Esprit critique - Revue internationale de sociologie et de sciences sociales
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Été 2003 - Vol.05, No.03
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Dossier spécial
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Article
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Des affinités entre une esthétique celtique et une sensibilité postmoderne
Par Isabelle Bidou

Résumé:
Le concept de postmodernité est le pivot du raisonnement qui me permet de démontrer que la celtomanie des érudits locaux et des nationalistes, de la mode contemporaine celtique est un phénomène global de réaction de la non-raison, face à l'omnipotence de la raison. Réagissant contre l'absolutisme centralisateur moderne des nationalismes des grands Etats européens, les idéologies micro-nationalistes des périphéries celtiques valorisent la tolérance fédératrice. Face à l'élan linéaire vers le futur de l'idéologie progressiste, le temps celtique cyclique ne passe pas vraiment et se ré-enracine dans un âge d'or a-historique qui est revécu et réinventé. De la même façon que l'écologiste attire l'attention sur la nécessité d'un rapport harmonieux avec la nature, le postmoderne prend conscience de la paradoxale nécessité de l'inutile, de l'importance du non-sérieux et de la sagesse du barbare. Ce barbare chevelu, c'est ce "bon sauvage" de Celte, bouc-émissaire de la modernité qui devient un modèle à la postmodernité. L'altérité du Celte conjointe à sa périphéricité, l'a "polarisé", dès les premiers balbutiements celtomanes, du côté de la non-raison et du non-moderne. Les grands celtomanes ont dénoncé les excès de la raison, son manque de fécondité heuristique et ont fait preuve d'un intérêt passionné pour les domaines qui lui étaient traditionnellement opposés tels que l'ésotérisme ou les traditions populaires, associés à l'obscurantisme et à l'archaïsme. Une attitude scientifique est un regard sur le monde. Un comportement alternatif privilégiant le sentiment d'appartenance à la nature, au groupe; c'est également, à un autre niveau, une orientation épistémologique alternative remettant en question la séparation du chercheur de son objet et privilégiant une approche qui "fera moins raisonnable" et qui sera plus empathique avec ce dernier.

Auteur:
Docteur de l'Université de Perpignan en Sociologie sur Le celtisme Ouest européen entre polarisations et sédimentations sémantiques, du nationalisme irlandophile galicien au néo-archaïsme postmoderne.


          Prenant position dans le débat autour de la pertinence du concept de postmodernité pour appréhender les phénomènes sociaux contemporains, je propose de revenir sur un certain nombre de points, sur lesquels j'ai travaillé lors de mes recherches sur le celtisme, qui montrent bien comment ce concept a servi mon argumentation. L'objectif est donc de me livrer à une illustration de ce concept à partir d'exemples tirés de mes travaux pour suggérer à mes lecteurs des rapprochements et prolongements avec leurs propres travaux. J'insiste sur le fait que je pose les phénomènes dont il sera question dans cet article à propos du "domaine celtique" comme étant, bien entendu, non-exclusifs à ce domaine. L'idée étant d'exposer un travail à propos duquel les chercheurs trouveront matière à "rebondir" et à comparer à leurs domaines de recherche respectifs plutôt que de présenter un travail d'hyper spécialiste. Il s'agit en effet d'embrasser une socialité postmoderne de l'époque contemporaine, d'ouvrir des pistes de recherche dans lesquels se retrouveront beaucoup de chercheurs, et non pas de définir ce qui fait la particularité des périphéries celtiques.

          Le concept de postmodernité m'a permis de montrer que ce n'est pas par hasard si le celtisme a été mobilisé par des intellectuels et érudits locaux en divers endroits dans les périphéries de l'Europe de l'Ouest pour justifier, par une ascendance celtique, leurs cultures particulières et légitimer leurs volontés de se démarquer des grands Etats-nations modernes qui les englobaient, sur une période de temps allant de la moitié du XVIIIème siècle au XIXème siècle compris. Le concept de postmodernité m'a permis de construire un modèle d'analyse capable de rendre compte de l'homogénéité d'un phénomène qui, étudié d'après une optique trop localisée, se serait difficilement détaché d'une analyse événementielle. Car il s'agit là des manifestations d'un même phénomène qui transparaît de la même façon dans les mobilisations politiques des micro-nationalismes au début du XXème siècle dans les périphéries de l'Europe atlantique que dans la mode contemporaine du celtisme telle qu'elle s'exprime au niveau d'aspirations à un "mieux-vivre" et par une effervescence festive musicale. Une fois expliquées les affinités postmodernes pour tout ce qui est lié au celtisme, il devient évident que la mode pour tout ce qui est liée aux Celtes n'est qu'une évolution logique due à la saturation des valeurs modernes. Ainsi le concept de postmodernité m'a aidée à comprendre le celtisme; j'ai cherché à montrer en écrivant cet article que le celtisme peut, à son tour, éclairer la compréhension de ce qu'est la postmodernité.

          Par ailleurs, outre le fait qu'il y ait bien des façons d'aborder la question de la postmodernité, il y a un rapport au temps et à l'espace postmoderne, et il y a une conception de la recherche postmoderne. La postmodernité peut être à la fois objet d'étude et influencer une conception de la recherche qui remet en question la démarche classique centrée sur la raison moderne et dans laquelle la sensibilité devient moyen de connaissance. Ma volonté est de lancer des pistes de réflexions pour tenter de baliser ce qui serait une étude du concept de postmodernité qui ne se limiterait pas à sa pertinence heuristique et qui tiendrait compte de sa dimension épistémologique tout en montrant que les deux sont intimement liées.

          Je commencerai par une approche générale du concept de postmodernité pour ensuite introduire le thème du celtisme à travers une réflexion sur des notions associées à la postmodernité et je poursuivrai par des développements sur l'obsession pour la continuité et le souci du respect de l'environnement. Le fait que ces thèmes soient autant liés au domaine celtique, à la postmodernité qu'à une certaine décision de vivre autrement, me permet tout naturellement de passer au thème de l'alternative pour arriver à celui du New-Age. Si on peut vivre autrement, on peut également chercher autrement, et les celtomanes ont aussi remis en question le monopole de la Raison dans le domaine de la connaissance, et comme eux les "chercheurs postmodernes" font l'objet de critiques quant à leur sérieux.

I. Comprendre la postmodernité

          On ne peut comprendre le concept de postmodernité sans interroger celui de modernité puisqu'il s'exprime essentiellement par opposition aux valeurs de la modernité. Quelles sont les valeurs de la modernité? On peut voir dans la modernité une interprétation de la philosophie des lumières dans laquelle la raison associée à la science trouverait son aboutissement dans les valeurs du mythe du progrès telles que l'efficacité, la fiabilité, le travail, la discipline... et se matérialisait dans la révolution industrielle et tous les changements qui l'accompagnent, comme l'urbanisation, la société poly-segmentaire, la création de l'Etat-nation...

          Selon Muchembled, par la civilisation des moeurs et la soumission des corps et des âmes, l'être humain naguère spontané et imprévisible a été préparé à devenir un "homme moderne" (Muchembled, 1988) sachant se maîtriser. La modernité a fait de l'être humain un être capable de soumettre ses impulsions et passions au contrôle de la raison; il est donc devenu un être prévisible sachant reporter la satisfaction. Cela l'a rendu manipulable, non seulement d'un point de vue du travail et de la production mais également d'un point de vue politique.

          Par ailleurs, la modernité est également la mobilité et l'accès à l'information qui permet une remise en question de la religion. La société moderne n'accorde plus la même place à la religion que la société traditionnelle. Il faut bien distinguer dans ce que l'on appelle religion ce qui ressort du langage courant et qui évoque les grandes religions monothéistes et même polythéistes qui sont en tout cas reconnues en tant que telles, de ce que Piette (1993) appelle religiosité et qui s'applique aux domaines non traditionnellement compris dans la religion. Il s'agit en fait d'un déplacement de la sacralité (Rivière et Piette, 1990) vers d'autres objets; ainsi, il est question de religiosité à propos des sports, des arts et du spectacle...(Morin, 1962). Au niveau du politique, la perte de repères, de certitudes religieuses entraîne la nécessité de repères et de certitudes dans le domaine de l'idéologie.

          La modernité se définit par rapport à la société traditionnelle, segmentaire, faite de réseaux de solidarités de proximité, dans laquelle le temps rythmé par les saisons est cyclique. Le temps de la modernité est marqué par la croyance au progrès, il ne s'agit plus d'un temps marqué par un "retour" régulier tendant à la permanence et à la continuité mais d'un temps linéaire tendant vers le futur.

          La postmodernité peut se définir comme une rupture par rapport à la modernité; la modernité est née du pari sur la raison et le progrès; la postmodernité les remet en question et ne leur voue plus une confiance aveugle. La postmodernité se définit par rapport à la modernité par la remise en question de ses valeurs fondamentales.

          Le "post" de postmodernité ne doit pas s'interpréter comme situant la postmodernité d'un point de vue simplement diachronique, par rapport à la modernité. L'interprétation de la postmodernité ne peut pas se réduire à un découpage en une période historique ultérieure à la modernité; la postmodernité se définit par rapport à la modernité par la remise en question de ses valeurs fondamentales que sont la raison et le progrès. Il s'agit donc plus d'un dépassement qui se repère non pas dans le temps mais dans les idées.

          Ainsi, on peut parfaitement admettre que les gens de lettres romantiques sont un peu des précurseurs des postmodernes en ce sens qu'ils valorisaient le monde rural et sauvage qu'ils trouvaient naturel, propre et paisible par rapport au monde urbain et civilisé qu'ils trouvaient artificiel, sale et bruyant. Chapman fait d'ailleurs remarquer qu'ils n'ont fait qu'inverser le système de valeurs qui avait cours chez les intellectuels du XVIIIème siècle (Chapman, 1992, p.129).

          La qualité de postmoderne s'applique en fait à ce qui est en rupture par rapport à la modernité; cela implique une digestion, une assimilation puis un rejet des valeurs modernes. Assez paradoxalement, ne peut être postmoderne que celui qui est moderne. La postmodernité n'est pas un retour à la tradition, même si cela peut apparaître dans son discours; le traditionnel ignore les valeurs modernes et ne peut être postmoderne; on ne peut pas passer directement du traditionnel au postmoderne. Il faut avoir assimilé les valeurs modernes pour pouvoir les rejeter: le postmoderne est un moderne révolté.

          Lors de mes travaux de troisième cycle, je me suis abondamment inspirée des travaux du Ceaq et plus particulièrement de ceux de Michel Maffesoli sur la socialité postmoderne. Je me suis livrée à une confrontation d'un certain nombre de notions avec les résultats de mes recherches; ces notions m'ont, en fait, servi à interroger mon objet d'étude. Cela m'a permis de mieux comprendre l'objet de mes recherches dans son ensemble et de lier des phénomènes entre eux en faisant apparaître comment ils s'articulaient les uns aux autres. J'ai pu mettre de l'ordre dans les divers maillons de mon argumentation en discernant avec plus de netteté les articulations que je posais jusqu'alors de façon moins précise et parfois intuitive.

II. "Régrédiance", polarité centrifuge, éclatement et unicité

          Régrédiance, polarité centrifuge, éclatement et unicité sont des expressions que j'emprunte aux travaux de Maffesoli (1992) dans le cadre de l'appréhension de la socialité postmoderne; elles s'appliquent particulièrement bien à la description des phénomènes concomitants des nationalismes celtiques.

          Les mouvements régionalistes ou nationalistes celtiques qui se définissent par rapport au pouvoir centralisateur des grands Etats-nations européens que sont l'Espagne, la France et l'Angleterre, obéissent à une tendance centrifuge s'opposant par besoin d'équilibre à la tendance centripète qui est celle des capitales de ces Etats-nations.

          Ces Etats-nations se sont formés ou du moins ont affermi leur pouvoir sur leurs périphéries respectives par une action centralisatrice pendant l'époque moderne. L'homogénéisation linguistique était l'un des chevaux de bataille de cette centralisation indispensable qui conduirait au progrès. Le matérialisme de Darwin avait envahi les sciences humaines, la sélection naturelle s'appliquait également au domaine linguistique; l'homogénéisation linguistique s'inscrivait dans la logique des choses et était une étape incontournable de l'évolution dans le sens du progrès. Arnold fait partie de ceux qui ont défendu l'idée de la nécessité de l'abandon des langues locales au profit de l'anglais. Sa prise de position est représentative de l'opinion d'une grande partie de la population ouest-européenne qui, encore de nos jours, associe les langues locales à l'archaïsmeet à la misère et l'homogénéisation linguistique au progrès et à la prospérité (Arnold, 1916, p. 20-21).

          Ainsi, le progrès va dans le sens de l'unification et de la tendance centripète. A l'opposé, la tendance centrifuge s'associe à l'archaïque. Maffesoli oppose l'unité centripète qui "indifférencie" à l'unicité qui fédère (Maffesoli, 1992, p. 64 sq.). Les nationalismes celtiques et en particulier le nationalisme galicien illustrent particulièrement bien le phénomène; l'argument principal des parties favorables à l'assimilation à l'Espagne, l'Angleterre ou à la France repose sur le fait qu'elle permet ou même, garantit le "progrès".

          Maffesoli oppose le pouvoir centralisé à la puissance diffuse (Maffesoli, 1992, p. 64 sq.); l'un correspond à la polarité centripète qui attire vers le centre, l'autre correspond à la polarité centrifuge qui part du centre et se dirige vers l'extérieur. Il a montré le lien qu'il y avait entre le premier, la raison et le progrès et celui qu'il y a entre la seconde et le sentiment. A trop vouloir centraliser, le pouvoir centralisateur suscite la résistance centrifuge qui provoque une fragmentation dans ses extrémités.

          Une exagération idéal-typique du phénomène fait apparaître un rapport d'opposition entre d'un côté la raison et le classicisme et de l'autre la passion romantique et le celtisme. Par ailleurs, l'homme moderne raisonnable recherche le progrès. Le progrès implique l'efficacité, l'utilité, la discipline mais également le centre et la centralisation; le Celte passionné est donc projeté vers la périphérie.

          L'image de l'habitant des périphéries celtiques s'est construite par opposition à celle du parfait homme moderne. Le travail, l'efficacité, le sérieux, la discipline, la fiabilité... de l'homme moderne lui permettent de "progresser"; par opposition, le retard du Celte est dû au fait qu'il soit fainéant, inefficace, pas sérieux, indiscipliné et imprévisible.

          Si l'homme moderne sacralise le progrès, le Celte sacralise son "arché" qui se manifeste par le culte du passé, le culte des Martyrs et l'obsession de la "continuité". Au progrès et son élan vers le futur il préfère la "régrédiance" (terme de Maffesoli pour évoquer la régression sans ses connotations péjoratives, expression employée lors de la Conférence intitulée "Tragique et le retour de l'archaïque", Perpignan, décembre 2000) et son attachement au passé. Si l'homme moderne valorise l'assimilation unificatrice dans l'Etat-nation, le "Celte" valorise l'unicité fédératrice au niveau national et même plutôt supranational.

          Ainsi l'intemporel, la continuité a joué un rôle très important dans l'éveil de la conscience politique attachée à l'archaïsme des traditions populaires locales dans les périphéries celtiques, ce qui est tout à fait dans l'esprit postmoderne tel qu'il se manifeste dans la société contemporaine. En fait, je crois que l'on peut dire que cette obsession pour la continuité celtique et cette mythologie de la lutte contre le temps qui passe, correspondait particulièrement bien aux aspirations postmodernes et que c'est une des principales raisons du succès de la mode celtique contemporaine.

III. Tir na nOg, éternelle jeunesse et continuité

          Maffesoli a montré que le puer aeternus - de par sa vitalité - avait investi la société postmoderne. En dehors des tranches d'âge intéressées, une manière d'être, de s'habiller, de "parler jeune" s'est étendue au reste de la population (Maffesoli, 1988, préface). Muchembled a montré comment l'adolescence avait été inventée pour asseoir l'autorité du père qui représentait le dernier maillon, le prolongement, dans chaque foyer du pouvoir absolu (Muchembled, 1988, p. 315 sq.). Il était question de rendre les relations verticales, d'installer un rapport d'autorité pour susciter une réaction de soumission à l'autorité qui était indispensable à la modernité. L'adolescent a été créé pour être soumis; je pose l'envahissement de l'adolescence dans le corps social comme sa revanche postmoderne. L'adolescent soumis depuis l'époque moderne, accédant aux volontés du père, se révolte et s'émancipe; il échappe non seulement au contrôle du père, mais, à sa manière, non pas de façon autoritaire mais plutôt par séduction, il dicte à son tour les comportements. C'est vers lui que les regards se tournent; il est au centre de l'attention et de l'action; c'est chez cette partie de la population d'adolescents et "d'adolescents prolongés", que se produit ce qu'il y a de plus déterminant pour la société dont elle serait un centre de gravité.

          L'enfant éternel c'est aussi la jeunesse éternelle, la négation du temps. Dans la mythologie irlandaise Tir na nOg, la terre des jeunes, est l'autre monde où le temps ne passe pas, c'est le pays de l'éternelle jeunesse dont il est question dans le cycle Ossianique.

          Sans prétention aucune de vouloir définir ce qui serait des caractéristiques exclusives d'une culture celte, et en ayant bien conscience du fait que le temps qui passe est le grand ennemi du genre humain, j'insiste cependant sur le fait qu'il existe une mythologie et une conception du temps celtique dans laquelle ce dernier est nié de façon obsessionnelle et récurrente. Qu'il s'agisse du chaudron au contenu inépuisable du Dagda, du Graal, du goût pour les traditions populaires, de la mythologie atemporelle, de la musique traditionnelle dans laquelle le temps glisse en boucle sans point d'encrage réel, le temps celtique est nié comme tout ce qui pourrait éloigner d'un âge d'or paradoxalement a-historique.

          Défi contre le temps et la mort, la continuité est aussi ce qui garantit que, même après la mort, "on sera toujours là". C'est aussi l'affirmation de la pérennité du groupe dont la réalité s'enracine dans un lointain passé, génération après génération. C'est ce sentiment de faire corps avec une longue lignée d'ancêtres dont il faut se montrer digne; le respect de leur autorité étant proportionnel à leur ancienneté. D'où le goût pour l'archaïque, l'intemporel, le culte du passé et des ancêtres. Le traditionnel est aussi valorisé que le moderne inspire la méfiance; ce dernier menace de corrompre la pureté originelle de l'âge d'or. La pureté originelle est également un environnement dans lequel les êtres humains vivent dans le respect et en harmonie avec la nature. Un attachement à la nature et à un mode de vie près de la nature va dans le prolongement d'un attachement au passé, à un mode de vie traditionnel et à l'intemporel.

IV. Ecologie et postmodernité

          Les romantiques tendaient à valoriser le monde rural et sauvage par rapport au monde urbain corrompu par la civilisation (Chapman, 1992, p. 129). J'ai montré dans ma thèse que la celtomanie était très liée à l'esthétique romantique. Arnold et Renan ont insisté sur la tendance des Celtes à adorer la nature et à la célébrer par la poésie (voir Sims Williams, 1996, p. 118 sq.). Dans le contexte culturel irlandais s'est installée selon Sims Williams, une opposition symbolique entre le rapport à la nature des protestants qui est la nature domestiquée donc dénaturée quand celle des catholiques est sauvage donc authentique. Cette adoration et cette inspiration lyrique semblent s'être transformées en écologisme chez le Celte contemporain; les méfaits de la civilisation moderne dus à l'industrialisation, à la pollution ou au fait que la recherche d'un rendement toujours supérieur en matière d'agriculture ou de production forestière se fasse au détriment de l'équilibre écologique, sont bien souvent évoqués dans les périphéries celtiques et particulièrement dans des contextes celtophiles.

          En pays celtiques comme ailleurs, la préservation du patrimoine écologique tend à éveiller les mêmes passions que celle du patrimoine linguistique ou identitaire. Cependant, du fait qu'ils font partie d'un même mythe de la "perfection des commencements", les soucis de préservation du patrimoine identitaire et écologique sont sans doute plus vifs dans les périphéries celtiques qui correspondent aux zones de familles souche, si on se réfère aux travaux de Todd sur les structures familiales. Je fais ici allusion à sa théorie quant à la propension des idéologies dites "vertes" et "grises" de se développer en zones de familles souches qui accordent une importance toute particulière à la permanence, la continuité, l'inchangé qui sont autant de remparts contre la corruption de la "cité idéale" (Todd, 1990, p. 599 sq.).

          Bien avant que le naufrage du Prestige ne souille les plages galiciennes, il existait déjà un grand souci écologique en Galice, à propos de l'envahissement des forêts par l'eucalyptus, espèce transplantée sur le sol galicien qui a considérablement gagné et continue de gagner sur les autres. Cet arbre présente l'avantage de pousser très rapidement, d'avoir peu de branches et de profiter particulièrement bien de l'humidité de la côte Nord Ouest de la péninsule. L'eucalyptus et les replantations du carballo, espèce de chêne autochtone, et même d'autres espèces de chênes, tiennent une grande place dans le discours des milieux militants galiciens; on peut voir l'opposition entre l'arbre de la modernité qui serait représenté par l'eucalyptus et l'arbre traditionnel représenté par le carballo qui est défendu par des détracteurs de l'idéologie du progrès.

          Je ne chercherai pas à présenter de façon exhaustive les préoccupations écologiques des habitants des périphéries celtiques; en Bretagne, on se plaint de la marée noire comme celle causée par le naufrage de l'Erika et de la contamination des sources..., je trouve cependant opportun d'évoquer l'apparition de communautés néo-rurales dont certaines revendiquent l'appropriation d'un mode de vie celtique qui soit l'expression d'une volonté de retour à la nature, d'une soif d'harmonie avec la nature tout en étant celle d'un engagement à vivre autrement. Par une prise de conscience et une foi en un mode de vie alternatif, se manifeste la volonté de la création d'un monde meilleur qui projette un passé revisité dans un avenir utopique; ce phénomène est un exemple de dérive de la sacralité.

          A l'époque moderne, se substituant un peu à la religion, l'idéologie a fait l'objet d'une certaine sacralisation. Un certain essoufflement de la religion s'est traduit par une dérive de la sacralité vers le politique. Maffesoli a montré comment la postmodernité s'était traduite par la transfiguration du politique (Maffesoli, 1992.) qui a laissé place au "domestique". On peut penser que le New-Age, en tant que forme imaginale tend à s'échapper des institutions qui lui ont donné le jour (Ferreux, 2000) et à revêtir une forme autonome en se réactualisant dans le quotidien; il s'agit là aussi d'une sacralisation du quotidien domestique. Dans ce cas, c'est le mode de vie harmonieux, de par la revendication d'une façon alternative de se nourrir, de se distraire, d'élever ses enfants..., qui fait l'objet d'une sacralisation.

          Le celtisme implique un certain enracinement dans le passé, un élan centrifuge, une certaine proximité avec la nature. Toutes ces raisons ne font que confirmer la positon du Celte dans la polarité postmoderne et font de lui un modèle alternatif à la modernité.

V. Alternative et postmodernité

          Quand l'industrialisation a cessé d'être la panacée et qu'au contraire elle devient un facteur d'aliénation, d'individualisme et de pollution, l'Autre animal qui était du côté de la nature devient le "bon sauvage"; c'est alors qu'altérité se décline avec alternative. L'idéal romantique se détourne de l'industrie, du progrès et de la ville et valorise la nature, le passé, les traditions populaires et la campagne en se tournant vers le Celte. Le celtisme se construit pendant la modernité en réaction à la modernité, et le Celte devient le champion de la post-modernité.

          Kiberd, qui a très amplement étudié le phénomène de construction et d'affirmation identitaire à la lumière de ce que j'appellerais la "dynamique antagoniste" dans le domaine de la littérature, soutient que les Anglais ont autant contribué à l'invention de l'Irlande que les Allemands ont contribué à celle de la France et que si l'Irlande n'avait pas existé, les Anglais l'auraient inventé (Kiberd, 1996, p. 1 et 9). Le Celte semble avoir été un outil de construction de l'image du "non-Celte" pendant toute la modernité. Le Celte en étant l'"Autre", permettait au "non-Celte" de décliner son identité en construisant son image par rapport à celle qu'il avait construite du Celte. Chacun construit toujours sa propre image en fonction de celle de l'autre; dans les périphéries celtiques, le celte en position minoritaire devient l'autre par excellence que le non-Celte, en position majoritaire, est en position de nommer en premier et de prêter à l'autre des qualités qu'il rejette chez lui-même. Le Celte a été l'ombre dont le "non-Celte" avait besoin pour briller. Par acculturation antagoniste (Devereux., 1972, p.203-231), les deux groupes tendent à creuser et accentuer ce qui les sépare et le groupe en position minoritaire tend à se soumettre à l'image stéréotypique que le groupe majoritaire a commencé à donner de lui (Le Coadic, 1998).

          Une nouvelle image positive du Celte va nourrir les discours des régionalismes et micro-nationalismes du XIXème et du début du XXème siècle: le Celte devient cet ancêtre fort et courageux, amoureux de la liberté. Fidèle à son image positive, on le retrouve à l'honneur dans les années 1970 et "à la mode" au tournant du millénaire. L'avènement de la postmodernité change les données, la nouvelle image positive du Celte lui confère une position exemplaire.

          Ainsi, l'image du Celte s'est construite par rapport à l'image du "non-Celte" suivant un processus de soumission qui participe aux phénomènes d'identifications identitaires dans les diverses nations ou micro-nations qui se dessinaient dans l'ouest-européen. C'est pour toutes ces raisons qu'il deviendra un modèle alternatif à la postmodernité.

          Les mouvements New-Age ont d'après Ferreux (2000, p. 104) tendance à agir de façon à construire une société alternative en harmonie avec la nature, ils ont contribué à diffuser un certain nombre d'idées qui ont peu à peu intégré la vie quotidienne.

VI. New-Age, postmodernité et celtisme

          Ferreux (2000) a montré comment la Californie des années 1960 avait été le berceau du New-Age avant qu'il ne s'exporte vers l'Europe. Elle a également montré comment le New-Age était, à l'origine, un mouvement très institutionnalisé; et comment le mode de vie mis en pratique dans le cadre de ce mouvement a rapidement débordé de ses institutions, dont beaucoup ne se reconnaissent pas comme telles, pour s'infiltrer dans le quotidien de la vie de "monsieur tout le monde" par le biais de son appropriation par le marketing. Ainsi des pratiques inspirées du New-Age ont peu à peu envahi la vie de tous les jours, sans que les gens ne s'en rendent compte. C'est un peu comme si le mouvement avait échappé à ses créateurs et comme s'il menait désormais une vie autonome en évoluant et en se diffusant bien en dehors de son cadre d'origine; c'est pour cette raison qu'elle parle de "forme imaginale autonome" du New-Age.

          La diététique n'est peut-être pas un exemple illustrant ce phénomène de diffusion du mouvement qui soit le plus essentiel, je pense cependant que c'en est un des aspects qui s'est le mieux prêté à une exploitation marketing. Les herboristeries, les magasins de produits diététiques, les produits "bio" connaissent un grand succès et font partie intégrante de la vie quotidienne. Si on ose adopter un langage métaphorique, on pourrait même dire qu'une sorte de "catéchisme du manger sain" trouvant sa légitimation dans la foi en une série de croyances difficilement vérifiables pour le commun des mortels, s'est peu à peu imposé aux mentalités. Les abus de sucres et de graisses sont des pêchés sanctionnés par l'embonpoint et la cellulite, les pêcheurs sont susceptibles de se racheter par un certain nombre de sacrifices et de "bonnes actions" comme adopter une alimentation plus "naturelle" riches en fruits et en légumes, en céréales complètes...

          En l'occurrence, la mode celtique s'accorde très bien avec cet aspect de l'évolution du mouvement New-Age, et s'enrichit de sa croyance utopique en une nouvelle ère, où l'être humain vivra à nouveau en harmonie avec la nature. On pourrait citer beaucoup d'exemples de sites internet où se manifeste ce qui pourrait se décrire comme une fusion entre des idées dérivées du mouvement New-Age et une mode celtique. Un certain attachement à la nature et une foi en un mode de vie alternatif se manifeste par exemple dans les préoccupations de l'organisation des "Thuatha Clagh Hoit" (sabbat des pierres levées; http://geocities.com/Athens), qui se réunit de façon informelle toutes les pleines et nouvelles lunes. Le druide connaît la nature, la magie végétale, et le "bon sauvage" celte est un exemple de celui qui n'a pas perdu contact avec la nature, de celui qui vit avec le rythme de la nature, de celui qui fait partie intégrante de la nature.

          D'après Ferreux (2000), le New-Age, sous couvert d'idéologie communautaire, serait en définitive mu par des volontés et ambitions individuelles; il y aurait même une certaine compétition à vouloir être le meilleur, le plus beau, le plus positif... Du fait de son discours recherchant la légitimation de la science, on ne peut pas dire qu'il rejette franchement ni la raison ni le progrès; on peut même dire que l'adepte ou le sympathisant non-conscient du New-Age raisonne beaucoup car chaque détail de sa vie fait l'objet d'une réflexion, d'un choix. Il raisonne en terme d'optimisation de son programme de remise en forme, de ses performances, de ses résultats...

          D'une façon générale, on peut penser que le New-Age se veut ou se prétend en opposition aux valeurs modernes sans l'être vraiment. Ferreux (2000) qui lie implicitement New-Age et postmodernité, voit dans les concepts de postmodernité, d'ultramodernité et de surmodernité des étapes différentes de la modernité. Le New-Age est effectivement en rupture mais pas forcément contre la raison et le progrès; il peut l'être, mais ce n'est pas automatique. On pourrait penser qu'à l'origine le New-Age pouvait effectivement l'être, jusqu'à ce qu'il ne "déborde" de son cadre institutionnel d'origine et qu'il soit réinvesti par la publicité pour être vulgarisé; les impératifs commerciaux sont relativement peu compatibles avec la révolte contre la raison et le progrès. Si le postmoderne est un moderne révolté, le sympathisant du New-Age, semble se révolter contre les effets de la modernité. Peut-être est-ce parce que le premier s'intéresse à des principes quand le second s'intéresse à des applications pratiques pour un meilleur mode de vie. De la même façon qu'on ne peut être postmoderne que quand on est à l'origine moderne, on ne peut être sympathisant du New-Age et prétendre rejeter le mode de vie moderne si on n'a pas l'expérience de la vie moderne.

          Même si le New-Age se prétend un mode de vie alternatif à la modernité, il ne s'avère pas un mouvement anti-moderne. Il est vécu comme une rupture par rapport au monde moderne et en tant que tel, il tend à s'approprier les modèles alternatifs à la modernité qui lui sont disponibles. Par opposition à la modernité il se tourne vers ce qui en représente l'alternative de la même façon que la postmodernité s'est retrouvée dans la même polarité que la celtomanie. Postmodernité et New-Age ont en commun un attrait pour ce "bon sauvage" qu'est le Celte, et plus globalement pour tout ce que la raison positiviste et moderne a pu rejeter ou contribuer à faire rejeter. Or la sagesse du druide inspirée des traditions populaires avec tout ce qu'elle suggère d'ésotérisme, de sensibilité et de connaissance de "forces" du monde minéral, végétal - voire de l'autre monde - s'oppose à la Raison.

VII. Les grands celtomanes contre la Raison

          La celtomanie est un phénomène qui apparaît à la modernité. Dès le départ, le Celte est considéré comme extérieur aux valeurs dominantes modernes. Pour les habitants des grandes métropoles de l'Europe de l'Ouest, l'habitant des périphéries celtiques est l'Autre par rapport auquel ils se définissent sérieux, raisonnables, productifs, efficaces et modernes; cela amène le Celte à représenter les valeurs opposées et fait de lui, le modèle alternatif. En tant que tel, il se retrouve automatiquement associé à toutes les valeurs qui s'opposent aux valeurs dominantes de la modernité.

          C'est un fait notoire que les celtomanes ont pris position contre les dogmes de la modernité concernant la toute puissance de la science et du progrès. O'Driscoll voit même dans la renaissance celtique un mouvement réagissant contre le matérialisme qui aurait pour origine la théorie de l'évolution de Darwin. Butler Yeats et Russel - qui sont tous deux, de grands celtomanes passionnés par la mythologie celtique et l'ésotérisme - qui ont joué un rôle fondateur dans la renaissance culturelle irlandaise,ne croyaient pas en l'évolution ni au progrès (O'Driscoll, 1991, p.407). Risco, un grand théoricien du nationalisme galicien passionné par la mythologie et les traditions populaires des pays celtiques et par l'ésotérisme revendiqué par les courants néo-druidiques de son époque, ne croyait absolument pas en la "science occidentale basée sur la raison" qui était selon lui responsable de la création du "mythe du progrès". Il avait pour principe philosophique "l'irrationalisme gnoséologique" selon lequel la connaissance de la réalité n'est possible que par l'intuition directe et par la sensibilité esthétique et surtout pas par la raison ni par l'expérimentation. Dans un article à propos du nationalisme galicien, il explique même que les philosophes rationalistes du XIXème siècle avaient une vision figée des choses, due au fait qu'elle reposait sur la connaissance scientifique. Or, la connaissance scientifique ne permettant pas l'accès à la connaissance de la réalité, les mythes qu'elle a créée comme celui du progrès, ne peuvent être que des erreurs. Selon les "historiens critiques" dans lesquels il s'inclut, la connaissance scientifique ne peut qu'être relative et provisoire et le rationalisme est un "vice des pays occidentaux". A la conception statique du monde, il oppose leur nouvelle conception dynamique du monde qui trouve son origine dans l'idée orientale de l'évolution (Risco, 1918).

          La celtomanie, par la plume de grands noms comme Yeats, Russel et Risco, s'est explicitement opposée à l'omnipotence de la Raison, et a explicitement nié la fécondité heuristique de sa mise en application dans les sciences.

          Les rapprochements entre celtisme et postmodernité font se rejoindre deux niveaux d'appréhension de la postmodernité. La postmodernité remet en question la Raison non seulement dans le sens où elle est le théâtre de la manifestation de la non-raison mais également dans le sens où elle va jusqu'à s'attaquer à sa pertinence heuristique qui a fait l'objet d'une véritable sacralisation; le Celte est du côté de la non-raison et du non-sérieux, le chercheur postmoderne non "raisonnable" qui ose défier la Raison, s'expose à se voir reprocher un manque de sérieux.

VIII. Le chercheur postmoderne

          La relation empathique du chercheur avec son objet d'étude vient ajouter au rapport binaire d'opposition un niveau de plus. Selon un système de valeurs modernes, le non-Celte est aussi sérieux que le Celte ne l'est pas. D'un côté il y a donc: sérieux, efficacité, raison, progrès, science, modernité et de l'autre: fantaisie, inefficacité, non-raison ou passion, archaïsme, arts et traditions mais également postmodernité. De la même façon qu'il y a une approche dite sérieuse et positiviste des phénomènes sociaux qui utilise les armes contondantes du régime diurne des structures anthropologiques de l'imaginaire (Durand, 1969) pour trancher et abstraire l'objet de son contexte, il y en a une autre qui lui préfère les armes "englobantes" de la méthode compréhensive. De la même façon qu'il est souvent devenu banal de critiquer quiconque faisant allusion aux Celtes pour donner une image "sérieuse" de soi, il est devenu tout aussi facile de s'octroyer une certaine "rigueur scientifique" en attaquant quiconque parlerait de postmodernité ou se situerait d'un point de vue épistémologique dans une approche de type plus compréhensive.

Isabelle Bidou

Références bibliographiques:

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Bidou Isabelle, Le celtisme ouest européen entre polarisations et sédimentations sémantiques, du nationalisme irlandophile galicien au néo-archaïsme postmoderne. Thèse de doctorat dirigée par Jean Pavageau et soutenue le 28 juin 2002 à l'Université de Perpignan, 440 pages.

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Notice:
Bidou, Isabelle. "Des affinités entre une esthétique celtique et une sensibilité postmoderne", Esprit critique, Été 2003, Vol.05, No.03, ISSN 1705-1045, consulté sur Internet: http://www.espritcritique.org
 
 
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