L'imaginaire social à la dérive
Par Georges Bertin
"Tandis que l'inconscient social serait passible du pré-sémiotisme du mythos, le conscient social des codifications du logos, le moi social serait du ressort du drama... la pathologie sociale, le point de morbidité extrême, c'est l'instant, heureusement aigu et jamais chronique, du nivellement social et du monolitisme du pouvoir". (Durand Gilbert, Champs de l'Imaginaire, Grenoble, ELLUG, 1996, p. 130).
Les événements du 11 septembre et ceux qui les ont suivi, la réactivation du conflit israélo palestinien, le premier tour des élections présidentielles françaises ramena sur le devant de la scène sociale les vieux démons de la tentation totalitaire, pour ne citer que ceux là. Ils manifestent, au sens propre du terme, l'extrême difficulté où se trouvent nos sociétés hypermodernes et rationnelles, celles des réseaux de télécommunications, des technologies de pointe, des marchés mobiles et mondialisés, à se créer de nouveaux espaces symboliques fonctionnant sur un minimum consensuel, à se doter d'institutions fondatrices et organisatrices de notre vouloir instinctif à nous tenir écartés de la mort individuelle ou sociale.
Il ne s'agit pas seulement de politiques de progrès fondées sur la philosophie des Lumières, comme le sont les démocraties qui font référence, aujourd'hui en danger d'asphyxie, ni encore d'organisations internationales dont nous ne pouvons que constater l'incapacité à résoudre la plupart des crises internationales, il s'agit encore, au plus près, de nos institutions du quotidien: famille, école, santé, armée, travail, également concernées.
De ce fait, le fossé semble se creuser chaque jour davantage entre:
- un imaginaire social gros de significations souvent confisquées dans le registre même de leur lieu d'éclosion (sectes, fondamentalismes, néo fascismes, Nouvel Age), sans doute du fait même du déni où elles sont encore tenues par la rationalité ambiante,
- des organisations fondées sur le principe de réalité et tentant d'organiser la vie citoyenne sur la base de principes issus de la philosophie des Lumières. La déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen de 1789 devenu universelle en 1948 en forme la synthèse paradigmatique.
Devant ce mouvement à l'amplitude aujourd'hui accrue de sociétés s'abandonnant parfois à la panique, est-il encore de nouveaux lieux et temps de symbolisation sociétale? Autrement dit, la socialisation de nos contemporains, à décliner en ses diverses instances, prend-elle en compte à la fois les réalités sociales, économiques et culturelles liées à l'expansion incontrôlée et parfois délibérée de nos espaces marchands et, dans le même mouvement, les fondements sociaux imaginaires qui meuvent notre être ensemble: mémoire collective, inconscient social, et encore bassins sémantiques, chréodes, soit le magma des significations imaginaires sociales qui sous tendent et agissent la réalité de la société?
Dans ce contexte difficile car il nous faut prendre en compte l'indécidabilité, la dissimultanéité, l'incertitude, nos sociétés peuvent-elles encore fonder leur consensus sur ce lien subtil et mystérieux qui unit en les fondant pulsions subjectives et intimations du milieu, imaginaire radial et imaginaire social? ou bien, se sont-elles condamnées par réduction au modèle de la machine, soumission à la terreur de procès linéaires (l'injonction du projet à tout prix) à abandonner toute référence à l'Humanité dans la recherche d'une efficacité mécanique hallucinée?
Existe-t-il une praxis sociale qui permet de créer cette médiation maintenant si nécessaire?
Ce numéro d'Esprit critique tente, dans cette perspective, d'ouvrir de nouvelles portes, du point de vue de l'actualisation des phénomènes de récurrence herméneutique, en explorant les significations imaginaires sociales à l'oeuvre, de celui des accomplissements pratiques des acteurs sociaux ou encore des pratiques avérées de refondation d'un lien social tenant à égale distance point de vues surplombant et réduction au factuel.
Il comporte à la fois réflexion sociologique, récits d'expériences, compte rendu d'investigations dont nous souhaitons qu'ils contribuent à alimenter le débat ouvert ainsi dans les colonnes d'Esprit critique.
- Notice:
- Bertin, Georges. "L'imaginaire social à la dérive", Esprit critique, Printemps 2003, Vol.05, No.02, ISSN 1705-1045, consulté sur Internet: http://www.espritcritique.org