Le vote électronique par Internet: du déplacement du rituel électoral à la perte de la symbolique républicaine
Par Christine Chevret
Résumé:
On entend par "vote électronique" différents procédés techniques. C'est l'usage de l'électronique pour la machine à voter, le vote à distance, le comptage électronique et la communication des résultats. L'argument selon lequel le vote électronique par Internet supposerait une dévalorisation du rituel électoral est souvent soulevé en France. En quoi le déplacement du rituel électoral inhérent à ce système induirait-il une perte de la symbolique républicaine? Tout rite est d'abord tribal; il est constitutif d'une mémoire et de représentations collectives. Le passage par l'isoloir est un rituel constitutif du lien social. Il symbolise notre appartenance à une même communauté et l'égalité: un homme, une voix. Le vote matériel renvoie à un espace politique abstrait où règne l'égalité de droit des citoyens. La dimension virtuelle du vote électronique par Internet risquerait de conduire à l'effet inverse.
Auteur:
D.E.A de doctrines et philosophie politiques, Université Paris I - Panthéon-Sorbonne. Doctorante en Sciences de l'information et de la Communication, sous la direction du Professeur Jean-Pierre Esquénazi, Université Jean Moulin, Lyon III, laboratoire ERSICOM.
Sur Internet, le tribalisme, qui se manifeste essentiellement au sein des forums, se caractérise par le nomadisme et l'éphémère des affinités électives. Toutefois, trois figures marquantes se dégagent du "réseau": le citoyen, le marchand et l'anarchiste. La structure ternaire est bien sûr intellectuellement confortable parce qu'elle renvoie à l'organisation de l'élite dans une société traditionnelle (le scribe, le prêtre et le prince). Cette tripartition correspond néanmoins à une réalité tout en contenant sa propre complexité. Sur Internet, la structure est réticulaire et les figures peuvent se superposer; un même internaute sera citoyen, puis éventuellement anarchiste, et, s'il achète ou vend en ligne, consommateur ou "marchand". Qu'en est-il plus spécifiquement de la figure du citoyen? L'activité citoyenne ne se limite évidemment pas à l'exercice du droit de voter mais les perspectives du vote électronique par Internet offrent la nécessité d'une réflexion sur les risques d'une dissolution de la communauté politique, ceux liés au déplacement du rituel électoral et à la perte de la symbolique républicaine. Quels sont les enjeux du vote électronique? Quels sont les apports de ce système pour les organisateurs du scrutin? Pour les électeurs? En quoi le déplacement du rituel électoral inhérent au vote électronique par Internet induirait-il une perte de la symbolique républicaine?
Le déplacement du rituel électoral: approche géographique, technique et apports du vote électronique par Internet
Approche technique et géographique: le déplacement matériel
Définition technique du "vote électronique"
On entend par "vote électronique" différents procédés techniques. C'est l'usage de l'électronique pour la machine à voter, le vote à distance, le comptage électronique et la communication des résultats; étant entendu que ces procédés ne sont pas utilisés conjointement (par exemple, machine à voter et vote à distance). On peut aussi distinguer différentes phases de procédures de "vote électronique": le vote par Internet à partir de terminaux situés dans des bureaux de vote désignés pour chaque électeur, le vote par Internet à partir de terminaux situés dans des bureaux de vote mais avec la liberté pour l'électeur de voter dans le bureau de son choix, le vote par Internet depuis des terminaux identifiés mais répartis sur le territoire (pas seulement dans des bureaux de vote), le vote par Internet avec n'importe quel terminal et un logiciel spécialement dédié au vote.
Les expériences de vote électronique dans quelques pays
Etats-Unis: La primaire démocrate d'Arizona en mars 2000 (multiplication par 7 du nombre de participants: de 13 000 à 86 000 votants depuis les élections de 1996). C'est la société election.com qui avait organisé le scrutin. Par ailleurs, on trouve Outre-Atlantique des logiciels comme E.vote qui permettent non seulement la réalisation d'un vote à distance mais encore l'élaboration de politiques publiques.
Europe: l'initiative majeure est le projet VOTE (Voting Online Throughout Europe). Le projet associe des collectivités locales européennes:
- Cologne, Osnabrück (Allemagne)
- Terrassa (Espagne)
- Nea Erithrea, Western Attica (Grèce)
- Ancône, Turin (Italie)
- La Haye, Enschede (Pays-Bas)
- Pelkosenniemen Kunta (Finlande).
Il comporte les caractéristiques suivantes: l'introduction d'un standard de signature électronique dans tous les pays européens, le développement de processus de cryptage adaptés à l'authentification des votants, l'intégration dans les technologies de vote de divers types d'accès à Internet, la mise au point d'un cadre juridique adapté au vote par Internet, le développement de l'information et des débats politiques "on line".
Des expériences françaises
La commune de Vandoeuvre-lès-Nancy avait proposé une expérimentation de vote électronique par Internet pour les élections présidentielles des 21 avril et 5 mai 2002, expérimentation menée conjointement avec la société américaine "election.com". Pour la CNIL - Commission nationale Informatique et Libertés, suivant sa délibération du 2 avril 2002, les conditions qui rendraient cette expérimentation utile n'étaient pas remplies:
"le votant ne serait identifié que par un code d'accès et un mot de passe adressé par courrier à son domicile alors que plusieurs électeurs peuvent y résider;
- la possibilité de voter depuis son domicile ne garantit pas que le vote soit dégagé de toute influence ou de toute pression;
- les serveurs d'exploitation des informations personnelles (liste électorale, liste d'émargement, "dépouillement") sont situés à New York, échappant ainsi à tout contrôle effectif des autorités nationales;
- le code d'accès et le mot de passe qui identifient l'électeur, associés à son vote, ne sont pas chiffrés tout au long de la chaîne de traitement."[1].
Enfin, la ville d'Issy-les-Moulineaux a pu tester le cybervote pour l'élection de ses représentants aux conseils de quartier. Le vote s'est déroulé entre 8 et 21 heures (au lieu de 9-19 heures traditionnellement). Il a été sécurisé par un code confidentiel que chaque électeur avait pu retirer dans des lieux publics (poste, mairie, bureau de vote) (voir Fondanèche, 2003).
Il n'existerait pas de procédure de référendum d'initiative locale par Internet en France: "Ainsi un scénario dans lequel le maire de ville moyenne souhaitant lancer un projet important pour sa ville et l'ayant exposé sur son site Internet ville, recueillerait les avis sur un forum d'expression accessible par une large partie de la population depuis des bornes publiques en nombre suffisant puis mettrait en place un référendum d'initiative locale sur des urnes électroniques n'a encore jamais été mis en oeuvre"[2].
Les apports du vote électronique
Les arguments matériels
Le coût
On peut d'abord compter, parmi les avantages du vote électronique, le coût. Dans Cyberdémocratie (1997), Pierre Lévy en déduit l'avantage suivant: "Les nouvelles formes de la vie politique et la communication électorale dans le cyberespace coûteront (et coûtent déjà) beaucoup moins cher que les campagnes par voie d'affiches et de messages publicitaires à la télévision, permettant ainsi à une plus grande diversité d'opinions de se faire connaître" (Lévy, 1997, p.143.). L'organisation d'élections est aujourd'hui coûteuse. On évalue l'investissement financier à environ 7,5 euros par électeur inscrit en ne comptant que les dépenses engagées par l'Etat. Voici des exemples de bilan sur quelques élections:
Election |
Coût par électeur inscrit (dépenses totales de l'Etat/nombre d'inscrits à l'élection considérée) - (en euros) |
Présidentielles 1995 |
3,34 |
Législatives 1997 |
3,38 |
Régionales 1998 |
1,97 |
Cantonales 1998 |
3,18 |
Cantonales 2001 |
3,20 |
Municipales 2001 |
2,76 |
Source: http://www.assemblee-nat.fr/budget/plf2002.
La mise en place du système de vote électronique représenterait un investissement initial (mise au point des logiciels et de l'infrastructure du vote). Toutefois, on pourrait compter sur l'amortissement des investissements initiaux sur la durée: par exemple, une machine à voter coûte aujourd'hui 4500 euros et peut être amortie dès la troisième élection[3]. Il est évident malgré tout que cette perspective est pour l'instant purement hypothétique et relative aux choix opérés: les modes de scrutins (uninominal, référendaire...) et leurs fréquences.
La fiabilité
L'argument de la fiabilité n'est pas nécessairement conciliable avec l'argument précédent, celui du coût. En effet, pour que le système soit fiable, il faudrait renforcer la sécurité. Or, cette démarche exige des investissements. Sur quels points la fiabilité serait-elle assurée et quels en sont les obstacles?
Tout d'abord, l'enregistrement électronique éviterait le décompte manuel. Non seulement les erreurs de décompte seraient évitées mais les résultats pourraient être proclamés dès la fermeture des bureaux de vote. On pourra ajouter à ce constat une réponse au problème pratique de désaffection des bénévoles pour procéder à ce décompte manuel. Par ailleurs, sans délai de proclamation, les manipulations hasardeuses sont évitées, sans parler du mécanisme d'identification évitant erreurs et fraudes diverses: inscriptions multiples, "bourrage des urnes" avec bulletins factices, participation électorale des résidents de cimetière...
Il est donc clair que cette fiabilité du système ne peut être acquise qu'au prix d'une sécurisation, exactitude du registre électoral, authentification des votants, sécurité intérieure des serveurs et télécommunications. Il faut également compter sur les risques de piratage. De ce point de vue, il existe deux risques possibles: le "jamming" (le serveur est submergé de requêtes d'informations si bien qu'il devient impossible pour un utilisateur d'accéder au site), le "page jacking" (l'utilisateur est détourné du site et arrive à l'adresse d'un autre site conçu par le "hacker"). On peut également envisager plus simplement une panne du système le jour de l'élection. Enfin, les détracteurs du vote électronique ne manquent pas de souligner que le vote à distance peut s'exercer sous influence. En effet, l'absence d'authentification physique représente un risque: le vote peut s'exercer sous pression familiale. L'enjeu est ici d'un autre ordre; le problème n'est plus matériel et financier mais politique. On voit immédiatement les risques induits pour la démocratie.
Les arguments politiques
La participation électorale
Pour Pierre Lévy, la hausse de la participation électorale paraît indiscutable. L'auteur recense deux expériences probantes, celle des élections primaires démocrates en Arizona, en 2000, et celle des électeurs de l'Alabama la même année. C'est au sein des minorités défavorisées que la hausse serait la plus spectaculaire (Lévy, 1997, p.143).
L'amélioration de la participation électorale est l'argument le plus fort. Les électeurs invoquent souvent deux obstacles: celui de l'inscription sur les listes (horaires des bureaux de mairies, distance entre le domicile et le lieu de travail) et celui de la possibilité de se rendre aux urnes les jours d'élections. La possibilité de voter par procuration est limitée et répond administrativement à des exigences et contraintes. Par ailleurs, malgré la souplesse des horaires des bureaux de vote dans les grandes agglomérations (fermeture à 20 heures), les modes de vie impliquent aujourd'hui des déplacements fréquents et expliquent aussi le taux d'abstention. Le vote électronique représente donc un espoir quant à l'amélioration des scores de participation grâce à la suppression des obstacles matériels sans négliger la nécessité de laisser s'exercer leur citoyenneté aux personnes à mobilité réduite, malades ou handicapées.
La justesse dans la représentation
On distingue traditionnellement les modes de scrutin suivants: le scrutin uninominal à deux tours et le scrutin proportionnel à un seul tour. Or, il existe d'autres possibilités qui ne sont pas aujourd'hui exploitées dans les démocraties à cause de la complexité technique de leur organisation. Les possibilités dénombrées sont les suivantes: la méthode Condorcet, la méthode du vote par assentiment et la méthode Régnier. La première méthode, celle de Condorcet, respecte le critère Condorcet selon lequel le vainqueur est celui qui bat chaque autre candidat en duel. Ainsi, concrètement, chaque votant classe les candidats par ordre de préférence. Il existe cependant des méthodes plus simples dans la mesure où celle-ci peut aboutir à l'absence de vainqueur. Dans ce cas, le vote par assentiment peut être choisi. Il consiste en un choix illimité de candidats. Dès lors, il est possible de mettre plusieurs bulletins dans l'urne. Enfin, la méthode Régnier est considérée dans le cadre de processus d'aide à la prise de décision[4]. Par exemple, dans le cadre d'une entreprise, les salariés sont soumis à un jeu de questions; les bulletins de vote sont triés par couleur et par candidat. Ainsi, existe-t-il d'autres modes de scrutin utilisés dans d'autres cadres qu'en politique. Quel serait le rôle des nouvelles technologies par rapport à ces possibilités?
La rapidité du traitement de l'information permise par les nouvelles technologies ouvrirait la voie à l'usage de modes de scrutin plus complexes. L'intérêt n'est bien sûr pas essentiellement technique. Il s'agit de gagner en représentativité. Par exemple, aux élections de 1988, le candidat le plus consensuel était Raymond Barre. Or, le duel du deuxième tour opposait François Mitterrand à Jacques Chirac. Dans le respect de la représentativité, force est donc de constater qu'aucun des deux candidats de ce deuxième tour ne répondait au désir des Français. Les possibilités techniques de complexification offrent une avancée démocratique. Pourtant, si on voit immédiatement les avantages pour les citoyens, ces méthodes notamment celle de choix préférentiel donnent matière à critique. Autant les élus locaux sont favorables au traitement électronique du dépouillement[5], autant les obstacles politiques à la mise en place de ces méthodes sont nombreux. En effet, les hommes politiques, déjà confrontés à un électorat fluctuant, ne pourront qu'être déstabilisés: quelle cible électorale viser? quel message pour quel électeur? Les imprévisibilités de l'électeur français risqueraient d'être encore plus troublantes qu'aujourd'hui.
Les risques induits par le vote électronique
Les risques de la désacralisation de l'isoloir
Le passage par l'isoloir comme rituel
L'argument selon lequel le vote électronique supposerait une dévalorisation du rituel électoral est souvent soulevé en France. Pour les pays où se pratique déjà le vote par correspondance, il n'est bien sûr pas ou peu retenu. On notera toutefois que le retard de la France sur ce point est avant tout politique. En effet, le vote à distance se pratique pour diverses élections: syndicales, universitaires, prud'homales. Les partisans de l'isoloir en sont les défenseurs avant tout pour des élections dont l'enjeu est national. L'argument du rituel nous semble intéressant. Le passage par l'isoloir est d'abord un rituel constitutif du lien social. Il symbolise notre appartenance à une même communauté et l'égalité: un homme, une voix. Dans un ouvrage intitulé justement Un homme, une voix? Histoire du suffrage universel, Michel Offerlé (1993, p.102) note: "Le jour, l'heure du choix... une salle où sont disposés les instruments du culte républicain. Après avoir été hébergé parfois au domicile du maire, du curé, du châtelain, le bureau de vote occupe, pour la journée du scrutin, la pièce de la mairie du village, les grandes salles de mariage, des salles de classe surtout. La salle de vote se veut une sorte de bulle démocratique sous vide où l'électeur, dégagé des pressions, accomplit son devoir civique, pour lui-même et la collectivité. Interdite la distribution de bulletins ou de tracts à l'entrée, interdites les armes, les discussions politiques dans l'enceinte du bureau, interdits les citoyens encadrés par un régisseur ou un contremaître, ou dirigés au son du tambour.". Cette symbolique a un sens.
Le sens de cette symbolique: la dimension tribale du rite
L'isoloir est le garant concret du secret du vote et de l'absence immédiate de pressions (ce que le vote depuis le terminal familial ne pourrait garantir). Sa suppression pourrait porter atteinte à notre expérience de la démocratie mais aussi à la démarche républicaine. Nous rappelons que c'est aussi le principe d'égalité qui se manifeste également à travers le bureau de vote[6]. Dans Qu'est-ce que la citoyenneté?, Dominique Schnapper note (2000, p.141): "Par delà même la consécration du lien social, le vote manifeste concrètement l'existence de l'espace politique abstrait, dans lequel, contrairement à toute expérience sociale réelle et observable, chaque citoyen est l'égal de l'autre". La participation électorale sur Internet n'augmenterait que par rapport aux détenteurs et familiers de l'ordinateur. Le "fossé numérique" s'y refléterait inévitablement. L'argument selon lequel ceux qui ne possèdent pas d'ordinateur pourraient se rendre à des bornes numériques installées dans les bureaux de postes, les bibliothèques... résiste déjà peu à la logique. En effet, quelle est la différence pratique entre le déplacement vers le bureau de vote toujours installé dans l'école la plus proche et celui vers le bureau de poste? Le civisme oblige à un effort. Le déplacement jusqu'à l'isoloir nous semble en être un nécessaire, nécessaire à ce que Rousseau, dans Du Contrat social, intitulait "la profession de foi civile". L'isoloir revêt une symbolique appelant à une sacralité du lieu: "C'est que voter, c'est démontrer, en respectant un rituel, qu'on appartient à la communauté politique nationale" (Schnapper, 2000, p.143). La dimension tribale de ce rite est essentielle; il est constitutif d'une mémoire collective et de représentations communes. Dans La transfiguration du politique, Michel Maffesoli (1992, p.164-165) note que "(...) le rite est essentiellement tribal, il constitue le fondement même de la mémoire collective, il sert de ciment aux représentations communes et rappelle, à date fixe, leur efficace renouvelée".
De la fin du symbolique aux risques du virtuel: la perte des étapes du rite
L'effet "push button"
A l'heure où en Europe des sociétés comme Nokia et Matra travaillent sur les possibilités de vote par téléphone mobile, la critique politique du vote électronique pourrait être déjà de faible portée face aux pressions économiques. Dès lors, qu'est-ce qui dans le vote électronique serait politiquement contestable? Les dérives populistes et démagogiques représentent les premières raisons d'une critique du vote électronique sous sa forme de référendum. On appelle effet "push button" la conséquence d'une logique référendaire électronique, lequel priverait le citoyen à la fois bien sûr du recul nécessaire mais aussi du débat public. Reprenant Bernard Manin, Dominique Schnapper souligne que l'avènement d'une "démocratie du public" a pour conséquences la personnalisation du pouvoir, la "volatilité" de l'électeur et comporte le risque d'une communication de masse qui "privilégie le superficiel et l'instantané" (2000, p.168). Influencé par cette communication de masse, le citoyen serait d'autant plus victime de l'effet "push button", sous l'emprise du dernier candidat entendu (ou parlant le plus fort!). Toutefois, des solutions juridiques peuvent être trouvées à cet effet "push button".
Dans une présentation à l'Académie royale belge des sciences du 20 mars 1998, Y. Poullet expose des "considérations sur le droit du cyberespace" et propose des solutions comme l'obligation de respecter des règles éthiques et normatives, l'indication claire du but, des modalités, des conséquences et du responsable de l'organisation de la consultation opérée. L'auteur préconise également l'interdiction d'enregistrer les données personnelles résultant du sondage ainsi effectué. Si la responsabilité de l'organisation incombe à une autorité publique, le respect des règles suivantes serait nécessaire:
"a- Obligation de soumettre préalablement le questionnaire à une discussion au sein des organes de démocratie représentative; le cas échéant, obligation de rendre accessible les remarques opérées par chaque courant d'opinion sur le questionnaire soumis à la consultation;
b- Obligation de publier préalablement le questionnaire et les dites réflexions par voie électronique et par d'autres voies;
c- Obligation de prévoir d'autres modalités de consultation que la seule voie électronique;
d- Obligation de publier de manière complète les résultats du référendum (en particulier nombre de personnes ayant répondu, modalités d'interrogation, etc.);
e- Interdiction de fonder une décision sur les seuls résultats d'une consultation électronique.".
Démocratie directe ou "hyperdémocratie"?[7]
Les partisans d'une démocratie directe voient dans le vote électronique par Internet la réalisation de la démocratie telle que l'envisageait Rousseau, dans Du Contrat social. Or, depuis la récupération par la Terreur sous la Révolution française, le rousseauisme politique a largement été discuté jusqu'à Hannah Arendt et plus récemment Mickaël Walzer. Dans un entretien avec Chantal Mouffe, l'auteur (Walzer, 1997, p.207-220) explique que la citoyenneté chez Rousseau exige une culture commune et une religion civique et qu'aujourd'hui cette conception aurait pour conséquence une répression des sujets divisés par les dirigeants politiques. Cependant, tout partisan de la démocratie directe n'est pas nécessairement rousseauiste. Par exemple, Ian Budge, qui ne rejette pas le rôle des partis, voit dans la démocratie représentative les limites suivantes: "La représentation pourrait ainsi produire des effets exactement opposés à ceux revendiqués par Madison en excluant précisément du processus de décision la plupart des personnes appartenant à l'élite sociale et culturelle." (Budge, 2000, p.767). C'est la raison pour laquelle il voit dans le Web un instrument de démocratie directe et insiste sur la meilleure accessibilité à la connaissance, ainsi que l'expression plus exhaustive des différents points de vue. Enfin, l'intérêt d'Internet résiderait dans l'ampleur du débat qu'il consent. Les deux premiers arguments sont rarement contestés bien que l'accessibilité matérielle croissante puisse alors inciter les gouvernants à multiplier des consultations de citoyens plus ou moins pertinentes au risque de les démobiliser, au risque d'une "hyperdémocratie". C'est sur le troisième point qu'il semblerait nécessaire de revenir. De quel débat s'agit-il? Est-il vraiment constitutif de la démocratie? Sa qualité est-elle comparable à ce qu'on appelle la délibération?
La délibération
La pertinence du référendum électronique se pose par rapport à la délibération. Cette dernière obéit-elle, dans ce cadre, à la même rationalité comportementale? Dans un article intitulé "volonté générale ou délibération? Esquisse d'une théorie de la délibération politique", Bernard Manin (1985, p.79) souligne une distinction conceptuelle importante. Chez Rousseau, la délibération constitue une décision alors que chez Aristote, elle désigne le processus conduisant à cette décision. Chez Rousseau, "on ne délibère pas, au sens fort du terme, sur ce qui est évident, simple et lumineux. On délibère, au contraire, sur ce qui est incertain, là où il y a des raisons de se décider". Or, la délibération désigne également un processus qui requiert ce que les Anciens appelaient la prudence. Pour Aristote, le Phronimos, l'homme prudent, est celui qui peut délibérer, c'est-à-dire mener une recherche qui porte sur les choses humaines. La délibération consiste en "l'analyse régressive des moyens à partir de la fin, à la façon dont, en mathématiques, on procède à la construction d'une figure: on part de la figure supposée construite, ou de la fin acquise, et l'on se demande quelles en sont les conditions. Il suffira alors, pour agir, d'inverser l'ordre de l'analyse: ce qui vient en dernier dans l'ordre de l'analyse sera premier dans l'ordre de la genèse." (Aubenque, 1993, p.108). Ainsi, il y aurait des étapes dans le processus décisionnel. On voit surtout à quel point la délibération nécessite la réflexion. Ce processus est comparable à ce que Kant, dans La Critique de la faculté de juger, appelle le sensus communis: penser par soi-même, penser en se mettant à la place de tout autre et penser de manière conséquente. Il est toujours possible d'objecter que le vote du citoyen dans l'isoloir n'obéit déjà pas à ces exigences. Toutefois, la dématérialisation et la "virtualisation" n'accentueront-elles pas la faiblesse de la délibération intérieure? On peut accorder à Internet de développer le débat et, à la rigueur, la délibération collective. Cette dernière est essentielle et a plusieurs fonctions. Bernard Manin précise qu'avant une délibération collective les individus ont davantage de désirs que de préférences. De plus, le débat les aide à comprendre que la plupart du temps leurs propres désirs sont contradictoires. Enfin, "les individus apprennent des éléments nouveaux non pas seulement sur les solutions possibles mais sur leurs propres préférences." (Manin, 1985, p.82). Les lieux de débats et délibération collective sont nombreux sur Internet. Pourtant, leur qualité est-elle comparable à celle d'un espace public réel? En effet, les protagonistes adoptent-ils une flexibilité et une coopération comparables à celles inhérentes au face à face?
La confusion récurrente entre la virtualité et la matérialité ainsi que celle de l'espace public avec l'espace intime doit aussi amener à s'interroger sur la pérennité du sentiment d'appartenance à une communauté politique. L'adoption du vote électronique par Internet impliquerait le passage de l'isoloir, lieu symbolique où se réalise un acte concret fruit d'une délibération intérieure, à un procédé instantané depuis un lieu concret, éventuellement intime, par lequel la matérialité n'est plus mesurée. Le vote matériel renvoie à un espace politique abstrait où règne l'égalité de droit des citoyens. La dimension virtuelle du vote électronique par Internet risquerait de conduire à l'effet inverse. On a pu insister sur l'aspect symbolique de l'isoloir parce que le vote est un rite et en tant que rite il est d'essence tribale. Lui ôter la symbolique dont il est chargé, c'est prendre le risque de participer à la désagrégation de la communauté politique. Toutefois, il y aurait malgré tout une dimension émancipatrice, à l'exception du référendum, du vote électronique. Par exemple, en 1997, suite aux accords de Dayton, l'Université de Villanova aux Etats-Unis, avait proposé d'organiser des élections électroniques en Bosnie pour résoudre le problème de déplacement des populations. Il est également évident que, dans certaines régions du monde, la présence matérielle de l'électeur dans un bureau représente un danger pour sa vie. On sait combien parfois le rôle des Volontaires des Nations Unies est indispensable au processus électoral. Ainsi, le vote électronique pourrait être utilisé dans le cadre de transitions démocratiques, soit pour résoudre le problème de dispersion des populations, soit pour la protection des personnes. C'est sûrement de ce point de vue que son avenir devrait être envisagé.
- Notes:
- 1.- "Un avis défavorable de la CNIL à une expérimentation de vote électronique par Internet aux élections présidentielles des 21 avril et 5 mai 2002", http://www.cnil.fr, le 10 avril 2002
- 2.- http://www.admiroutes.asso.fr [consulté le 4 décembre 2002].
- 3.- http://www.admiroutes.asso.fr [consulté le 4 décembre 2002].
- 4.- http://France.fsfeurope.org [consulté le 4 décembre 2002].
- 5.- Conférence de Thierry Vedel sur "le vote électronique local", colloque du 26 juin 2002 organisé par Gérard Loiseau au Ministère de la Recherche.
- 6.- Michel Offerlé rappelle cette idée forte présente à l'origine de l'idée de l'isolement, dans les textes légaux de 1913: cet isolement est nécessaire pour "ceux que la nécessité contraint à se cacher, parce qu'ils ne peuvent, dans l'état social actuel, défendre à la fois leur liberté et leur existence" (1993, p.107.).
- 7.- L'expression d'"hyperdémocratie" est empruntée à José Ortega Y Gasset.
- Références bibliographiques:
Aubenque, Pierre. La prudence chez Aristote. Presses universitaires de France, 1993, collection Quadrige, 220.p.
Budge, Ian. The new Challenge of Direct Democracy. Cambridge, Polity Press, 1996.
Fondanèche, Daniel. Intercdi, no181, janvier/février 2003, p.91.
Lévy, Pierre. Cyberculture, "rapport au Conseil de l'Europe". Editions Odile Jacob, 1997, 313 p.
Maffesoli, Michel. La transfiguration du politique. La tribalisation du monde. Grasset, 1992, 367 p.
Manin, Bernard. "Volonté générale ou délibération? Esquisse d'une théorie générale de la délibération politique", Le Débat, janvier 1985, p.72-93.
Morel, Laurence. "Vers une démocratie partisane?", Revue française de sciences politiques, no50, août-octobre 2000, p.767.
Naira, Geoffrey. "Le vote électronique devra encore attendre", Courrier International, 23-29 août 2001.
Offerlé, Michel. Un homme, un voix?, Histoire du suffrage universel. Découvertes Gallimard, 1993, 160 p.
Poullet, Yves. "Quelques considérations sur le droit du cyberespace", présentation à l'Académie Royale Belge des Sciences, le 20 mars 1998, [http://www.jura.uni-sb de].
Schnapper, Dominique. Qu'est-ce que la citoyenneté?. Avec la collaboration de Christian Bachelier. Gallimard, 2000, Folio actuel, 320 p.
Walzer, Michaël. Pluralisme et démocratie. Traduction collective, introduction de Joël Roman, Editions Esprit, 1997, collection Philosophie, 220 p.
Walzer, Michaël. "Entretien avec Chantal Mouffe". Pluralisme et démocratie. 1997, p.207-220.
- Notice:
- Chevret, Christine. "Le vote électronique par Internet: du déplacement du rituel électoral à la perte de la symbolique républicaine", Esprit critique, Automne 2003, Vol.05, No.04, ISSN 1705-1045, consulté sur Internet: http://www.espritcritique.org
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