyait des courriers postaux à ses correspondants formant ainsi son réseau postal. Il n'est donc pas nécessaire d'utiliser l'Internet pour créer et entretenir une communauté virtuelle. Si le virtuel, au sens de Deleuze, n'est pas tributaire du progrès des nouvelles technologies du numérique et particulièrement de l'Internet, l'expression "communauté virtuelle" désignera, tout de même avant tout, ces nouvelles formes de collectifs qui serait en train d'être inventés sur et autour d'Internet.
Ces environnements virtuels dans lesquelles les individus fondent leur pratique de communication offrent un contexte d'interaction particulier. Outre ce contexte dans lequel ces personnes communiquent, une vie sociale se développe dans la conscience des usagers. Ainsi, ces "e-lieux" de discussion génèrent un espace social virtuel dans lequel se développent "des manières d'agir, de penser et de sentir, extérieures à l'individu". La participation à des groupes de discussion rencontre tous les éléments de la définition d'un fait social, par l'intériorisation de valeurs, de règles, de façons de penser et par la présence d'une contrainte provenant de l'extériorité des règles à respecter. Des normes sociales et des univers symboliques particuliers orientent les interventions des usagers dans leurs relations sociales en réseaux.
Dans ces environnements virtuels de rencontres, les usagers ont généralement une pratique individuelle et prennent plaisir à discuter avec d'autres usagers. La naissance d'une communauté virtuelle demandera que plusieurs facteurs sociaux soient rassemblés. Les gens doivent trouver un intérêt à se rassembler. Si la formation d'une équipe virtuelle de travail est souvent imposée, la formation des groupes virtuels résulte généralement d'un désir mutuel de se lier. D'ailleurs, cette appartenance n'est pas toujours explicite et c'est pourquoi il est souvent difficile de distinguer un ensemble d'individus qui discutent de façon ponctuelle d'un groupe basé sur des liens qui persistent dans le temps. En fait, les communautés virtuelles sont des groupes formés grâce aux interactions en réseaux; mais une fois formés, ils sont "gravés" dans la conscience de leurs membres. C'est-à-dire que la communauté se vit par les relations avec les autres membres et ces relations peuvent s'actualiser à travers plusieurs moyens de communication comme le courrier électronique, le téléphone, différents environnements virtuels et même les rencontres de personne à personne.
Lorsque l'on s'interroge sur l'aspect social et relationnel de l'envoi d'un message électronique, les particularités fleurissent. Le fait social communément désigné par les internautes sous le vocable forum correspond à la situation virtuelle en différé-présence et utilisant des objets virtuels immatériels comme les pages Web ou les boîtes aux lettres électroniques... Le forum électronique est différent du "tchat": ce terme d'origine anglo-saxonne, dont l'équivalent français est "messageries en direct", recouvre une utilisation particulière du réseau Internet en télé-présence, aujourd'hui largement répandue pour nouer des amitiés. Nous définissons le tchat comme une conversation sous forme écrite, en temps réel, avec éventuellement un grand nombre de personnes en simultané et par l'intermédiaire du Web ou d'un logiciel adapté. Ce dispositif socio-technique de communication médiatisée par ordinateur offre à l'internaute un nouvel espace-temps, un "e-lieu" d'interaction sociale permettant le développement de relations sociales originales et aboutissant dans certains cas seulement à la création de lien social.
Ainsi, se forment des petits réseaux sociaux personnels. Les forums et les tchats sont donc des e-lieux de sociabilité (Draelants, 2001). Lorsque deux personnes établissent, sur le réseau, un dialogue plus personnel, plus intime, à l'écart des autres participants, l'envie de voir le visage de l'autre est plus présent. L'échange écrit s'enrichit alors d'images, au sens premier du terme, avec des photographies scannées ou numériques. Le développement actuel des ventes de webcams dans le commerce confirme cette idée. On comprend que l'essentiel, pour maintenir le lien social, n'est pas l'outil technique utilisé, bien qu'il joue un rôle, mais la manière dont les hommes communiquent entre eux et comment une société organise ses relations collectives. Cependant, la communication à distance ne remplacera pas la communication humaine directe. Plus les hommes peuvent communiquer par des moyens sophistiqués, interactifs, plus ils ont envie de se rencontrer.
5- La "proximité électronique"et le concept d'"État-nation distribué" débordant les frontières
Nous consacrons cette dernière partie de notre exposé à l'étude de la transition sociologique contemporaine: d'une société où prédominent les médias énergétiques, nous sommes pleinement engagés dans une société post-industrielle des médias cognitifs à technologie électronique. Les effets anthroposociaux de cette transition dépendent du changement d'échelle spatio-temporelle des interactions sociologiques provoquées, par l'augmentation de la portée et de la vitesse des échanges.
Pour McLuhan, les vêtements sont des prolongements de nos corps, plus loin les murs de nos logements sont des prolongements de nos vêtements, plus loin les limitations de notre village ou ville, plus loin encore les frontières de notre pays, notre région géographique... et finalement le "village mondial" de l'ère électronique. C'est cette proximité récente - avec les situations de proximité virtuelle de communication -, due aux médias électroniques, que nous appelons "proximité électronique" (Dertouzos, 1999, p. 281) où la distance ne se mesure pas en kilomètres.
La définition générale que nous avons donnée aux médias nous permet de définir les frontières (au sens large du terme) - les frontières politiques limitant les nations, les murs d'un logement ou d'une autre institution sociale, les tissus d'un vêtement, etc. -, comme médias mixtes cogno-énergétiques statiques. Par exemple, le vêtement peut être considéré comme un média énergétique (prolongement des mécanismes thermorégulateurs de la peau, moyen de protection contre les agressions physiques...), en plus comme un média cognitif (signe cognitif d'identité, régulateur de la vie sexuelle, moyen de définition sociale de l'individu: l'exemple le plus simple est la différence marquante des habillements féminin et masculin...).
Ces médias frontières statiques permettent le cloisonnement de l'espace géographique. Cependant, toute frontière - biologique et/ou sociologique - est à la fois enveloppe protectrice, ligne de défense, lieu de contrôle, zone de transit d'échanges et communication. Edgar Morin écrit dans ce sens (1974): "L'unité dans le temps des systèmes auto-organisateurs et mémorisants que nous sommes n'est pas absolue, mais elle est non moins réelle que leur unité spatiale, délimitée par une peau et des muqueuses. La frontière qui protège l'autonomie d'un être vivant par rapport à l'univers qui l'entoure n'a de sens que si, en même temps que barrière, elle est lieu d'échanges et se laisse traverser".
Pour ces espaces biologiques ou sociaux, il faut dépasser l'idée simple de la fermeture thermodynamique qui exclut l'ouverture, ainsi que l'idée simple d'ouverture qui exclut la fermeture. En cognodynamique, les deux notions peuvent et doivent être combinées ensemble de telle façon qu'elles deviennent relatives l'une à l'autre comme dans l'idée de frontière, puisque la frontière est ce qui à la fois interdit et autorise le passage. Dans ce type d'organisation, il y a donc deux espaces à considérer: l'espace extérieur et l'espace intérieur. En effet, les espaces intérieurs des êtres vivants ou d'une collectivité d'êtres vivants sont toujours occupés par les éléments constituant l'organisation biologique ou sociale. Ils conservent des rapports nécessaires d'échanges et d'équilibres avec les espaces extérieurs. Une organisation biologique ou sociale a éventuellement une triple entrée (les matériaux à transformer, l'énergie pour le travail, le programme à exécuter), et une triple sortie (les sous-produits et déchets, les produits finis, les messages ou signaux concernant leur fonctionnement). Dans tous les cas, les entrées/sorties sont matérielles/énergétiques et/ou informationnelles/cognitives.
Traditionnellement, les nations s'appuient sur un espace territorial ayant des frontières politiques sinon géographiques avec une langue, une culture, une histoire et souvent une religion, tous hérités d'un passé commun. Mais toutes ces forces de la nation perdent aujourd'hui leur localisation physique spatio-temporelle: la langue, la culture, l'histoire et la religion se détachent de la géographie. Les gens émigrent, travaillent à l'étranger: un dixième des Tunisiens vit loin du territoire national. On compte 150 millions de personnes déplacées dans le monde, soit 2,8% de la population mondiale, dont un tiers de migration familiale, un tiers de migration de travail et un tiers de réfugiés (Wihtol de Wenden, 2003). Le migrant d'aujourd'hui entretient une "culture de lien" avec ses proches restés au pays, grâce à ses va-et-vient mais aussi les nouvelles technologies de communication, à commencer par la télévision (chaînes nationales par satellite) et le portable. Il n'hésite pas à s'initier à l'Internet, apprendre à consulter la presse de son pays sur le Web.
Il importe de considérer l'espace national et l'Etat-nation comme des espaces avec des frontières ouvertes/fermées susceptibles de transformations d'ordre économique, social, politique... La proximité électronique affectera la façon de communiquer et l'équilibre des classes sociales: il diluera le tribalisme culturel, facilitera la coopération comme le crime international, augmentera le pouvoir des États et changera le sens du mot nation. Elle nous aidera aussi à entretenir notre héritage ethnique, ce qui réduit le besoin d'une nation traditionnelle, physiquement localisée sur un territoire de façon statique: d'où le concept d'Etat-nation distribué défini de façon dynamique.
On peut ainsi considérer "la Tunisie", par exemple, comme Etat-nation distribué: elle est constituée non seulement par un espace géographique/historique délimité par ses frontières politiques bien connues contenant le peuple tunisien formant un Etat-nation; mais en plus, on doit considérer l'ensemble des médias cognitifs (les radios et télévisions, les réseaux électroniques des systèmes informatiques) et des médias énergétiques (les bateaux, les avions, etc.) partant du territoire tunisien reliant tous les Tunisiens autour du monde!
Figure 1:
Le champ géographique d'interaction de la Tunisie et du Maghreb avec les autres Etats-nations est régional, principalement avec l'Europe (source: Wihtol de Wenden, 2003, modifié).
Cependant, vu son arsenal des médias très limité en nombre et en portée, le champ géographique d'interaction de la Tunisie avec les autres Etats-nations reste régional, principalement avec l'Europe, le monde arabe ou les pays africains. Les travaux sur les mouvements pendulaires de migrants entrepreneurs maghrébins (Allemand, 2003b, p. 106), illustrent bien l'intérêt d'une approche en termes d'Etat-nation distribué, en même temps qu'ils soulignent l'importance croissante des phénomènes organisés en réseaux, dans la compréhension des dynamiques migratoires internationales. Mais ces réseaux de relations et les motifs de leur essor signifient-ils la fin des États? Les mouvements transfrontaliers de Marocains ou de Tunisiens, par exemple, montrent au contraire à quel point les réseaux transfrontaliers dépendent de l'existence de frontières et donc de bornages étatiques. Tout porte à croire qu'ils ont gagné en ampleur grâce à la diffusion des technologies de télécommunication (téléphone, fax et, aujourd'hui, portable et Internet) et l'essor du transport aérien et maritime, la généralisation du visa, etc. Comme le suggère Jocelyne Cesari (2002), "il ne s'agit pas de considérer l'État et les réseaux transnationaux en opposition radicale mais en interaction permanente, ce qui permet de sortir du discours convenu sur la fin de l'État-nation miné par la mondialisation".
Les États-Unis d'Amérique forment aujourd'hui les États-nations les plus distribués du monde, en temps de paix comme en temps de guerre. Et cela, vu l'importance de leurs médias, aussi bien énergétiques que cognitifs, avec un champ géographique d'interaction mondial cosmopolite. Ils rappelleraient l'ère des médias purement énergétiques des grands empires antiques, mais sur un niveau largement supérieur associant la puissance des nouveaux médias électroniques aux médias énergétiques. Comme les Etats-Unis d'aujourd'hui, l'empire romain pendant ses heures de gloire régnerait non seulement sur le bassin méditerranéen et les larges zones limitrophes, mais sur l'ensemble des territoires connus de la planète (Ruano-Borbalan, 2003). Avec ses médias énergétiques de grande portée(les navires à voiles), il avait un large champ géographique d'interaction dans le monde antique.
Figure 2:
Le champ géographique d'interaction des Etats-Unis avec les autres Etats-nations est mondial, en temps de paix comme en temps de guerre (source: Ruano-Borbalan, 2003, modifié).
Que les états-nations restent centrées sur des espaces territoriaux ou qu'ils se dispersent pour devenir des Etats-nations distribués, la proximité électronique resserre leurs liens culturels. Durant les quelques décennies du XXe siècle où la radiotélévision a envahi le monde, elle a instauré certaines normes culturelles, même là où les médias électroniques sont plus ou moins interdits. La proximité électronique exercera une action de brassage et de nivellement sur les cultures globales et locales, quand les habitants des villages reculés, comme des métropoles, se retrouveront dans un espace commun consacré aux loisirs, au commerce, à l'enseignement, à la médecine, etc. Pour autant, les différences s'effaceront-elles au profit d'une culture planétaire? En fait, les facteurs d'homogénéité se heurtent à des particularismes puissants.
La proximité électronique des nouveaux médias modifie les propriétés d'ouverture/fermeture des frontières nationales classiques. À la différence des frontières actuelles, définies avec postes et douanes classiques, les frontières de demain croiseront des millions de sentiers électroniques et, sur chaque sentier, des millions de véhicules d'information. Situation inédite qui redéfinit le sens de l'expression "frontière nationale". La proximité électronique permettra-t-elle alors aux États d'exercer leur contrôle légal? Ne pouvant suivre les modèles classiques des médias énergétiques du commerce international et des transports aériens, grands passeurs de frontières classiques, les États-nations doivent harmoniser leurs politiques sur les flux d'information/cognition des médias cognitifs. Ainsi, la plus importante étape sera de réexaminer, au niveau national et international, les politiques d'échange de l'information/cognition. Car depuis la fin du XXe siècle, les médias cognitifs des réseaux informatiques se répandent partout et ils ne supporteront plus longtemps des lois restrictives élaborées sur le modèle des médias énergétiques.
Conclusion
La sociologie du XXIe siècle se trouve devant une croisée des chemins: ou bien elle choisit une voie qui lui soit propre en adaptant son corps conceptuel et méthodologique, ou au contraire, elle se trouve, de jours en jours, dépassée par une réalité sociale qui ne ressemble guère à celle d'hier. Le sociologue est en face de nouveaux concepts, d'une nouvelle vision du monde et surtout d'un nouveau paradigme, celui des nouvelles technologies électroniques d'information/cognition. Cette rupture ne constitue-t-elle pas le début d'une autre civilisation où la technologie ne sera plus considérée comme une variable lourde dans le changement social et la promotion humaine? Le développement de ces nouvelles technologies tend vers l'élimination de la logique disciplinaire au point que le "village planétaire" mobilise l'interdisciplinarité entre les sciences physicobiologiques et sciences anthroposociologiques. Comme le dit Rabah Kechad (2002b), à juste raison: "L'héritage théorique et conceptuel développé par nos maîtres ne doit pas être considéré comme un livre saint que tout nouveau sociologue accepte sans pouvoir s'en détacher. Les théories sociologiques ont été développées dans des conditions socio-historiques particulières et dans le cadre d'un paradigme considérant le monde comme une horloge selon la vision mécaniste newtonienne. C'est l'histoire qui a accouché la sociologie et non l'inverse. Pour cela, la sociologie ne pourra jamais faire l'histoire mais s'y adapter".
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- Fourati, Abdelkarim. "L'espace-temps sociologique de la "proximité électronique"", Esprit critique, Automne 2003, Vol.05, No.04, ISSN 1705-1045, consulté sur Internet: http://www.espritcritique.org
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