Esprit critique - Revue internationale de sociologie et de sciences sociales
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Été 2003 - Vol.05, No.03
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Dossier spécial
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Article
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Méthode et objet: un pacte épistémologique, Les consommations de drogue comme objet de recherche
Par Hélène Houdayer

Résumé:
Cet article tente de poser les implications théoriques, pratiques et épistémologiques présentes face à un objet de recherche. Notre cas est celui des consommations de drogue. Le chercheur saisit dans la complexité de l'objet les éléments qui lui serviront à mener son travail d'exploration. Notre démarche en sciences sociales nous invite à saisir le "phénomène drogue" au sein des relations, en s'appuyant en particulier sur la sociologie de Simmel, puis à comprendre le sens en se référant à la posture webérienne et à la dimension imaginative inhérente au thème; ce qui par conséquent doit nous éclairer sur la place et les fonctions du phénomène drogue au sein des relations.

Auteur:
Hélène Houdayer est Maître de Conférence en sociologie, Université Paul Valéry Montpellier III.


          Le chercheur est celui qui, modestement, oeuvre pour la science et la connaissance du social. Les penseurs du 18e siècle, tel que Condorcet, développent l'idée que seule l'observation peut permettre de connaître la société.

          Un champ de connaissances se forme alors: la société est constituée comme un ensemble d'hommes, comme un système de relations, d'échanges.

          La méthode est à cette époque empruntée aux sciences dures: observer, chercher des régularités en vue de formuler des lois, d'établir des probabilités pour généraliser les tendances. L'enjeu est celui qui anime la philosophie des Lumières: rationaliser la compréhension du monde, rendre prévisible son évolution, donner à l'homme les moyens d'agir sur la société pour s'assurer de sa marche vers le progrès.

          Mais l'observation sur la société prend un sens bien différent dès le milieu du 19e siècle. L'observation devient un outil pour combattre les dégâts de la révolution industrielle sur la société. On note une série d'enquêtes sur la misère ouvrière à partir d'interrogatoires dont le mérite revient à Frédéric Le Play. La méthode est révolutionnaire: "mieux vaut laisser parler qu'interroger". Mais il faudra beaucoup de temps avant qu'il soit entendu.

          Au 20e siècle, l'observation sociale se développe sur les bases laissées ouvertes par Durkheim en France et par l'étude des comportements en Angleterre. Cela concerne la recherche des facteurs objectifs, qui rendent compte des différences de comportement d'un individu à l'autre: âge, sexe, niveau d'étude, etc. Il s'agit d'établir des régularités pour fonder des catégories de comportement en fonction des caractéristiques sociales des individus.

          Dans les années 1970, l'observation prend un élan pragmatique aux États-Unis, par le biais de l'École de Chicago qui multiplie les enquêtes de terrain en insistant sur le caractère symbolique des échanges et leur inscription territoriale.

          Aujourd'hui, l'observation sociale est essentiellement un outil pour connaître et agir.

  • L'observation sociale permet de comprendre les phénomènes sociaux, ce qui fait d'elle un outil de réduction des incertitudes (en donnant du sens aux observations).
  • Elle constitue un savoir transversal par son apport de connaissances faisant d'elle un outil d'élaboration de politiques sociales (Hatzfeld et Spiegelstein, 2000). C'est sur ce terrain de l'observation sociale que nous situons notre objet.

I. Les consommations de drogue comme objet de recherche

1. Un objet complexe

          La difficulté de l'objet drogue provient de l'objet lui-même, insaisissable, allant puiser ses ressources dans un univers qui nous échappe parfois complètement. Comment rendre compte sociologiquement de pratiques d'où émergent des sentiments de souffrance et d'abandon?

          La délinquance, la dénatalité, les accidents de la route, les travailleurs immigrés, le chômage, le gaspillage d'énergie, l'environnement et bien d'autres sujets encore dont les consommations de drogue sont considérés comme des problèmes sociaux car ils expriment un état de fait dans la société qui ne coïncide pas avec ses attentes. Dans cette optique, nous étudions un fait de société irrationnel: les consommations de drogue.

          C'est un phénomène complexe qui trouve ses racines dans un contexte culturel. Complexe cela signifie qu'il est composé d'une multitude d'éléments, d'interactions, d'effets directs ou indirects, de rétroactions. Complexe à la manière d'Edgar Morin (1990): non pas compliqué comme peut l'être un problème de mathématique ou de physique où l'on rencontre plusieurs problèmes avec différentes combinaisons de solutions. Parfois il n'y a qu'une seule solution pour résoudre le problème. Non il ne s'agit pas de cela, mais du fait que l'on ne puisse pas rendre compte du phénomène à observer en empruntant une seule voie, en pensant qu'il existe des solutions déterminées, voire unanimes aux problèmes sociaux. Les consommations de drogue sont des objets complexes. Citons quelques aspects classiques de cette complexité pour la recherche:

  • l'appartenance à des univers aussi divers que le droit, la justice, la médecine, la psychologie, l'économie et bien d'autres.
  • Au sein même de ces référents, les limites restent floues: quelles frontières entre délinquance et déviance faut-il proposer? Comment considérer l'usage d'un même produit qui appartient simultanément au monde du médicament, du loisir et/ou du toxique?
  • Un des aspects moins classiques réside dans les relations que le produit toxique est en mesure de créer avec la société (Houdayer, 2001-a): socialisation, métissage, exclusion, nomadisme, etc.
  • Les relations avec la plante, sont-elles à penser de manière économique, agricole, écologique, esthétique, médicale, législative? Ceci a des répercussions sur les consommations de drogues, leurs réglementations, les pratiques, mais aussi leur investissement sur le plan imaginaire: quels sont parallèlement les symboles et les représentations que l'on peut y associer?
  • Etc.

          La société d'aujourd'hui est complexe à l'image de notre objet:

  • elle est en perpétuel échange avec d'autres systèmes (des territoires, des entreprises, des phénomènes naturels),
  • elle est un champ de forces qui s'interpénètrent,
  • dans ce champ, les causes et effets s'imbriquent,
  • chaque intervenant apporte ses connaissances.

          Notre objet "drogue" est immergé dans cette complexité, ce qui fait de lui un objet complexe, d'autant plus qu'il est également changeant.

2. Un objet changeant

          Il s'agit de repérer les évolutions, les ruptures dans la continuité: c'est là que s'observe le changement. Les différents produits que l'on nomme "stupéfiants" en raison de leur nature toxique ne bénéficient pas des mêmes réglementations en fonction du moment et des pays. On observe en particulier des interdits et des phases de libéralisation qui peuvent laisser perplexe l'interlocuteur.

          D'où viennent les changements?

  • des décisions politiques, économiques, familiales, personnelles, etc.,
  • d'informations diverses (médias, entourage, groupe, etc.),
  • de prises de conscience (d'individus, de groupes, etc.).

          Il s'agit d'analyser le "processus de création collective": comment diverses personnes, associations, institutions, bref divers groupes apprennent ensemble, comment ils fixent ou inventent la coopération et son tenant: le conflit. Le produit "extasy" fait par exemple l'objet d'un investissement médiatique, avant d'être revendiqué comme instrument à la fois esthétique et hédoniste dans les fêtes techno et rave party, pour finir par souligner la présence clandestine de ces groupes.

          Pour comprendre les phénomènes sociaux, il faut tenir compte des changements: sur la durée, sur les comportements, et sur les diverses formes d'évolution.

          Les consommations de drogue sont investies d'une dynamique qu'il convient par conséquent de prendre telle qu'elle pour découvrir ce qu'elle contient en s'appuyant sur le côté ambivalent de toute chose (Maffesoli, 1985), source de conflit. Or, la tension permet de penser l'être. C'est de cette manière que le consommateur de drogue peut s'offrir à nous et que nous pouvons tenter de le comprendre au milieu des contradictions qui entourent son personnage et le façonnent. La lutte constitue ainsi une forme d'association pour Simmel (1988). Toute association contient un élément de conflit car une chose est toujours formée de forces attractives et de forces répulsives telles l'amour/la haine, l'attraction/répulsion ou la fascination/rejet pour les consommations de drogue, d'où des méthodes adaptées à l'objet et une épistémologie prenant en compte le phénomène complexe et changeant que représentent les consommations de drogue.

          "C'est au coeur de la vie quotidienne des usagers qu'il est possible d'observer notre objet. Il est donc important de développer des méthodologies de type qualitatif qui permettent de focaliser sur ces éléments: imprégnation culturelle, apprentissage de perspectives, de valeurs de comportements [...] Il s'agit de faire apparaître les logiques internes aux individus et aux groupes auxquels ils ont le sentiment d'appartenir: représentations du monde, valeurs, sentiments et émotions collectives" (Bouzat et al.,2001, p.101); ce qui signifie que notre objet doit être saisi dans la relation sociale qui devient une posture intellectuelle pour approcher l'objet.

II. Positions épistémologiques

          Face à un objet complexe et changeant, un pluralisme méthodologique s'impose. Cependant, nous considérons que la vivacité de l'objet drogue, ses capacités de transformation alliées aux pratiques de consommation, et son appartenance au monde de l'expérience vécue sont des indicateurs qui justifient notre choix théorique. Une sociologie vivante à l'image des formes proposées par Georg Simmel et ses héritiers, mais aussi une sociologie compréhensive qui vise à interpréter les phénomènes sociaux à partir des relations d'objectivité et de subjectivité présentes dans la recherche telle que Max Weber l'identifie, inspirent notre position épistémologique.

1. Une sociologie "intuitive": Georg Simmel

          C'est du côté de Simmel que nous puisons une grande partie de notre inspiration épistémologique (voir Simmel, 1981).

          Ce sont les relations réciproques (soit les interactions) qui sont à l'origine des phénomènes sociaux qui vont orienter après coup les rapports des individus.

          C'est une sociologie que l'on pourrait qualifier d'intuitive (de phénoménologique) et qui tente de saisir sous de multiples variations (esthétique, poétique, essayiste) le thème de l'être-ensemblepour poser le principe d'un pluralisme méthodologique. On peut alors parler de science eidétique: non empirique mais de nature phénoménologique (comment les phénomènes apparaissent à la conscience et comment elle en rend compte - à la manière d'Edmond Husserl).

          L'opposition entre les formes et les contenus révèle un principe vitaliste de l'interaction chez Simmel, mais aussi tragique car la vie pour s'exprimer doit passer par des formes qui étouffent son élan créatif. Mais cela est inhérent à la vie elle-même, nous dit Simmel. Nous retrouvons une telle problématique à l'oeuvre chez le consommateur de drogue qui approche sans arrêt le domaine des limites à travers leurs prises de risque (Houdayer, 2000). Cette logique s'exprime de manière contemporaine chez un auteur comme Michel Maffesoli (2000). Le réel est en perpétuel mouvement, nous cherchons à le connaître, mais nous ne pouvons l'appréhender qu'à travers l'expérience vécue et immédiate de la vie. Une telle relation à la connaissance sied notre objet, mouvant, changeant, complexe et souterrain, qui n'existe pas en dehors de l'expérience vécue des personnes. Médecins, chimistes, psychologues ne parviennent pas à s'entendre sur les effets des drogues et leur incidence sur le comportement. De fait, c'est bien au niveau de l'expérience vécue que se posent les problèmes.

          Mais les formes sociales ne sont jamais achevées chez Simmel car l'individu souhaite sans arrêt les dépasser: elles sont donc sans arrêt en évolution, recrées, transformées par les interactions individuelles. Il y a ainsi un processus infini de relations réciproques qui crée la société. Ce sont donc les individus qui sont à l'origine de la société mais il y a sans cesse interactions avec les formes sociales, ce qui signifie que le chercheur doit souligner cette actualisation perpétuelle dans le rapport à la vie quotidienne.

          C'est en analysant les relations au sein du groupe que le chercheur découvre la nature du lien social au sein de la communauté ou de la société.

          Dans le cas des consommations de drogue, ce n'est pas seulement l'individu face à un élément précis - la loi, le désir, le manque -, qui intervient dans la compréhension de la pratique d'intoxication, mais le fait que le sujet soit mêlé à un ensemble de phénomènes sociaux et culturels qui se déroulent dans les consommations et qui nomment des conduites d'intoxication. Cela permet d'éclairer une communauté de pratiques; et d'établir le phénomène social dans une perspective compréhensive.

2. La sociologie compréhensive de Max Weber

          La sociologie de Weber ne se place pas dans la totalité mais du point de vue des individus qui adoptent un comportement significatif. Nous avons dans des écrits précédents souligné par exemple l'attitude paradoxale du consommateur de drogue, être simultanément animé par le besoin d'interdit, le rejet des règles, mais aussi la quête de normalité (Houdayer, 2001-b).

          Le savant éprouve de l'intérêt pour un objet singulier, c'est ainsi qu'il a envie de l'investir scientifiquement. Il y a donc un intérêt subjectif qui oriente la recherche. Comment alors fonder l'universalité de l'objectivité de la connaissance?

          Aucune observation n'est neutre lorsque l'on est en face de comportements humains.

          Les enjeux présents dans l'observation sont en mesure d'influencer celui qui observe et celui qu'on observe.

          Il s'agit de produire une connaissance fiable, partagée où la subjectivité tient une place minime.

          On peut citer plusieurs éléments qui garantissent l'objectivité[1]:

  • distinguer le fait du jugement (décrire n'est pas interpréter),
  • définir précisément concepts et notions,
  • chercher les présupposés, les préjugés susceptibles de porter des jugements,
  • s'appuyer sur des méthodes empiriques et des données vérifiables,
  • en rechercher les limites: durée, précisions et représentativité s'il y a échantillon, pertinence des questions, etc.

          Le chercheur possède une démarche adaptée à ses positions épistémologiques et à son objet. Dans ce cadre, la sociologie compréhensive s'installe en tant que pilier pour la connaissance de l'expérience vécue; ce dont notre objet est emprunt. Nous allons à présent poser les dimensions méthodologiques de la sociologie entreprise par Max Weber.

III. Des méthodes

          En fonction de la position épistémologique choisie, des méthodes s'accordent. L'objectif de la recherche et la position de l'objet conditionnent la mise en place du terrain et le choix des techniques.

          Weber veut établir une communication entre les différents points de vue pour qu'ils puissent être compris et soumis à l'objectivité. Il faut établir des règles qui permettent à chacun de défendre sa prétention à la vérité. Cela implique de se soumettre à la critique de la communauté scientifique. L'effort d'objectivité du savant est d'abord réflexif, il est nécessaire d'opérer une critique des données immédiates.

          La science sociale n'est pas déductive, c'est la grande originalité de l'oeuvre méthodologique de Weber. La réalité est irréductible au concept, on ne peut réduire la diversité de l'expérience historique à une loi de l'Histoire, ce serait appauvrir la réalité, ce que ne doit pas faire la science mais au contraire marquer la diversité.

          La sociologie compréhensive recherche une méthode de travail qui puisse rendre compte des actions individuelles des sujets. Ceux-ci n'agissant pas seuls, ce sont les interactions qui constituent l'action sociale. Il faut donc comprendre comment un acteur adapte ses actions à celles de ses partenaires et comment ces derniers réagissent.

          Le chercheur peut choisir d'étudier un système objectivé de relations subjectives et leurs significations ou il peut étudier l'activité qui a donné naissance au système.

          À partir de là, nous pouvons situer les taches qu'impute Weber à la sociologie compréhensive:

  • un individualisme méthodologique spécifique,
  • la compréhension se détachant de l'explication.

1. Compréhension et interprétation

          Comprendre les phénomènes sociaux signifie au moins deux choses:

  • Comprendre c'est connaître

          Il s'agit d'identifier une population sur un territoire d'observation, de construire un champ d'observation basé sur l'acquisition de connaissances empiriques:

  • connaître les personnes: leur nombre, leur statut, leur situation, leurs revenus, etc.,
  • connaître leurs demandes: vie au travail, santé, vie familiale, financement,
  • obtenir des informations ciblées: sur une question, un point de vue, une spécificité.

          Les entretiens sont la principale source de données. C'est là que l'on peut recueillir des informations sur l'état civil de la personne, sa situation familiale et professionnelle, ses projets et soucis, mais aussi ses croyances, ses opinions et représentations sociales qui constituent le pont entre la réalité vécue des personnes et la compréhension du chercheur. Ces éléments recueillis permettent parfois de caractériser les phénomènes sociaux, de donner du sens aux comportements en les inscrivant dans un contexte.

          La méthode nécessite à la fois le développement de l'attention et une réflexion préalable. En effet, observer ce n'est pas se contenter de voir, l'observation est une attitude active: il faut chercher, scruter, prêter attention. La vision est dans ce cas englobante, l'observation demande plus de perspicacité: focaliser son intérêt, développer son regard sur un élément précis. Observer c'est s'interroger sur ce que l'on considère à la recherche de sens tel que l'a proposé Max Weber. Ainsi, observer c'est comprendre en trouvant une logique à ce que l'on voit, mais la compréhension est nécessairement relative: elle dépend du nombre d'éléments que l'on saisit et de la logique mise en marche, de la diversité des références.

          Le travail empirique répond au souci d'analyser et de caractériser une situation selon le principe d'une formalisation du réel: rendre des connaissances utilisables pour l'action en triant, nommant, construisant ce qui est analysé.

          La connaissance du contexte, la prise en compte des hypothèses et des enjeux de l'observation sont décisifs pour que les indicateurs soient pertinents. Un des faits marquants que nous pouvons voir au niveau du consommateur de drogue est son inscription dans le présent (Houdayer, 1999). Son univers s'organise autour de sa pratique et tout semble converger vers l'instant de la prise de drogue, en particulier lorsqu'il s'agit de "produits durs"[2]. Le consommateur se laisse ainsi appréhender sur le mode des sensations et de l'instantané.

          Il s'agit donc bien de rapprocher et de comparer des informations pour leur donner un sens, quitte à identifier des éléments auparavant inconnus.

          Enfin, il convient de passer de l'étude d'individus isolés à l'étude d'un ensemble ayant des caractéristiques communes ou des comportements communs.

          Il s'agit de superposer deux regards:

  • celui qui s'intéresse à l'individu,
  • celui qui se détache des détails propres aux individus singuliers pour se rapprocher des points communs.

          Rappelons que le passage de l'individu au groupe a constitué historiquement la naissance de la sociologie. Passer des individus aux faits sociaux, passer d'interprétations plus ou moins subjectives à une élaboration formalisée et construite reste le souci permanent du chercheur à condition que cela ne dénature pas les contenus et formes de l'objet.

  • comprendre c'est interpréter

          Comprendre est, étymologiquement "prendre ensemble", soit rassembler des éléments épars pour fournir une interprétation globale, éclairer un phénomène par un autre. L'interprétation cherche à la fois à expliquer et à comprendre les faits sociaux dans le but avéré de donner du sens aux observations.

          L'interprétation est l'essence de la sociologie chez Max Weber. Il s'agit d'établir des connexions entre le sens visé par l'acteur et la conduite effective. Ce que l'on peut comprendre par la mise en évidence de facteurs explicatifs d'un phénomène en fonction de ce que l'analyse a révélé.

          Les hommes agissent d'après des représentations (conduite rationnelle) ou d'après leurs affects (conduite mécanique). C'est la capacité à agir sur les représentations qui distingue l'activité du simple automatisme de beaucoup d'actions humaines (habitudes diverses).

          D'où un travail nécessaire sur les représentations et donc l'imaginaire.

          Mais, ce qui revêt une fonction imaginaire dans la drogue, ce n'est pas seulement l'activité fantasmatique qui découle de l'absorption du toxique, c'est aussi un monde de symboles, de mythes et de croyances qui vient s'y greffer. Le toxique, par toutes ses références culturelles et historiques, développe des représentations sociales qui agissent en tant que présentation des phénomènes. C'est dans cette circonstance que nous sommes amenés à évoquer l'activité de l'imaginaire.

2. La fonction imaginative[3]

          Les méthodes de l'imaginaire (Thomas, 1998) expriment bien la contradiction que nous évoquions précédemment. Cette contradiction s'articule avec le champ de la postmodernité dont voici quelques indicateurs:

          Le consommateur de drogue représente un corps en mouvement, insaisissable, parce qu'il est animé par les flux du désir. Cette posture s'oppose au phénomène moderne. "La modernité voit à la fois l'avènement de l'individu comme valeur et la naissance d'institutions coercitives destinées à encadrer, contrôler et éventuellement surveiller et punir les déviants" (Valleur, 1992, p.62). Michel Foucault (1993) avait bien vu, comment l'enfermement était corrélatif d'une organisation rationnelle et économique de la société, afin de gérer la circulation des êtres et des choses.

          La problématique du consommateur de drogue nous renvoie dans le même temps, au refus d'une jouissance normée. En effet, le sujet semble se poser contre cette logique de renonciation au plaisir, instituée par la société de la modernité. Ce dernier évolue dans une marge de liberté condamnée, lieu de plaisir, de souffrance, de désir, de la peur, de la mort. Il signale par là même une mise en cause de notre rapport au désir et à la mort. Cette dernière a été évacuée du monde moderne[4], mais le consommateur de drogue intègre lui, la mort, quotidiennement dans ses pratiques.

          La drogue semble faire donc peur, non pour ce qu'elle est, mais pour ce qu'elle véhicule de non-dit. Le toxicomane renvoie à la fantasmatique de l'ailleurs, comme lieu non réducteur à l'imposition de normes mortifères, au règne de la productivité, établi par la société moderne, à un nomadisme spirituel. Il suffit d'observer la censure pratiquée à propos de ses effets positifs, et d'abord du plaisir que l'on y associe.

          Le consommateur de drogue répond à une politique du plaisir pour le plaisir (exemple de l'extasy), se plaçant dans une position hédoniste (Maffesoli, 1994). Ainsi, il échappe aux discours institutionnels et répond aux différentes situations de l'existence, inaugurant une problématique de la conviction plus que du danger. C'est ainsi que la fascination engendrée par le consommateur, mais aussi son désir, participent d'un imaginaire qui se prend à rêver d'une sorte de délivrance des censures. Le toxicomane incarne la figure fantasmatique de l'accession à tous les désirs. Ce dernier point nous renvoie au pouvoir immense de la norme. Celle-ci n'a pas grand chose à voir avec l'imaginaire. "La norme est ce qui secrète l'exclusion", nous dit Claude Olievenstein (1988, p.190.). Or, la consommation de drogue rejoint dans son traitement, la mise en place depuis quelques décennies de normes sanctionnant une image de soi face au plaisir par exemple, ou encore face aux diplômes, au poids, à la sexualité. L'intoxication représente une réaction contre cette violence de la modernité, qui tente de tout codifier, d'assigner une place à chacun en identifiant toute chose. En résistant à l'imposition de l'ordre, le "drogué" échappe ainsi au principe de domination.

          À travers son défi lancé à l'autorité, en raison de sa position contestataire, il signale pourtant un délitement de la société.

          Le modèle de la société industrielle, se présente sous l'angle de la sécurité, dans une perspective raisonnant en terme de risques (Houdayer, 1998). On parle des risques physiques de l'usage de drogue (mort par overdose), mais aussi sociaux (la délinquance). Le consommateur de drogue en enfreignant les règles de l'ordre social prend un risque qui se traduit par du danger, non seulement pour la société qui subit les conséquences diverses de sa consommation, mais aussi pour lui-même en se mettant en situation de danger. Un sentiment d'insécurité latent s'observe donc, sécrété par les institutions.

          Les valeurs affichées par le consommateur de drogue signalent de la sorte un imaginaire diurne, fait de rêves, de plaisir, qui sont du domaine de la postmodernité. "Dans le vide du politique ressort le creux, archétype où s'engouffre le plein des rêves", nous dit Gilbert Durand (1988, p.6) à ce propos.

          Comprendre apparaît vital quand réprimer reste vain. Voici une formule qui s'applique tout particulièrement à notre objet. Les questions que posent la mort, la jouissance, la liberté sont présentes dans la problématique des consommations de drogue.

          Notre approche sociologique nous invite plus que toute autre à saisir le phénomène drogue dans les méandres du social et à en décrypter les significations. Le champ de l'imaginaire reste dans nos sociétés très peu exploré, et tend à être écarté du champ de la connaissance. La sociologie, discipline à la recherche du sens contribue à alimenter une connaissance sur la constitution du social. C'est ainsi que nous pouvons aller au-delà des apparences pour nous pencher sur les conséquences dans le corps social des prises de risque et des productions d'images associées aux consommations de drogue.

          L'imaginaire y joue un grand rôle pour exprimer cette charge esthétique faite de passions, d'attractions et d'émotions, mais aussi de toute une activité de symbolisation qui se greffe autour des phénomènes sociaux. Nous découvrons bien dans la réalité de tous les jours des présentations mythiques et fantasmatiques de ces mêmes phénomènes dans lesquels se glissent les passions et désirs des individus. Le lien social repose sur des émotions communes, des sentiments partagés, des affects mis en jeu sur la scène publique, ce qui encourage de la sorte une dimension imaginative. Être conscient de la diversité des points de vue, de la multiplication des cadres d'analyse pour rendre compte de la complexité du réel et des changements à l'oeuvre reste une des priorités de la sociologie.

          Selon son analyse, son regard, son point de vue, ses sentiments, le sujet change, les phénomènes n'ont pas la même signification d'où l'image désormais classique du kaléidoscope produisant une succession d'impressions et de sensations rapides et changeantes.

Hélène Houdayer

Notes:
1.- Différents ouvrages opèrent la synthèse des positions épistémologiques et théoriques en matière d'objectivité car c'est sur cette base que la sociologie revendique son statut de science. Voir Weber, 1965, p.142-143.
2.- Cf. la typologie proposée par Martine Xiberras, 1984.
3.- Gilbert Durand est l'instigateur de la sociologie de l'imaginaire, on pourra se reporter en particulier à deux de ses ouvrages: Les Structures anthropologiques de l'imaginaire (1969) et L'imagination symbolique (1984).
4.- Voir à ce propos les ouvrages de Louis-Vincent Thomas sur la mort.

Références bibliographiques:

Bouzat Philippe, Hélène Houdayer, Martine Xiberras, " Programme de recherche, trajectoires de vie, trajectoires de consommations ", Sociétés, no 74 2001/4.

Durand Gilbert, L'imagination symbolique, Paris, PUF, 1984.

Durand Gilbert, Les Structures anthropologiques de l'imaginaire, Paris, Bordas, 1969.

Durand Gilbert, " Le roi n'est jamais nu ", Cahiers de l'imaginaire, no2, 1988.

Foucault Michel, Surveiller et punir, Paris, Gallimard, 1993.

Hatzfeld Hélène et Jackie Spiegelstein, Méthodologie de l'observation sociale, Paris, Dunod, 2000.

Houdayer Hélène, " Cannabis ou la métaphore du lien ", Psychotropes, Vol 7 no 1, 2001-a, p. 35-52.

Houdayer Hélène, " Intoxication et formes du temps ", Sociétés, no 64, 1999, p. 13-20.

Houdayer Hélène, " La marge en cause dans le discours des toxicomanes ", Déviance et société, vol. 25 no 1, 2001-b, p. 99-110.

Houdayer Hélène, " Les portes du risque ", Sociétés, no 60, 1998, p. 99-105.

Houdayer Hélène, Le Défi toxique, conduites à risque et figures de l'exil, Paris, L'Harmattan, 2000.

Maffesoli Michel, " L'hédonisme au quotidien ", in Marie-L Pellegrin-Rescia, Sommes-nous tous des "travaillants"?, Marseille, Éditions Hommes et Perspectives, 1994.

Maffesoli Michel, La Connaissance ordinaire, précis de sociologie compréhensive, Paris, Les Méridiens, 1985.

Maffesoli Michel, L'Instant éternel. Le retour du tragique dans les sociétés postmodernes, Paris, Éd. Denoël, 2000.

Morin Edgar, Introduction à la pensée complexe, ESF, 1990.

Olievenstein Claude, " Toxicomanie et destin de l'homme " in Bergeret Jean et Le Blanc Jean (dir), Précis des toxicomanies, Paris, Masson, 1988.

Simmel Georg, La Tragédie de la culture et autres essais, Paris, Rivages, 1988.

Simmel Georg, Sociologie et épistémologie, Paris, PUF, 1981 (1917).

Thomas Joël (dir.), Introduction aux méthodologies de l'imaginaire, Paris, Ellipses, 1998.

Valleur Marc, " Drogue et droits du toxicomane, le point de vue du praticien " in Francis Caballero, Drogues et droits de l'homme, Le Plessis Robinson, Delagrange-Synthélabo, 1992.

Weber Max, Essais sur la théorie de la science, Paris, Plon, 1965 (1922).

Xiberras Martine, La Société intoxiquée, Paris, Klinckscieck, 1984.


Notice:
Houdayer, Hélène. "Méthode et objet: un pacte épistémologique, Les consommations de drogue comme objet de recherche", Esprit critique, Été 2003, Vol.05, No.03, ISSN 1705-1045, consulté sur Internet: http://www.espritcritique.org
 
 
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