Les formes rhétoriques dans les congrès scientifiques
Par Julien Gargani
Résumé:
Il est intéressant d'analyser ce qui, à l'intérieur des disciplines reconnues comme scientifiques, dépasse les limites de la science, sans nécessairement oeuvrer contre la science, mais en y introduisant une part de subjectivité. Le champ scientifique est le lieu de luttes pour la détermination de hiérarchies à l'intérieur des disciplines. Et c'est dans ce cadre, sur le marché ou s'exerce la compétition pour obtenir la reconnaissance et les positions académiques, c'est-à-dire au coeur des stratégies pour occuper une place (et si possible une bonne place) dans la communauté scientifique, que prennent place les figures de rhétorique et les stratégies rhétoriques. La diffusion des présentations par vidéo-projecteur, la bonne maîtrise de la langue dominante (l'anglais) ou la présentation de posters en couleurs plastifiés, peut mettre en évidence une hiérarchie à l'intérieur de la communauté scientifique. Les stratégies rhétoriques ne mettent pas seulement en évidence une hiérarchie, mais elles agissent directement sur l'évolution de la hiérarchie scientifique. Elles renforcent souvent des hiérarchies préexistantes. Les stratégies rhétoriques sont un élément fondamental dans la dynamique scientifique; elles ne jouent pas seulement sur la forme, mais elles influencent le fond du discours (le choix des sujets, la façon de les aborder).
Auteur:
Julien Gargani. Attaché de recherche à l'Ecole nationale supérieure des Mines de Paris. Ancien président (actuellement membre du bureau) de l'Association Bellifontaine des Chercheurs et Thésards de l'Ecole des Mines (ABCTEM).
Le débat pour la définition de ce qui est scientifique et de ce qui ne l'est pas, est l'enjeu de luttes incessantes à l'intérieur du champ scientifique comme à l'extérieur de celui-ci (P. Bourdieu, 2001). Ces luttes sont d'un très grand enjeu car elles peuvent notamment déplacer un discours sur le monde dans la sphère de l'expertise scientifique où seul sont habilités à parler avec autorité les scientifiques. Ces luttes peuvent permettre la constitution de groupes qui ont tout intérêt pour parvenir à obtenir une forme de prestige social, à faire en sorte que leur discipline soit bien positionnée dans la hiérarchie des disciplines scientifiques et à bien se positionner eux-même à l'intérieur de celle-ci. Dans ce second cas, il est intéressant d'analyser ce qui, à l'intérieur des disciplines reconnues comme scientifiques, dépasse les limites de la science, sans nécessairement oeuvrer contre la science, mais en y introduisant une part de subjectivité.
Parler de rhétorique en science n'implique pas une position anti-intellectualiste. Cela oblige seulement à reconnaître l'existence de formes particulières dans l'expression scientifique qui la distingue de l'expression du profane, mais également qui distingue les scientifiques les uns des autres et permet de mettre en évidence des positions différentes dans la hiérarchie scientifique. Cela implique aussi d'admettre que le scientifique cherche à construire une représentation de lui-même (E. Goffman, 1973) qu'il offre au jugement de la communauté (scientifique), pour gagner un capital symbolique, afin d'obtenir la reconnaissance de la communauté.
Si le champ scientifique est le lieu d'une lutte pour la détermination d'une hiérarchie entre les différentes sciences (par exemple, entre les sciences dures et les sciences molles, entre les sciences théoriques et les sciences appliquées), il est également le lieu de luttes pour la détermination de hiérarchies à l'intérieur même des disciplines entre les scientifiques eux-mêmes. Et c'est dans ce cadre, sur le marché des positions hiérarchiques entre scientifiques (explicitement défini par les grilles de salaire, mais aussi souvent implicitement reconnu par les chercheurs eux-mêmes lorsqu'ils parlent de chercheurs travaillants dans des universités ou des centres de recherche prestigieux), au coeur des stratégies pour occuper une place dans la communauté scientifique, que prennent place les figures de rhétorique et les stratégies rhétoriques. Plus la concurrence s'intensifie pour la promotion à l'intérieur des institutions scientifiques (CNRS, université), plus il y a une nécessité de produire du discours.
On peut reconnaître les progrès techniques, l'accroissement du nombre de données dans différentes spécialités, l'augmentation de leur précision ou la force d'un raisonnement, et reconnaître le rôle non négligeable que joue la rhétorique, la forme d'un exposé scientifique sur l'efficacité de sa diffusion et son impact sur la communauté scientifique. La rhétorique du scientifique est tout ce qui dans la forme que donne le scientifique à un exposé scientifique, participe à la diffusion du message et à sa recevabilité par la communauté. En science même, on reconnaît l'existence de la forme: ainsi les mathématiciens parlent d'une "démonstration élégante" ou d'un "beau théorème", par opposition aux démonstrations lourdes et sans finesse. L'art de persuader n'est jamais que la manière de présenter les preuves de façon à faciliter la lecture du raisonnement et donc la démonstration (J. et M. Dubucs, 1994).
Soutenir le postulat: "ce sont les résultats scientifiques et rien d'autre qui font la renommée d'un chercheur"), revient à ne pas tenir compte de l'appartenance du scientifique à un réseau de chercheurs, à un réseau d'êtres humains, et donc aux circonstances extra-scientifiques qui ont fait qu'il occupe la place qu'il occupe dans la hiérarchie universitaire (amitié, positionnement géographique...), (F. Crespi et F. Fornari, 1998).
Nous devons cependant distinguer la posture de l'imposture. La posture peut être utilisée à des fins d'imposture. Mais toute posture, toute utilisation de la rhétorique en science n'implique pas une imposture scientifique, c'est-à-dire une volonté de tromper. La posture vise surtout à imposer un ordre dans la hiérarchie scientifique en donnant une image de soi à l'intérieur, mais aussi à l'extérieur de la communauté scientifique (cela est d'autant plus vrai désormais que la part de financement pour les laboratoires passe par des décisions qui ne sont plus uniquement données par des membres de la communauté scientifique, mais aussi par des industriels, des politiques).
On aurait aussi tort de croire que, lors d'un congrès scientifique, l'ensemble des auditeurs comprend l'intégralité de ce que veulent dire les orateurs. C'est aussi à eux que s'adresse la posture prise par l'orateur. La rhétorique réussit à fédérer les opinions, les jugements affectifs des scientifiques et permet de contrer en partie les suspicions sur l'argumentaire. Un discours bien construit, bien "amené", réussit à empêcher toute forme de critique trop violente.
Il se produit d'ailleurs le même genre de pratique dans tous les articles scientifiques au moment où est posée la problématique (introduction) et où sont discutés les résultats. Lors de ces exercices, une part non négligeable du texte a pour seul but d'emporter l'assentiment du lecteur (G. Thinès, 1994).
Les scientifiques construisent leurs discours (ils préparent leurs interventions), puis jouent leur discours (ils répètent leurs interventions avant d'entrer en scène). Un scientifique est un auteur et un acteur: il agit par ses actes, ses productions sur la construction de la représentation des divers membres de la communauté scientifique dans laquelle il travaille. De plus, dans la limite des usages propres au groupe auquel il appartient, il utilise des techniques rhétoriques pour diffuser efficacement son message et le présenter de telle manière qu'il soit recevable.
L'analyse de la rhétorique du scientifique ne permet pas de différencier ce qui est scientifique de ce qui ne l'est pas, mais permet, une fois les personnes admises dans la communauté, d'établir une hiérarchie entre les scientifiques. En effet, la communauté reconnaît un scientifique non seulement comme faisant partie de la communauté, mais comme occupant une place précise à l'intérieur de la communauté. Toute la stratégie du scientifique visera à conserver ou à accroître la position qu'il occupe dans la hiérarchie scientifique (en produisant un discours, en produisant un discours nouveau, différent des autres, en s'affirmant, en s'opposant à un autre par la controverse, la critique?). Le chairman est chargé de veiller à ce que les discussions restent dans les règles implicites de cordialité entre l'intervenant et les spectateurs-intervenants (sans trop de virulence, avec un temps de parole limité) pour assurer une unité minimale dans le groupe.
La stratégie du scientifique est tout ce que le scientifique fait pour donner une image de lui-même aux autres scientifiques, pour construire une image de lui-même qu'il livrera à la communauté scientifique afin d'accroître sa position dans la hiérarchie scientifique, ou des positions qu'il prendra afin de servir ses intérêts.
Les congrès auxquels je vais faire référence appartiennent à des disciplines (géosciences) à la frontière entre sciences dites "dures" (physique...) et les sciences "molles" (biologie...). L'opposition entre le masculin (dur, rigueur, exactitude, théorique, quantitatif, faits,...) et le féminin (mou-faible, relâchement dans le raisonnement, approximatif, expérimental, qualitatif, valeurs,...) se retrouve inculquée dans la perception qu'a l'ensemble des acteurs scientifiques de leur milieu. Les scientifiques ont assimilés les schèmes de perception qui leurs permettent de se situer vis-à-vis des autres scientifiques, souvent avant de faire intégralement partie de la communauté à laquelle ils appartiennent. Ainsi, il est évident que, dès l'école (dans le système éducatif français), les mathématiques et la physique sont considérées comme plus valorisantes pour le dossier scolaire des élèves que la biologie et la géologie lors des examens des notes, au moment des conseils de classe.
Le scientifique perçoit, partiellement au moins, la structure du champ scientifique, c'est-à-dire l'état dans lequel se trouvent ses chances de réussite et ses intérêts à un moment donné. La perception qu'a le scientifique de la structure du champ est produite par la position de celui-ci dans le champ qui, elle-même, est héritée des dispositions acquises à travers l'histoire de l'individu qui ont forgées ses schèmes de perception (P. Bourdieu, 1992). Ceci n'exclut pas des variations dans la perception des hiérarchies à l'intérieur du champ scientifique.
La perception qu'a le groupe de lui-même (ou plutôt la perception que les individus du groupe ont du groupe auquel ils appartiennent) est influencée par la position intermédiaire du groupe dans le champ scientifique.
Le milieu industriel n'est pas absent des développements de ces disciplines (groupes pétroliers et sous-traitants, ANDRA, EDF-GDF, gestion des ressources en eau, des ressources minières, réalisation d'infrastructures de transport, environnement), pouvoirs publics (prévention des risques naturels, formation-recherche, environnement).
Les géosciences se trouvent dans une position un peu dominée par rapport à la physique, à la chimie ou à la biochimie. Elles attirent moins d'argent donc moins de postes de chercheurs. Au sein même des géosciences, on peut distinguer des disciplines dominantes telles que la géophysique, l'étude du climat par la modélisation, et d'autres disciplines plus 'dominées' comme la géologie structurale ou la paléo-anthropologie. La domination de certaines disciplines à un instant donné est le résultat conjoint de l'engouement d'un nombre important de personnes pour cette discipline (forte sélection, débouchés, rémunération) et la reconnaissance par les autres disciplines d'être dominées (avec peu d'avenir).
Les congrès y sont de tailles variables pouvant être d'une cinquantaine de personnes mais pouvant aller jusqu'à plus de 5000 personnes. La langue officielle des congrès internationaux est l'anglais et ce, quel que soit le nombre d'anglophones parmi les participants. Les congrès nationaux existent et peuvent apparaître dynamiques même si moins pointus en général que les congrès internationaux. La nécessité de mobiliser une taille "critique" pour le congrès oblige à viser une plus grande diversification dans les thématiques pour les congrès nationaux.
La rhétorique du scientifique est le moyen par lequel le scientifique cherche à se placer sur le marché de la communauté scientifique. Les stratégies mises en oeuvre par les scientifiques pour mettre en avant leur travail scientifique et leur personne sont à la fois multiples et complexes. Il arrive cependant que ce travail de mise en oeuvre des stratégies apparaissent avec clarté lorsque des écarts assez caricaturaux différencient certains groupes de scientifiques les uns des autres. La distance séparant les diverses stratégies rhétoriques dans la construction de leur discours (et donc, en partie, de leur carrière) au sein de la communauté scientifique apparaît, par exemple, lorsqu'une nouvelle technique rhétorique est adoptée par la communauté (rétro-projecteur/vidéo-projecteur).
Il est tentant de s'appliquer à soi-même, l'analyse des formes rhétoriques. Ainsi, l'analyse selon laquelle les dominants du champ scientifique sont portés à utiliser un formalisme mathématique très sophistiqué (ou parce qu'ils utilisent un formalisme mathématique très sophistiqué à être dominant) est peut-être le même mécanisme qui conduit à l'usage des concepts abstraits et techniques en sciences humaines. Néanmoins cet usage rhétorique ne doit pas nous empêcher de constater également les possibilités d'interprétation et de consolidation de l'homogénéité du groupe, générés par ces outils.
L'analyse des situations rencontrées dans les congrès et des stratégies rhétoriques employées, a débuté par l'observation du comportement des membres du congrès, fondu dans l'assistance en répertoriant le mode de présentation, la tranche d'âge de la personne qui présentait son travail, son niveau d'anglais, son aisance à l'oral, le type de sujet traité (haute technicité, utilisation du formalisme mathématique, travail de terrain...), l'appartenance éventuelle au comité d'organisation du congrès, le type de relation avec les autres membres du congrès (tutoiement, connaissance des prénoms). Une description des présentations et de l'effet subjectif qu'elles produisaient sur moi, le spectateur, au-delà parfois de toute compréhension, m'a permis de saisir le rôle que des mises en scènes apparemment extérieures au discours jouaient dans la vie scientifique. La perception subjective que j'ai eu de chaque intervenant (souvent confirmée par la perception qu'avaient eu d'autres participants au sujet de la même intervention lors de discussions informelles), n'est pas un obstacle à l'étude, mais fait bien partie de l'objet de l'étude, puisqu'il s'agit ici de comprendre l'impact de chaque stratégie rhétorique sur les spectateurs et les membres mêmes du champ. Ces mises en scène sont-elles extérieures aux discours, aux énoncés?
Il s'agit, en quelque sorte, d'une enquête ethno-sociologique d'un des modes de structuration (les stratégies rhétoriques dans les congrès) d'un sous-champ scientifique (géosciences).
Il est bien évident que ce type d'enquête n'est jamais purement descriptif car aucune description d'un objet complexe ne peut être totalement exhaustive. Les géologues savent bien que, dans toute description d'un objet complexe, il y a par le seul fait de la schématisation, une simplification chargée d'interprétation. Notre regard n'est pas, ni ne peut être purement descriptif.
Ainsi, dans la description schématique des procédés rhétoriques dans les congrès scientifiques, je n'ai pas choisi l'illusoire exhaustivité de la description, cependant j'ai procédé à la description de divers éléments qui me sont apparus importants et intéressants pour l'analyse des mécanismes de production/diffusion dans les congrès scientifiques. De plus l'abstraction, issue de la schématisation, permet de penser l'objet décrit dans le contexte plus global du monde scientifique et de ne pas risquer de ne pas percevoir, en décrivant l'objet local, les relations très fortes qui peuvent influencer le comportement local, bien qu'agissant à une échelle différente. Cependant s'il est important - pour comprendre l'objet - de posséder une théorie interprétative, le retour sur des exemples particuliers est aussi l'occasion d'incorporer à la réflexion globale les petites modifications pour ajuster l'interprétation globale à l'interprétation locale, dans un mouvement de re-flexion, de rétroaction de la pensée sur elle-même.
Si nous reconnaissons que:
a) les champs (notamment le champ scientifique) ne sont pas totalement indépendant de ce qui est extérieur au champ, l'autonomie totale ne pouvant être réalisée dans la pratique (la coupure intérieur/extérieur est une abstraction, fondée sur certains éléments, utile, mais dont il faut toujours avoir à l'esprit que c'est une simplification),
b) dans le champ, chaque agent n'interagit pas à tout instant avec tous les autres et que certaines actions auront un impact plus local que d'autres (dans l'espace et dans le temps) et
c) les objets font faire aux scientifiques ce qu'ils font (B. Latour, 1996) et que donc ce ne sont pas seulement les interactions avec les autres scientifiques (et les perceptions que le scientifique en a) qui le font agir comme il agit,
nous ne pensons pas que la théorie des champs soit dépassée.
Considérer le scientifique comme pris à l'intérieur d'un "réseau d'attachements" permet de compléter la théorie des champs. C'est pourquoi il a été mené - avec l'aide de la théorie des champs - un travail pour expliciter la perception intuitive des conflits perceptibles entre les divers membres du congrès et les diverses stratégies rhétoriques employées. Nous avons ainsi décrit les stratégies rhétoriques employées en fonction des positions relatives du sous-groupe de participants.
Nous avons renoncé à présenter une analyse de type statistique avec écart type et analyse factorielle pour éviter à la fois d'alourdir le discours et risquer de tomber dans un procédé hautement rhétorique étant donné la taille de l'échantillon observé (une soixantaine de personnes). Dans la réalisation de cet article, j'ai donc réduit au minimum la tendance à "faire science" à laquelle tendent les surenchères théoriques et rhétoriques à travers les artefacts de la construction stylistique et lexicale des énoncés. Les ruptures, les dépassements des anciennes théories, la dissolution des anciennes oppositions, les reformulations sont des stratégies qui permettent de se positionner en se démarquant, de s'affirmer en s'opposant.
La diffusion des présentations par vidéo-projecteur, la bonne maîtrise de la langue dominante (l'anglais), la présentation de posters en couleurs peut mettre en évidence une hiérarchie à l'intérieur de la communauté scientifique
Lors d'un congrès international à Clermont-Ferrand (FLAG 2002), sur une soixantaine de chercheurs en géosciences dont une dizaine d'anglophones (on ne tient compte que des premiers auteurs des communications, qui sont en général les seuls présents), les présentations avec un vidéo-projecteur (ordinateur) ont représenté moins de la moitié des interventions, les autres étant réalisées avec des rétroprojecteurs (transparents) ou/et des diapositives. Dans l'échelle subjective des participants, les interventions avec un vidéo-projecteur font plus "high-tech", plus "pro". Elles donnent une apparence de maîtrise de la technique à ceux qui l'utilisent vis-à-vis de ceux qui ne l'utilisent pas. Il y a un effet positif objectif pour ceux qui l'utilisent vis-à-vis de ceux qui ne l'utilisent pas. La présentation avec un vidéo-projecteur est plus agréable à regarder parce que plus colorée et en général mieux conçue (moins de tendance à la surcharge ou à l'illisibilité). Cette meilleure conception graphique rend le message plus visuel, plus attractif, donc rend le message plus intéressant, apparemment plus clair. L'usage du vidéo-projecteur est donc un instrument rhétorique qui permet de renforcer le message de celui qui l'utilise. Suivant les congrès et les disciplines, la transition du rétroprojecteur au vidéo-projecteur, peut avoir déjà eu lieu. On peut s'attendre d'ici peu à voir cet outil largement répandu.
Bien entendu, l'utilisation du vidéo-projecteur à elle seule ne permet pas au scientifique d'acquérir une position dominante. Mais son utilisation, alliée à d'autres stratégies rhétoriques (comme l'utilisation d'une langue de qualité et d'une technicité du discours) permet de voir que ceux qui utilisent toutes les stratégies rhétoriques, se trouvent plutôt dans le groupe des dominants (chairman, organisateur du congrès, personne qui pose les questions, personne qui pose les questions en appelant les intervenants par leurs prénoms ou qu'on appelle par son prénom quand on lui pose une question, personne qui connaît beaucoup de monde dans le congrès, à l'aise à l'oral) et ceux qui n'utilisent pas ce groupe de stratégies rhétoriques sont plutôt dans les dominés (ne posent pas de questions, sont plutôt en retrait vis-à-vis de l'ensemble des participants du congrès, peu à l'aise dans les présentations).
L'entité constituée par "l'homme+vidéo-projecteur" est perçue par les membres du congrès (on s'en aperçoît au moment des discussions informelles) comme "meilleure" ou plus "heureuse" (au sens de Austin, où les énoncés d'un locuteur appropriés à la situation sont dit "heureux") que l'entité "homme+rétroprojecteur". Les attachements ou plutôt la perception qu'ont les autres membres du réseau d'attachements d'une personne particulière influe sur la hiérarchie subjective et floue que chaque membre du congrès établira entre les travaux présentés et également entre les personnes ayant présenté des travaux. Les objets (vidéo-projecteurs/rétro-projecteurs) participent à redéfinir l'état du champ en faisant faire aux acteurs des choses qu'ils n'auraient pas faites, ou pas faites comme cela sans eux, mais également parce que les acteurs n'utilisent pas forcément les mêmes outils pour faire des choses quasi-semblables (vidéo-projecteurs et rétro-projecteurs sont les outils fournis, au choix, par les organisateurs lors des congrès comme support pour réaliser les présentations). La différence dans l'usage différent des différents supports implique que celui qui présente, ne présente pas de la même façon ce qu'il aurait présenté avec un autre support. L'impression qu'il suscitera sur le public, la réception du discours, en seront modifiées, ainsi que toutes les interactions entre les personnes participants au congrès et donc l'état du champ.
Si le support pour la présentation fait faire au scientifique ce qu'il fait de la manière où il le fait, cet outil isolé ne construit pas à lui seul les différences entre les divers scientifiques. L'arsenal des outils construit l'action mais n'explique pas le choix des différents outils que le scientifique effectue et qui influence son action (vidéo-projecteur ou rétro-projecteur). Si l'objet fait faire, il n'empêche qu'au moment du choix de l'objet, le scientifique va être fait par le choix de l'objet qu'il a à faire, il va être fait par le choix qu'il va faire (et en ceci le champ auquel il appartient et les dispositions acquises, son capital culturel, le conditionnent à faire préférentiellement ce choix).
L'exposé et l'énoncé produits en vue d'être diffusés par le rétro-projecteur ne sont pas les mêmes que ceux produits pour être diffusés par le vidéo-projecteur. De même, on ne produit pas les mêmes énoncés en vue de les diffuser à un congrès ou dans une revue. La production des énoncés n'est donc pas indépendante de leur diffusion. La production d'idées n'est pas qu'un savoir-faire, mais c'est également un faire-savoir. C'est pourquoi le processus de production/diffusion peut être décrit comme un "faire-savoir".
La production d'idée n'existe qu'à l'intérieur d'un réseau. Pas de production d'idée sans objets, ni acteurs-producteurs... et pas de science sans récepteurs. En décrivant le processus de production/diffusion en termes de faire-savoir / savoir-faire, on ne dépasse pas ni ne dissout l'ancienne opposition; on se donne simplement les moyens conceptuels de percevoir, par un angle d'approche différent, le même objet, mais avec la possibilité de mettre en évidence les liens complexes qui existent entre production et diffusion. C'est un outil conceptuel momentané.
L'efficacité de la diffusion et du faire savoir, se trouve dans l'adaptation du message diffusé au récepteur. Cette adaptation s'opère par le calage des modes de diffusion aux goûts des récepteurs (calage sur la forme), et par l'adéquation aux intérêts, aux enjeux du récepteur (il ne faut pas proposer quelque chose de dépassé aux yeux du récepteur ou qui s'oppose aux travaux des récepteurs de façon trop franche). La communication se fait "naturellement" pour certains, mais pas pour tous. Cela dépend du capital culturel de l'intervenant, de sa capacité à percevoir immédiatement les enjeux et les stratégies qu'il convient d'adopter (et qui pour les mieux adapter au champ vont de soi).
Le vidéo-projecteur et le rétro-projecteur sont les "skeptrons" modernes qui autorisent le détenteur à parler, mais à parler de deux façons différentes. De ce fait, la fabrication des exposés et des énoncés est modifiée par l'usage de l'outil, comme le sont en d'autres circonstances les discours de ceux qui s'expriment à l'oral par rapport à des énoncés écrits. Les techniques du faire-savoir envahissent et reconfigurent l'espace des possibles.
Alors que plus de la moitié des anglo-saxons ont utilisé des vidéo-projecteurs, moins de la moitié des francophones l'ont fait. Ainsi il pourrait apparaître par ce seul fait que le groupe des francophones est plutôt dominé dans la communauté scientifique par rapport au groupe anglo-saxon. Cela est confirmé par l'usage d'une langue de moins bonne qualité à l'oral (les interventions se font en anglais, et les français le maîtrisent moins bien que ne le font les allemands, les néerlandais et, bien entendu, les anglais et les américains) et par la lecture de notes qui rend le discours peu fluide, monotone, ennuyeux. L'usage de l'anglais favorise à la fois une meilleure compréhension de l'ensemble des discours et donc favorise le travail scientifique des anglo-saxons, mais également favorise une expression orale plus fluide, plus dynamique et permet aux anglo-saxons de donner une meilleure image d'eux-mêmes et d'accéder à des positions dominantes plus facilement (édition de revue, chairman, poste dans les associations et les comités scientifiques). Le contrôle de la langue (écrite et orale) permet ainsi de mieux contrôler son propre discours mais également le discours qui se tient et donc de plus influencer sur le discours qui va se tenir. Contrôler la langue c'est donc en contrôlant les concepts qui se créent (et que souvent l'on créé), contrôler les idées et orienter les discours de ceux qui contrôlent moins bien la langue. Il va de soi que l'on renforce de cette manière la position dominante de ceux qui étaient dominants. Cela permet également de mieux mettre en avant un résultat mineur. Les anglophones produisent plus d'articles scientifiques dans un monde de l'édition scientifique essentiellement diffusé en anglais. Les personnes les plus conscientes de ce phénomène sont souvent les francophones colonisés, qui ont dû faire un effort important pour maîtriser la langue française et qui doivent à cette maîtrise leur position dominante dans leur pays, et qui une fois arrivés sur le marché international se trouvent en position dominée parce que le français n'est plus une langue d'échange; ils s'aperçoivent alors que leur investissement dans la langue française ne peut plus leur apporter de bénéfices.
Les francophones et les personnes de l'est de l'Europe (Ukraine, Pologne, République Tchèque, Hongrie) sont bien moins à l'aise que les allemands et surtout que les néerlandais et les anglo-saxons avec la langue anglaise. Ils ont durant le congrès eu beaucoup plus tendance à lire des notes et à sembler maladroits. La monotonie du discours récité gauchement ou lu, alliée avec une présentation sans vidéo-projecteur a fait de ce groupe des 'handicapés' dans la stratégie rhétorique.
Il n'est pas question ici de verser dans l'anti-américanisme. Il s'agit simplement de remarquer comment l'usage de la langue dominante permet de mieux se positionner dans la hiérarchie du champ et également de renforcer la domination de la langue dominante. En d'autres temps, Galilée l'a emporté grâce à son style, à la subtilité de son art de persuasion et parce qu'il écrit en italien plutôt qu'en latin (P. Feyerabend, 1988). La maîtrise du faire-savoir fait partie du capital culturel qui permet de dire et de dire "bien", de façon "heureuse", ce que les autres sont prêt à recevoir comme message digne d'intérêt(s). L'usage inapproprié de la langue est de deux ordres: le premier est de produire un discours partiellement ou totalement incompréhensible parce qu'incorrect au niveau de la grammaire et du lexique; le second est de produire un discours non pas faux, mais malencontreux, en n'étant pas adapté aux circonstances exigées, en termes de nuances de langage.
Un autre indice de la hiérarchie scientifique induite par les stratégies rhétoriques du scientifique est la façon dont sont conçus les posters dans les congrès. Il faut noter d'abord que la présentation d'un poster est moins valorisante qu'une intervention orale. Alors que la plupart des posters des scientifiques des pays occidentaux sont des posters en couleur, plastifiés, conçu de façon aérée de manière à attirer l'oeil et à exposer les principaux résultats en un minimum de place, un certain nombre de posters de scientifiques provenant notamment des pays de l'Europe de l'Est sont présentés sous forme de feuilles A4 scotchées les unes aux autres, abondamment remplies de texte et de formules mathématiques, en noir et blanc. Ceux-ci sont peu attractifs à l'oeil. Leur contenu, sans doute plus complet, plus démonstratif, au vu de l'abondance de texte, est du point de vue du marketing (de la mise sur le marché des idées scientifiques) bien moins efficace pour toucher les scientifiques participants au congrès. Les posters "occidentaux" adoptent la forme des prospectus publicitaires. Ils utilisent le slogan et la couleur comme pourrait le faire une publicité, avec bien entendu la retenue en plus (pas de femme dévêtue sur les posters). Le spectacle est permanent et est un outil de vente des idées scientifiques. Dans les congrès, les présentations (orales ou posters) ont pour but de montrer (la démonstration étant considéré comme existante mais on ne fait pas l'injure de la réclamer intégralement) des résultats et non de les démontrer. La démonstration est implicite, on accepte l'existence d'un fond de savoir commun.
Les présentations plus austères dues en grande partie à des moyens financiers moins importants se répercutent négativement sur l'image qu'ont les occidentaux (Amérique du nord, Europe de l'Ouest) des capacités scientifiques des pays de l'Est.
Une grande partie de la "supériorité" des posters présentés par les scientifiques des pays occidentaux est liée à des gadgets (couleurs, manière de présenter les informations) et non à une question de fond. Il est vrai aussi que dans certaines disciplines, l'investissement en recherche des pays occidentaux est plus important que celui des pays de l'Est, ce qui favorise à la fois un investissement supérieur dans ce qui favorise la diffusion scientifique sans être un outil à proprement parler scientifique, mais aussi dans les outils de base utilisés par la communauté scientifique.
Il n'est pas inutile d'employer des techniques qui augmentent l'efficacité du faire-savoir, celui-ci étant le premier savoir-faire reconnu par les autres au moment des interactions. Les usages rhétoriques permettent d'instituer des pratiques qui, à force d'être répétées, viennent à faire partie des méthodes de diffusion des énoncés (vidéo-projecteur), des protocoles "expérimentaux" (usage du numérique qui n'est pas toujours nécessaire), de la reproductibilité des énoncés (une certaine forme de l'usage du formalisme mathématique).
Les stratégies rhétoriques ne mettent pas seulement en évidence une hiérarchie, mais elles agissent directement sur l'évolution de la hiérarchie scientifique. Elles renforcent souvent des hiérarchies préexistantes
Le discours scientifique reste cependant dans des normes rhétoriques assez strictes. Les écarts à la norme semblent imperceptibles à l'oeil du novice. Elles sont dans la pratique souvent peu marquées, mais elles ne sont pas inexistantes. Une grande partie du travail du scientifique est de se distinguer du travail de ses collègues. La distinction sur le fond n'est pas l'unique moyen de se distinguer. La distinction par la forme fait également partie de la réalité scientifique. Mais en disant cela on suppose une différence fondamentale entre le fond et la forme. Cependant cette distinction entre le fond et la forme n'est pas aussi évidente qu'il y paraît (puisqu'elle est du même ordre que celle entre la production et la diffusion). Les discussions pendant les pauses café lors d'un congrès sont parfois l'occasion de dénigrer des personnes qui ne participent pas à la discussion [1]. Il peut arriver d'y attaquer à la fois le travail d'une personne et la personne. La critique et le dénigrement étant mêlés, le jugement affectif parasite quasi systématiquement le jugement scientifique.
Il arrive ainsi que des scientifiques s'opposent sur la formulation d'un discours. Les discussions, les conflits, visent à reformuler les modèles avec des mots différents, jouant sur les nuances du vocabulaire. C'est dans ce genre d'exercice que l'art subtil du langage - de la capacité à manier la langue - dépasse le clivage entre le fond et la forme. C'est aussi là qu'on peut comprendre toute l'importance de la maîtrise de la langue et de l'avantage de s'exprimer dans sa propre langue. Cet art se prolonge dans les discussions formelles ou informelles, lorsque les scientifiques cherchent à s'imposer dans le discours en coupant la parole, en reformulant le discours de l'autre, en cherchant à détruire le discours de l'autre, à se mettre en avant en disant "moi, je, nous", en utilisant des arguments d'autorité "tout le monde saitque", "il est bien connu", ou même "il n'est pas besoin de rappeler" (tout en le rappelant, ou plutôt en l'énonçant). Il faut faire passer son message et faire savoir qu'on existe (et qu'on est incontournable).
Il arrive au dominant de reformuler le discours de l'autre pour montrer à l'autre qu'il ne peut pas formuler de discours cohérent sans son aide, en l'infantilisant, en l'empêchant de formuler par lui-même un discours qui le rendrait indépendant (cette attitude est également typique du milieu scolaire, auquel le milieu universitaire est lié). L'attitude du dominant permet d'empêcher, par la critique ou par l'agression verbale, que se développe tout type de discours qui n'aurait pas reçu son autorisation parce que ne se pliant pas aux formes d'argumentations, aux techniques que le dominant incarne.
Le scientifique qui occupe une position dominante se montre, s'expose sans crainte, parfois à plusieurs reprises, n'hésitent pas à intervenir dans les débats en posant des questions, en discutant durant les poses avec les autres dominants. Le dominant parle, construit du discours, il verbalise, il conceptualise. On peut se demander d'ailleurs si sa domination ne tient pas en partie à l'utilisation abondante de discours et si l'arrêt de toute forme de discours (ou son ralentissement) ne signifie pas la fin de sa domination? La domination par le discours (écrit ou oral), par la quantité de discours, par la forme du discours est une forme de violence symbolique.
La définition de la position dominante est presque tautologique avec la définition de l'utilisation bien faite de la rhétorique scientifique. C'est normal puisque l'une renforce l'autre et vice-versa. En effet, les dominants donnent la légitimité aux nouvelles stratégies rhétoriques: si on adopte une stratégie rhétorique trop novatrice alors qu'on n'appartient pas au groupe dominant et qu'on n'a rien prouvé, on risque de produire un effet négatif sur la communauté.
De plus les stratégies rhétoriques renforcent les positions dominantes puisqu'elles favorisent la diffusion des messages délivrés avec la meilleure rhétorique, c'est-à-dire par la rhétorique ni trop novatrice, ni trop 'ringarde', celle dont on sent (subjectivement) qu'elle sert le message sans le parasiter, celle qui se manifeste par le charisme de l'orateur. Or la position dominante donne à ceux qui la détiennent, le charisme (charisme délivré par la réputation de l'institut auquel ils appartiennent, mais aussi charisme et confiance en soi de celui qui est conscient d'appartenir au groupe dominant). Donc le charisme rend dominant, et celui qui est dominant a du charisme.
Il est étonnant, lorsqu'on y fait attention, de remarquer qu'en plus de l'aisance linguistique dont font preuve les dominants, on peut constater une certaine aisance corporelle dans les gestes qui accompagnent les intonations et qui dénote l'assurance.
En plus de parler, le dominant fait parler les autres, pour recentrer le débat sur lui-même, soit pour montrer qu'il légitimise le discours de l'autre aux yeux de toute la communauté scientifique, soit qu'il est contre en mettant l'autre dans une position où il doit se justifier de faire ce qu'il fait comme il le fait et en tentant de le déstabiliser publiquement. Le dominant est très souvent présent dans les débats. Les scientifiques s'affirment en parlant (en produisant du discours) et en s'opposant.
Cependant le contrôle assez strict qui s'impose sur les orateurs et sur ceux qui leur posent des questions (précautions verbales, politesse), fait que le nombre de questions posées reste souvent assez faible et que les attaques violentes y sont limitées (parce qu'elles discréditent partiellement aussi celui qui les porte). Il faudrait étudier comment, lors des congrès, les scientifiques assimilent le respect du fonctionnement supposé du groupe, y compris la règle de l'irrespect des règles, nécessaire à l'évolution progressive des théories et des pratiques, qui assurent le changement dans une stabilité relative, la réforme, la révolution tranquille plutôt que chamboulement perpétuel des théories. Le faire-savoir est encadré à la fois par le souci d'efficacité et le respect de normes implicites. Si le comité d'organisation du congrès met à la disposition des personnes des vidéo-projecteurs, des espaces pour disposer les posters, un temps pour pouvoir parler, un temps pour pouvoir répondre, discuter de façon formelle (séance) et informelle (café), ce qui constitue un cadre implicite pour l'action, l'espace des modalités pour faire savoir n'est pas codifié dans les moindre détails. Pourtant, l'ensemble des possibilités attachées à ce dispositif ne sont jamais exploitées à fond. Une forme d'auto-censure fonctionne au-delà des objets qui règlent l'action, c'est celle de la volonté d'appartenir au champ en ne dérogeant pas aux règles implicites, dont chacun se fait une représentation subjective sur la base de son capital culturel.
Les stratégies rhétoriques sont un élément fondamental dans la dynamique scientifique et elles ne jouent pas seulement sur la forme, mais elles influencent le fond du discours (le choix des sujets, la façon de les aborder)
Lors du congrès de Clermont-Ferrand, les membres les plus reconnus de la communauté (ceux qui avait été sollicités pour être chairman dans une session, ceux qui faisaient partie du comité en qualité d'organisateur du congrès, ceux qui tutoyaient et étaient tutoyés lors des questions), avaient plus souvent que les autres des sujets de synthèse ou des sujets avec un formalisme, une abstraction plus importante.
C'est comme si c'était les sujets et la façon dont ils ont été traités qui ont fait que ceux qui abordaient des sujets de synthèse, abstraits, tendaient à occuper des positions plus prestigieuses au sein de la communauté scientifique. La structure du champ scientifique se retrouve en partie transposée à l'intérieur du sous-champ constitué par les géosciences. Mais c'est aussi parce qu'ils occupent des positions plus prestigieuses qu'ils peuvent se permettre d'effectuer des synthèses et des interprétations plus globalisantes. Le choix des thèmes abordés participe à la construction de l'image que le chercheur donne de lui.
Leurs sujets qui présentaient des interprétations plus globalisantes étaient aussi mis en forme avec plus de style (comme on parle de style en littérature), avec plus d'élégance, plus de classe (le vocabulaire est ici nécessairement plus subjectif, puisque la perception de la rhétorique au niveau des présentations est d'ordre affectif).
On ne présente pas de la même façon un travail de relevé sur le terrain et un travail de modélisation numérique. Donc la forme du discours est liée au fond du discours, et c'est pour cela que toute interrogation sur la rhétorique du scientifique est difficile et peut s'égarer dans l'anti-intellectualisme s'il généralise trop.
Le choix des thèmes et des méthodes de recherche pourrait sembler totalement éloigné du discours sur la rhétorique du scientifique. Or elles s'inscrivent dans les stratégies rhétoriques, c'est-à-dire dans les choix mis en oeuvre par les scientifiques pour se positionner sur le marché du prestige scientifique et bénéficier ainsi d'une reconnaissance sociale ou d'avantages financiers.
Le choix d'une thématique lors d'une étude scientifique, se met en place par une étude de marché préalable, une stratégie de placement sur le marché des "valeurs ajoutées" liées aux thématiques d'études et enfin aux capacités respectives des chercheurs d'avoir la suffisante technicité pour traiter une thématique (capital culturel). Le choix de la thématique et de la méthode (les deux étant parfois liés) sont le résultat d'un jugement des possibilités de tirer de la reconnaissance sociale, un bénéfice symbolique. Ce choix s'effectue, bien entendu, en tenant compte des possibilités objectives d'aborder ces thématiques et d'utiliser certaines méthodes très techniques. Le formalisme mathématique, la modélisation numérique ou la sophistication technico-expérimentale, sont des méthodes beaucoup plus dominantes sur le marché des scientifiques que le travail de terrain. Le choix de telles méthodes peut s'avérer être un investissement plus rentable pour faire carrière (on peut se demander si "on choisit" une méthode, une discipline, ou si "on est choisi" par la méthode ou la discipline, parce qu'on n'avait au départ pas toute l'assurance pour s'orienter du côté de certaines méthodes). On retrouve ce dernier (travail de terrain) beaucoup plus souvent associé à des stratégies rhétoriques dominées (si on peut parler ici de "stratégie" puisque le choix n'est pas toujours volontaire, il peut être aussi bien le résultat d'échecs dont les raisons sont variables que de l'auto-censure) comme l'usage de rétroprojecteur, un mauvais anglais et la lecture de notes. Au contraire, les travaux de synthèse utilisant une haute technicité (expérimentation, appareillages sophistiqués, modélisation informatique) sont plutôt l'oeuvre de personnes s'exprimant dans un bon anglais, utilisant le vidéo-projecteur.
Il est intéressant de constater que, dans le champ scientifique, ce sont ceux qui utilisent les techniques les plus sophistiquées, donc celles qui nécessitent la plus longue chaîne de transformation pour décrire les objets (la modélisation plutôt que le travail de terrain, la synthèse plutôt que la donnée brute), qui sont les plus valorisés dans le champ. De ce fait, et dans le but de bien se positionner dans le champ, le scientifique aura tendance, dans les limites de son capital culturel (et donc dans la limite de sa perception de son propre espace des possibles), à augmenter la sophistication de son discours. Le champ scientifique aura donc mécaniquement tendance à sophistiquer la production des énoncés par l'accroissement des chaînes de transformation qui servent à décrire l'objet.
Le choix des méthodes et des sujets d'études fait partie de la lutte pour le positionnement sur le marché des échanges scientifiques. Le fond participe donc comme la forme (rhétorique du scientifique) à ce positionnement et ce sans tenir compte nécessairement du résultat.
Conclusion
L'analyse des situations rencontrées dans les congrès scientifiques permet de mettre en évidence des modes de structuration du champ scientifique autres que celles observées dans les laboratoires ou par les revues scientifiques comme celles liées à l'usage des différents supports visuels, l'usage de l'anglais oral et la fabrication des posters.
C'est dans ce cadre lâche que l'analyse des techniques pour faire savoir permettent de dévoiler que l'opposition entre production et diffusion n'est pas totalement pertinente pour décrire ce qui se passe lorsqu'une communication scientifique est réalisée lors d'un congrès. Cela permet de mettre en évidence aussi que la structuration du champ n'est pas la conséquence uniquement des rapports de force produits par le savoir-faire, mais aussi par le faire-savoir.
La stratégie rhétorique qui participe à la construction d'une image de soi que l'on donne à la communauté scientifique en vue de se repositionner sur le marché des échanges scientifiques, est constituée de choix sur la forme, mais aussi sur le fond. S'il est évident que la forme du discours participe à donner une image de soi, il faut reconnaître aussi que le fond (le sujet d'étude, la méthode par laquelle on le traite) permet également d'établir une image de soi plus ou moins valorisante. Le fond fait partie de la stratégie rhétorique du scientifique, il est la figure rhétorique par excellence, celle qui est la plus aboutie, celle qui permet de contrôler totalement l'image que l'on donne de soi.
Les mécanismes de transformation des représentations du monde sont complexes. Les sciences sont un des objets où il est le plus difficile d'étudier ces mécanismes parce qu'elles sont le lien privilégié de production de la rationalité, donc de la parole autorisé à dire ce qui est. Cependant, au-delà des mécanismes "scolaires" qui font sciences, les modalités qui permettent de tenir un discours scientifique "heureux" (le discours scientifique approprié aux circonstances) ne sont pas toutes définies par le fond du discours (parce que - on l'a vu - cette distinction fond/forme n'est pas totalement pertinente pour décrire le discours, y compris celui scientifique). L'analyse de ces mécanismes montre que l'efficacité d'un message en science pour faire adhérer les récepteurs au message diffusé, c'est-à-dire pour faire adhérer les récepteurs à la représentation du monde que le producteur délivre, est atteinte soit par le calage de l'énoncé produit sur les attentes des récepteurs, soit en parvenant à transformer les représentations du monde des récepteurs. Le pouvoir symbolique qui permet de transformer les représentations du monde des récepteurs, ne parvient à s'exercer qu'au travers de l'utilisation adéquate des outils et des techniques du faire-savoir.
Par utilisation adéquate des outils et des techniques du faire-savoir, nous entendons aussi, en plus de la rhétorique "de premier ordre", la capacité à ne pas dire ce qui n'est pas autorisé (même si ce qui n'est pas autorisé, ce qui n'est pas convenable, n'est pas explicite) et à exercer le devoir de discours du scientifique. Pour pouvoir exercer pleinement le pouvoir symbolique, il faut sentir ce que l'on peut dire et ce que l'on ne peut pas dire, c'est-à-dire avoir intégré les règles implicites du fonctionnement du champ comme une seconde nature et croire en l'intérêt du jeu scientifique. L'espace des raisonnements possibles, c'est pour les sciences "molles", une forme de logique floue. Ce travail de construction des interprétations et des informations lorsqu'il est suffisamment aboutit pour pouvoir être accepté par les autres membres du groupe, produit un discours perçu comme raisonnable par les membres du groupe. La construction des objets (la construction du discours sur les objets qui transforment notre vision des objets et qui parvient à modifier nos pratiques) apparaît alors comme rationnelle parce que raisonnable et raisonnable parce que suffisamment proche des modes de raisonnement les plus couramment adoptés dans le groupe. La transformation des représentations n'est pas un long fleuve tranquille...
- Notes:
- 1.- Cette pratique du dénigrement se pratiquant lors des discours informels (pause café, pause déjeuner) lors des congrès, se retrouve dans la vie à l'intérieur des laboratoires de recherche (B. Latour et S. Woolgar, 1988).
- Références bibliographiques:
Bourdieu, Pierre. Ce que parler veut dire. L'économie des échanges linguistiques. Librairie Arthème Fayard, 1982.
Bourdieu, Pierre. Les règles de l'art. Paris, Editions du Seuil, 1992.
Bourdieu, Pierre. Science de la science et réflexivité. Edition Raisons d'agir, 2001.
Crespi Franco et Fornari Fabrizio. Introduzione alla sociologia della conoscenza. Donzelli editori Roma, 1998.
Dubucs Jacques et Monique Dubucs, "Mathématiques: la couleur des preuves". Rhétoriques de la science sous la direction de Vincent de Coorebyter. Edition des Presses Universitaires de France, 1994, p 231-249.
Feyerabend, Paul. Contre la méthode. Esquisse d'une théorie anarchiste de la connaissance. Editions du Seuil, collection Points Science, 1988.
Goffman, Erving. La mise en scène de la vie quotidienne, Les éditions de Minuit, collection Le sens commun, 1973.
Latour Bruno et Woolgar Steve. La vie de laboratoire, la production des faits scientifiques. Edition La Découverte/poche, collection Sciences humaines et sociales, 1988.
Latour Bruno. Petites leçons de sociologie des sciences. Edition La Découverte, collection Points Science, 1996.
Thinès, Georges. "Une rhétorique optimale du discours scientifique". Rhétoriques de la science sous la direction de Vincent de Coorebyter. Edition des Presses Universitaires de France, 1994, p 117-130.
- Notice:
- Gargani, Julien. "Les formes rhétoriques dans les congrès scientifiques", Esprit critique, Été 2003, Vol.05, No.03, ISSN 1705-1045, consulté sur Internet: http://www.espritcritique.org