Les litiges de l'évaluation des compétences en entreprise d'entraînement[1]
Par Cédric Frétigné
Résumé:
Reproduisant l'activité d'une entreprise dans ses fonctions tertiaires, l'Entreprise d'entraînement ou pédagogique est une formule pédagogique qui vise à accroître l'"employabilité" de stagiaires en formation professionnelle. L'introduction de la "logique des compétences" et le mouvement d'adhésion/résistance des apprenants à sa mise en pratique sont étudiés à deux moments charnières de la formation: à l'entrée en EEP, quand s'opère la sélection parmi les candidats; dans l'EEP, quand se négocie l'orientation (ou la réorientation) professionnelle des formés.
Auteur:
Cédric Frétigné, Docteur en Sociologie.
Introduction
Pour "restaurer l'employabilité", "faciliter le retour à l'emploi" ou encore "redynamiser les demandeurs d'emploi", le principe de l'entreprise d'entraînement ou pédagogique (EEP)[2] vise à simuler l'activité d'une PME dans ses fonctions tertiaires pour des stagiaires qui, le temps de leur formation, sont en position de pseudo-salarié d'une entreprise virtuelle fonctionnant en réseau avec 130 autres EEP en France et plus de 3 700 dans le monde.
Dans ce cadre de formation, le vocabulaire des compétences est abondamment convoqué par les formateurs, depuis la procédure de sélection à l'entrée [prise en compte du "potentiel"] jusqu'à l'évaluation des acquis en fin de stage [en termes de savoir, savoir-faire, savoir-être et même savoir-devenir[3]] en passant par les objectifs de formation développés in situ [développement des compétences synonyme d'accroissement de la "productivité individuelle" et de l'"employabilité"]. Associées aux idées de "projet" [cohérent], de "motivation", de "polyvalence" et d'"autonomie", les "compétences" sont donc mises au coeur du processus pédagogique.
Dans une première partie, nous présenterons la formule pédagogique "entreprise d'entraînement", la philosophie de l'apprentissage que ses promoteurs défendent ainsi que leur approche de la formation professionnelle. Dans un deuxième temps, nous observerons que la prolifération des discours et des pratiques pédagogiques relatifs aux "compétences" n'occultent pas les "litiges"[4] liés à leur évaluation en EEP. Nous l'étudierons à travers l'exemple de la procédure de recrutement des stagiaires demandeurs d'emploi. En nous appuyant sur les logiques d'orientation proposées par les formateurs chargés de l'insertion professionnelle, nous rendrons compte, dans une dernière partie, des résistances des stagiaires à ce discours des compétences qui les invite fréquemment à faire le deuil de leur certification scolaire et de leur situation professionnelle antérieure au vu d'une évaluation présentée comme "réaliste" de leurs compétences actuelles. La tension entre adhésion et résistance des demandeurs d'emploi en formation professionnelle à la "logique des compétences" sera ici au coeur du propos[5].
1. L'Entreprise d'Entraînement ou Pédagogique (EEP)
La définition promue par le Réseau des entreprises d'entraînement ou pédagogiques (REEP) insiste sur la distance infinitésimale existant, au niveau des tâches quotidiennes à accomplir, entre l'entreprise réelle dans ses activités tertiaires et la formule pédagogique. "C'est un support pour une formation individualisée dans le domaine du tertiaire. L'EEP reproduit, grandeur nature, toutes les fonctions - hormis celle de la production - des services d'une entreprise. Elle étudie le marché, crée des modèles, fait de la publicité, s'approvisionne en matières premières, transporte, stocke, planifie, étudie les méthodes de fabrication, lance la production, vend ses produits. [...] Les documents 'officiels' eux-mêmes (chéquiers, factures, documents comptables, documents de douanes, etc.) sont des fac-similés fournis par le réseau des entreprises d'entraînement." (document du REEP). L'argument qui, selon ses promoteurs, emporte la décision en faveur de l'EEP est résumé dans l'épigraphe suivante: "Ce que j'entends, je l'oublie / Ce que je vois, je m'en souviens / Ce que je fais, je l'apprends." Extrait d'une brochure de présentation du REEP, cette formule rend compte d'un volontarisme pédagogique militant pour l'apprentissage in situ. S'efforçant de nouer un lien de qualité entre deux "sphères d'activités sociales" (Jobert et al., 1995, p12) distinctes - la formation d'un côté, l'emploi de l'autre -, les formateurs en entreprise d'entraînement invitent le stagiaire à adopter un statut hybride de "salarié virtuel". Comme nous l'exposait le directeur d'un Plan local d'insertion par l'économique (PLIE) d'Île-de-France: "Il n'est pas en entreprise, mais il n'est pas non plus en formation: il est en entreprise d'entraînement."
Financés pour l'essentiel par les Directions du travail, de l'emploi et de la formation professionnelle ainsi que par les conseils régionaux[6], les centres de formation porteurs sont des organismes privés, des GRETA ou encore l'AFPA. Les départements "Formation" d'organismes consulaires (Chambres de commerce et d'industrie en premier lieu) accueillent également dans leurs murs des EEP. Toute EEP est 'normalement'[7] parrainée par une ou plusieurs vraies entreprises qui s'engagent, par exemple, à fournir un catalogue ou des documents comptables sur lesquels les stagiaires pourront s'appuyer pour élaborer la stratégie commerciale de l'entreprise virtuelle ou tenir à jour sa comptabilité. Si le REEP fournit les documents de douane, les déclarations d'URSSAF et les feuilles d'impôts calqués sur les modèles réels, c'est sur la base des informations en provenance de l'entreprise marraine que peut réellement être "reproduit" l'activité d'une entreprise dans ses fonctions tertiaires.
De durée variable, du fait de l'individualisation des parcours, la formation s'étale toutefois généralement sur 400-450 heures dont une partie consacrée à un stage pratique en entreprise réelle. Cette formation est non-diplômante, seule une attestation de stage étant délivrée au terme du passage en EEP. Fonctionnant, pour près des 2/3 d'entre elles (64,1%), en système dit d'entrées-sorties permanentes, les EEP accueillent de nouveaux "collaborateurs" dès qu'une place (ou mieux, un poste) se libère. Les effectifs moyens sont de 12 à 15 stagiaires encadrés par un formateur qui joue, fictivement, le rôle du chef d'entreprise. Selon les EEP, des formations en langues vivantes, bureautique ou comptabilité sont dispensées au cours de la semaine, à la demande des stagiaires ou planifiées par avance. Une ou plusieurs demi-journées sont également réservées à des ateliers de recherche d'emploi (travail du CV, rédaction de lettres de motivation, simulation d'entretiens d'embauche) animés par des professionnels (psychologues d'orientation, cadres du service "Ressources humaines" détachés par l'entreprise marraine).
Des jeunes ressortissant des dispositifs "Conseil régional" ou réalisant des Contrats de qualification sont accueillis dans les entreprises d'entraînement. Le gros des effectifs, les publics adultes (plus de 26 ans) intègrent les EEP dans le cadre des conventionnements SIFE[8]. Ponctuellement, on observe que quelques salariés bénéficiant d'un congé individuel de formation accomplissent un stage en EEP.
Formule pédagogique "importée" d'Allemagne à l'extrême fin des années 80[9] et largement diffusée depuis, les entreprises d'entraînement sont aujourd'hui au nombre de 130 en France. Chacune opère des transactions commerciales fictives dans un réseau fort de près de 2 600 EEP en Europe communautaire et plus de 3700 dans le monde afin d'assurer, par une pédagogie de la formation grandeur nature, un gain d'"employabilité" à chaque apprenant. De fait, les promoteurs de l'entreprise d'entraînement se félicitent de taux d'insertion probants, puisqu'en moyenne nationale, près de 70% des formés trouvent au minimum un Contrat à durée déterminée (CDD) de six mois à l'issue de leur passage en EEP[10]. Et s'ils reconnaissent que "le concept peut être un peu critiqué dans son approche peut-être trop libérale, trop entreprise, trop finalité 'emploi' patronale"[11] par quelques esprits chagrins, cette réserve ne saurait toutefois masquer, sur la durée, la force de cet outil de formation au service des demandeurs d'emploi.
2. Les controverses relatives à l'évaluation des compétences en EEP
Le parti pris affiché pour la formation au plus près des réalités professionnelles participe de la part des promoteurs des EEP d'une conception largement sous-socialisée du marché du travail: primat de la motivation, de la confiance en soi, de la "qualification sociale"[12] définie ici comme la capacité à s'inscrire dans un collectif de travail. Outre l'intérêt d'une formation "sur le poste de travail", offrant aux stagiaires une "expérience professionnelle" permettant de "comprendre, gérer, développer une PME", du fait que "les supports de la formation sont des documents réels" et qu'une "qualité professionnelle est exigée pour tous les travaux effectués", les "stagiaires sont préparés à être 'auto-apprenants', c'est-à-dire capables, dans la plupart des cas, de se former seuls, d'être autonomes, capables d'initiatives, aptes au travail en équipe." Ainsi, "immédiatement employables dans un PME réelle", dépositaires d'une "conscience aiguë du rôle qui est le leur", les formés disposent d'une "qualification professionnelle de qualité", de "compétences particulières" et de qualités sociales indispensables aujourd'hui."[13].
Ce tableau, quasi idyllique, fait toutefois l'économie d'une interrogation sur la nature des "compétences" des stagiaires, leur mode d'acquisition ou de développement. Les promoteurs de la formule pédagogique minimisent ainsi ce qui est, de fait, un préalable à leur action et qui amène à tempérer les résultats présentés: une sur-sélection à l'entrée. On observe en effet un décalage entre un discours valorisant un mode de recrutement attentif aux "compétences", notamment comportementales, ou au "potentiel" des stagiaires et le constat statistique que la certification scolaire et le niveau initial de formation sont particulièrement discriminants. On retrouve ici, sur un mode accru, l'effet de tri qui préside à l'accès aux dispositifs publics de formation, "l'effet de rattrapage étant souvent supplanté par un effet de sur-sélection" (Rose, 1998, p268).
On peut noter deux grandes raisons à cet écart. Premièrement, les taux de retour à l'emploi demeurant le juge de paix au niveau de la reconduction du conventionnement par les prescripteurs financiers, il n'est pas surprenant que les formateurs s'accordent des garde-fous et opèrent une sélection, entre plusieurs candidats intéressants, en faisant jouer le critère du capital scolaire. Deuxièmement, il semble que les dispositions à l'autonomie et à l'autoformation requises à l'entrée ainsi que les capacités à formuler un projet professionnel cohérent et à faire montre de sa motivation soient liées à un habitus que sanctionne (ou révèle) une formation initiale minimum, le résultat étant une inclination à recruter les candidats les plus diplômés.
Cette logique apparaît le plus clairement au moment de l'ouverture de l'EEP. Pour assurer la pérennité des financements, les résultats des premiers mois d'exercice se doivent d'être excellents. Une sélection draconienne est pratiquée pour assurer des taux de placement conséquents. Une directrice d'EEP du Nord-Pas-de-Calais narre ainsi qu'"il a fallu y aller de façon très sélective au niveau des stagiaires parce qu'il ne fallait pas qu'on se plante. [...] J'ai pris 15 stagiaires auxquels il fallait très très peu pour les faire repartir à l'emploi. Il y a eu 380 convocations. Sur les 380, il y en a 160 qui se sont déplacés ici. Sur les 160, j'en ai gardé 16. J'en ai viré un au bout de 15 jours. Les autres ont vite compris qu'on n'était pas là pour rigoler. [...] Ils ont très bien carburé. Sur les 16, 14 sont repartis à l'emploi. J'en ai eu la moitié dès la sortie de l'EEP et le reste deux-trois mois après.". Les exigences ont pris tour à tour la forme de pré-requis en matière de maîtrise de l'informatique, d'expériences de travail, d'adéquation du projet professionnel à la logique EEP mais surtout, bien que la formatrice s'en défende partiellement[14], de certification scolaire, autant de critères garants d'une "polyvalence", d'une "adaptabilité" à différents postes.
Les discours relatifs à l'"employabilité", à l'"individualisation des parcours" ou à l'"évaluation des compétences" des stagiaires ne sont donc pas exempts de litiges. Dans l'absolu, les responsables d'EEP soulignent que la réussite du stage est tributaire d'une certaine capacité des stagiaires à se déprendre de leur statut antérieur. L'"apprenant" doit faire le deuil de ses équipements passés (titres scolaires et certifications professionnelles). La meilleure preuve de leur obsolescence est qu'ils ne l'ont pas protégé de la situation de chômage. Ce jugement nourrit la fiction selon laquelle un individu en tout point autonome serait plus "employable". Il reste que si les formateurs pointent le "savoir-être" voire le "savoir-devenir", autrement baptisés "compétences sociales", comme forme rectrice d'un retour à l'emploi, de fait, le "jugement des compétences" (Eymard-Duvernay et Marchal, 1997) s'appuie fréquemment lui-même, par défaut, sur les standards de l'Education nationale: ainsi, les pré-requis pour intégrer l'EEP excluent-ils d'emblée les niveaux VI et bon nombre de niveaux V et Vbis dépourvus d'expérience professionnelle[15]. Inversement, un diplôme type BTS "Action commerciale" est clairement présenté comme un atout majeur par rapport à un BEP "Vente". Le maintien problématique des qualifications scolaires, plus formelles, au côté de la "compétence sociale" pour évaluer la "performance" et l'"opérationnalité" immédiate de l'apprenant, complexifient les registres de justification et les modèles d'action des responsables de structure. Il confirme également les pratiques de sur-sélection à l'entrée pour les publics pourtant prioritaires au regard des politiques de l'emploi[16].
Niveau de formation des entrants en SIFE collectifs et en EEP[17]
|
SIFE collectifs (1998)
(en%)[18] |
Stagiaires EEP (1998)
(en%) |
Niveau VI |
19,7 |
4,6 |
Niveau Vbis |
11,4 |
7,2 |
Niveau V |
45,3 |
36,8 |
Niveau I à IV |
23,6 |
51,4 |
Total |
100 |
100 |
3. Le mouvement d'adhésion/résistance des stagiaires à la logique des compétences en EEP
Du côté des stagiaires finalement sélectionnés, un double mouvement s'exprime face à ce discours des compétences. Le mouvement d'adhésion est mis en lumière par les formateurs, notamment à travers les interviews accordées à la presse. Il reste qu'on peut s'interroger sur le sens de cet investissement des stagiaires. Celui-ci apparaît en effet tenir beaucoup plus souvent d'un pragmatisme mesuré que d'un enthousiasme frénétique.
Si les acteurs de l'EEP n'assujettissent jamais l'"apprenant" à participer aux activités, la sélection opérée à l'entrée permet généralement d'éviter que les réfractaires à ce type de pédagogie n'intègrent, par erreur de recrutement, la formation. Par un discours de bon sens (accroître son employabilité, devenir productif, développer ses compétences), les formateurs réussissent à convaincre les stagiaires de l'intérêt de procéder comme s'ils étaient en entreprise, moins la pression du résultat et le risque de sanction en cas de "faute professionnelle", le cadre protecteur du dispositif de formation garantissant un droit à l'erreur, ou mieux encore, développant pleinement une "pédagogie de l'erreur". En vue d'acquérir une opérationnalité immédiate qui les rendront attractifs pour les employeurs, les stagiaires mettent donc en pratique la consigne des formateurs les encourageant à s'"entraîner". Ils reprennent également le discours convenu selon lequel l'EEP assurerait une transition "naturelle" entre le monde de la formation professionnelle et le monde de l'emploi. En ce sens, les stagiaires souscrivent bien au discours "managérial" prônant la polyvalence, le transfert des compétences, l'autonomie, la responsabilité ou encore la flexibilité organisationnelle (Boltanski et Chiapello, 1999). De ce point de vue, l'adhésion des salariés virtuels au "modèle de la compétence" (Zarifian, 1988) est effective. Et, dans le même temps où elle consacre la qualité de la personne, cette adhésion signe - aux yeux des formateurs -, la qualité du recrutement initial[19].
Une résistance individuelle à la "logique des compétences" s'exprime toutefois, sur le thème du refus de la dégradation statutaire. Ainsi, peu de stagiaires acceptent de tirer un trait sur leur vie professionnelle d'avant chômage même si, suites aux "tests" et entretiens réalisés avec les psychologues présents dans les structures, des réorientations de carrière leur sont très vivement et assez fréquemment conseillées. La conversion identitaire attendue par les formateurs bute sur l'image de soi que chaque stagiaire continue à défendre. Le refus de la descension professionnelle occasionne alors de vives tensions entre formateurs et "apprenants" au point que ces derniers n'ont bien souvent, dans ce cas précis, qu'une hâte: que la période de stage prenne fin. Deux exemples assez symptomatiques de cette "résistance au changement", tant stigmatisée, illustrent ici les litiges qui ne manquent pas de surgir de la référence à une "logique des compétences". Car, sous couvert de reconnaître l'individu dans sa singularité et à sa juste valeur, les compétences, classiquement définies comme un "savoir opérationnel validé", participent d'un registre d'évaluation qui individualise et fragilise les stagiaires en n'accordant qu'un crédit limité à leurs acquis antérieurs et expériences passées[20].
Alors qu'elle briguait, lors de son intégration, un poste de secrétaire comptable, une assistante de direction possédant quinze ans d'ancienneté se retrouve ainsi invitée à assurer l'accueil à l'EEP. Ce changement d'"orientation", motivé par un jugement sur sa qualification scolaire, n'est pas accepté par la personne formée. A la psychologue qui lui affirme qu'"avec un CAP de vente, vous ne retrouverez jamais un emploi comme celui que vous occupiez avant", elle répond par sa détermination à compléter sa formation initiale et à prolonger sa longue expérience professionnelle par une initiation à la comptabilité. Sur ce même terrain de l'orientation, un jeune stagiaire entre également en conflit avec la psychologue qui, au vu de son handicap physique, lui conseille fermement de "travailler dans l'administration". Or, celui-ci, non seulement a une image négative de la condition de fonctionnaire, mais de plus aspire à poursuivre une carrière professionnelle, la sécurité de l'emploi passant dès lors au second plan. Là où la formatrice argumente une adhésion au "monde des emplois", valorisant la stabilité de l'emploi comme moyen de conjurer le chômage au prix, certes, d'un travail de deuil du travail qualifié, le jeune formé inscrit son discours dans le "monde des fonctions"[21], privilégiant quant à lui ses titres scolaires et l'exercice d'une profession conforme à ses attentes (analyste-programmeur). Les concours de la Fonction publique et l'accès aux "emplois protégés" des collectivités locales offrent une garantie statutaire (monde des emplois) mais ne permettront pas à ce jeune homme d'exercer une activité correspondant à sa formation et à ses aspirations (monde des fonctions). S'il acceptait la proposition d'orientation, au mieux assurerait-il, en effet, un travail de maintenance de parc informatique. Et s'il reconnaît que "dans l'absolu, elle [la psychologue d'orientation] a raison" et qu'"[il] sent qu'[il] est obligé de travailler dans l'administration", cette injonction s'avère socialement invalidante. "Sachant qu'en dépit de mon handicap, dans ma famille, on m'a toujours traité normalement - c'est-à-dire que ce que je pouvais faire, je le faisais tout en étant évidemment surprotégé -, j'ai très mal accepté qu'elle me dise ça.".
On observe ainsi, d'un côté, l'activation par les formateurs de dispositifs pour remobiliser et accroître l'"employabilité" des stagiaires, l'évaluation, livrets de compétences à l'appui, des acquis des "formés" et, de l'autre, une gestion quotidienne pragmatique par les "apprenants" de leurs statuts réel (de stagiaire) et virtuel (de pseudo-salarié de l'EEP) ainsi qu'un mouvement d'adhésion/résistance aux injonctions à la performance émanant des responsables de structure et déclinées sur le mode de la "logique des compétences". On constate ainsi que les litiges de la compétence sont bien au coeur du dispositif d'évaluation du stagiaire et, plus généralement, au centre de la formation.
Conclusion
L'évaluation des compétences, comme le rapporte fort justement Lucie Tanguy, correspond à une pratique sociale de "rationalisation du flou" (Tanguy, 1998, p552) consistant à objectiver, et ainsi à légitimer, sur la base d'outils et de procédures ad hoc ce qu'il conviendrait précisément de vérifier, à savoir que ce mouvement entre "connaissance" et "action" qui fonde la définition des compétences comme "savoir opérationnel validé" donne lieu à des mesures objectives dénuées de toute ambiguïté. Il reste que, dans le cas précis des EEP, mobiliser la catégorie passe-partout de "compétences" permet de faire l'économie d'une réflexion sur la légitimité des modalités de sélection à l'entrée et d'évaluation en cours de formation. Même si, comme nous l'avons montré, on observe de fait un durcissement des critères de sélection faisant appel à des conventions générales (titres scolaires en premier lieu), la procédure de recrutement est présentée comme "juste, rationnelle ou logique"[22] puisque reposant sur une évaluation objective du "potentiel" ou des "compétences comportementales" des candidats. Il semblerait ainsi profondément injuste [envers les autres candidats à la formation], totalement irrationnel [au vu des modalités objectives de sélection] et complètement illogique [si l'on veut tirer le profit maximum de cette formation innovante] d'intégrer un stagiaire qui n'aurait pas le minimum de "compétences" requises pour s'auto-former sur poste de travail, prendre des initiatives ou cultiver l'autonomie dans l'exercice de ses fonctions. Cette approche par les compétences désamorce également un certain nombre de tensions latentes (mais pas toutes, on l'a vu) dès lors que la notion semble recouvrir un ensemble de caractéristiques objectives et se présenter, sur le registre des valeurs, comme parfaitement neutre.
On observe ainsi qu'en dépit de la polysémie du terme et d'une objectivation contestable des procédures accompagnant leur évaluation, les "compétences" jouent un rôle important dans l'entreprise d'entraînement, tant au niveau du discours de ses promoteurs que dans les pratiques pédagogiques des formateurs intervenant en son sein. Tel est bien le volet magique de cette catégorie qui, dans le même temps où elle qualifie de "compétent" établit les conditions de réalisation de cette compétence. "Singulièrement, relève Marcelle Stroobants, la richesse du mot 'compétence' est à la mesure de cette double action puisqu'il dénote une capacité instituée de droit et/ou une capacité détenue de fait. En ce sens, la qualification est un processus d''habilitation': la compétence attribuée 'habilite' à devenir effectivement compétent" (Stroobants, 1993, p102).
- Notes:
- 1.- Une première version de ce texte a été présentée au Colloque international Travail, qualifications, compétences. Débats, perspectives, pratiques sociales, ISERES, Rennes (19-21 octobre 2000).
- 2.- Practice firm en anglais; Übungsfirma en allemand.
- 3.- Entendu comme la capacité du stagiaire à se projeter dans un avenir à moyen terme et à établir un projet professionnel à la fois ambitieux et réalisable en fonction de ses "compétences".
- 4.- Définis comme "un désaccord sur les grandeurs des personnes, et donc sur le caractère plus ou moins juste de leur distribution dans la situation" (Boltanski et Thévenot, 1991, p168).
- 5.- Pour une présentation du matériau empirique, se reporter à l'annexe no1.
- 6.- 79% des EEP bénéficient d'un financement de la DDTEFP (Direction départementale du travail, de l'emploi et de la formation professionnelle), 72,6% d'une convention de formation de la part de leur conseil régional.
- 7.- La charte du REEP prévoit un parrainage de chaque EEP par une entreprise réelle. Or, 7,7% des structures ne disposent pas d'entreprise marraine. Sources: "Questionnaire 1999 REEP Euro Ent'Ent'".
- 8.- Instaurés par la loi quinquennale de 1993, les Stages d'insertion et de formation à l'emploi (SIFE) sont conventionnés par les DDTEFP. Les SIFE collectifs concernent les demandeurs d'emploi de longue durée, les bénéficiaires du Revenu minimum d'insertion (RMI) sans emploi, de l'allocation solidarité spécifique et les travailleurs handicapés; les SIFE individuels sont attribués aux demandeurs d'emploi présentant des risques élevés de chômage de longue durée ainsi qu'aux mères isolées.
- 9.- La première entreprise d'entraînement française, Modufil, est officiellement créée le 15 décembre 1989 par le service "Formation" de la CCI du Loiret.
- 10.- Il convient toutefois de rester prudent quant à l'interprétation d'un tel résultat. En premier lieu, l'instabilité de la mesure est patente - parfois, il est question de "taux de placement", parfois de "taux de retour à l'emploi", parfois encore de "taux de solutions positives" -. Ensuite, ces indicateurs ne disent rien de la durabilité de l'emploi obtenu au terme du stage, le suivi post-stage se limitant fréquemment à 6 mois. Enfin, la relation entre la réalisation du stage et l'obtention d'un emploi n'est en rien linéaire et univoque (Stankiewicz et al., 1993).
- 11.- Entretien avec le directeur du Réseau des entreprises d'entraînement ou pédagogiques (21/01/98). Ce propos signe bien l'opposition entre deux orientations en matière de formation pour adultes qu'Annette Jobert (2000, p125) résume en ces termes: "Qu'elles que soient les évolutions qui se font jour, il reste bien une opposition forte dans la conception même de la formation. Pour les syndicats, la formation vise l'acquisition et le renforcement d'un capital personnel dont la valeur est stable et ne dépend pas du marché du travail. Toute l'argumentation sur les compétences développée par les entreprises montre au contraire que ces dernières continuent à penser que la validation de la formation ne se fait que dans l'effectivité du travail.".
- 12.- Par une inversion singulière, là où le sociologue s'interroge sur la réactivation, trente ans plus tard et sous un vocabulaire original (celui de la compétence), du concept de "qualification sociale" publicisé par Alain Touraine, les responsables du REEP lient explicitement la "qualification sociale" à la "compétence", cette dernière ayant ici le privilège de l'antériorité (Dubar, 1996).
- 13.- Sources: "Les dix atouts de l'entreprise d'entraînement", documents du REEP.
- 14.- "Quand je sélectionne les stagiaires, je ne regarde pas que les diplômes, mais aussi la façon dont la personne veut s'en sortir, trouver du boulot." Entretien accordé à Nord Eclair, jeudi 15 mai 1997.
- 15.- La nomenclature des niveaux de formation est reprise en annexe (no2).
- 16.- Pour une présentation de la situation des publics "jeunes" (Frétigné, 2001).
- 17.- La majeure partie (72,6%) des stagiaires EEP entrent dans le cadre des dispositifs "SIFE collectifs" (et quelques uns "SIFE individuels"). C'est la raison pour laquelle il apparaît pertinent de comparer le niveau de formation de l'ensemble des stagiaires bénéficiant de SIFE collectifs à celui des stagiaires EEP.
- 18.- Guillaumin et Vespa, 1999, p203.
- 19.- Singulière catégorie que celle de la compétence qui informe en amont et en aval, par un processus circulaire d'institution, des qualités des formés. Nous y reviendrons en conclusion.
- 20.- "Si la qualification, telle qu'elle s'est matérialisée dans les grilles de classifications, est en pratique une propriété irréversible et durable, la compétence semble plutôt se construire comme une propriété instable qui doit toujours être soumise à objectivation et validation dans et hors de l'exercice du travail" (Tanguy, 1997, p179).
- 21.- Sur la distinction entre ces deux logiques (Demazière, 1998).
- 22.- J'emprunte à Norbert Elias l'analyse qu'il propose de catégories ou de notions qui, du fait même qu'elles semblent avoir fait leur preuve et qu'elles nous sont désormais d'un usage coutumier, ont été objectivées et se présentent comme "naturelles", "innées" ou tout simplement "évidentes" (Elias, 1991, p14). Pour une démarche similaire appliquée à la catégorie profane d'"exclusion" (Frétigné, 1999).
- 23.- Nomenclature fixée par la Commission statistique nationale de la formation professionnelle et de la promotion sociale.
- Références bibliographiques:
Luc Boltanski, Laurent Thévenot, De la justification. Les économies de la grandeur, Gallimard coll. "NRF Essais", Paris, 1991, 483 pages.
Luc Boltanski, Eve Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme, Gallimard coll. "NRF Essais", Paris, 1999, 843 pages.
Didier Demazière, "Comment raconter son insertion professionnelle et dire le 'vrai' travail?", Agora, no14, 1998, pages 33-43.
Claude Dubar, "La sociologie du travail face à la qualification et à la compétence", Sociologie du travail, no2, 1996, pages 179-193.
Norbert Elias, Qu'est-ce que la sociologie?, Editions de l'Aube, La Tour d'Aigues, 1991, 222 pages.
François Eymard-Duvernay, Emmanuelle Marchal, Façons de recruter. Le jugement des compétences sur le marché du travail, Métailié coll. "Leçons de choses", Paris, 1997, 239 pages.
Cédric Frétigné, Sociologie de l'exclusion, L'Harmattan coll. "Logiques sociales", Paris, 1999, 208 pages.
Cédric Frétigné, "Les entreprises d'entraînement: logique formative ou logique productive", Education et Sociétés, no7, 2001, pages 67-80.
Annette Jobert, Les espaces de la négociation collective, branches et territoires, Octarès coll. "Travail et action humaine", Toulouse, 2000, 187 pages.
Annette Jobert, Catherine Marry, Lucie Tanguy, Education et travail en Grande-Bretagne, Allemagne, Italie, Armand Colin coll. "Bibliothèque Européenne des Sciences de l'Education", Paris, 1995, 398 pages.
Anne Guillaumin, Anne-Marie Vespa, "Les stages d'insertion et de formation à l'emploi", Bilan de la Politique de l'Emploi 1998, La Découverte coll. "Les dossiers de la DARES", Paris, 1999, pages 201-206.
José Rose, "Travail et formation" sous la direction de J. Kergoat, J. Boutet, H. Jacot, D. Linhart, Le monde du travail, La Découverte coll. "Textes à l'appui", 1998, pages 265-272.
François Stankiewicz, Rachid Foudi, Marie-Hélène Trelcat, "L'efficacité des stages de formation. Le cas des demandeurs d'emploi de bas niveau de qualification", Formation Emploi, no41, 1993, pages 21-32.
Marcelle Stroobants, Savoir-faire et compétences au travail. Une sociologie de la fabrication des aptitudes, Editions de l'Université de Bruxelles coll. "Sociologie du travail et des organisations", Bruxelles, 1993, 383 pages.
Lucie Tanguy, "Pierre Naville. Introduction. Du psychologue au sociologue, un homme de science dérangeant", L'orientation scolaire et professionnelle, no2, 1997, pages 171-182.
Lucie Tanguy, "De l'évaluation des postes de travail à celle des qualités des travailleurs. Définitions et usages de la notion de compétences", sous la direction de A. Supiot, Le travail en perspective, LGDJ, Paris, 1998, pages 545-561.
Philippe Zarifian (1988), "L'émergence du modèle de la compétence", sous la direction de F. Stankiewicz, Les stratégies d'entreprise face aux ressources humaines. L'après taylorisme, Paris, Economica, pages 77-82.
Annexe 1 - Méthodologie
L'enquête sur les entreprises d'entraînement a été menée d'octobre 1997 à juin 2001 dans le cadre de la préparation d'une thèse en sociologie, soutenue en décembre 2001 à l'Université de Paris X-Nanterre.
L'investigation comprend une série d'observations in situ réalisée dans onze entreprises d'entraînement, pour l'essentiel en région Centre, Ile-de-France et Nord-Pas-de-Calais. Ces observations ont été prolongées à l'occasion de 5 salons (régionaux et nationaux) d'entreprises d'entraînement.
L'étude prend également appui sur les résultats d'un questionnaire adressé à l'ensemble des responsables d'entreprise d'entraînement (taux de retour des deux tiers, 86 sur 130), questionnaire visant à dresser un tableau d'ensemble des configurations organisationnelles présentes sur le territoire national.
Des entretiens formels (au nombre de 46) et informels ont permis d'interroger les différents protagonistes des stages de formation (directeurs d'entreprise d'entraînement, formateurs, stagiaires, prescripteurs financiers).
Enfin, le matériau est constitué de documents d'archives (de la première entreprise d'entraînement française), de productions à usage interne (fiches de poste, organigrammes, journaux d'entreprise) et externe (sites électroniques, catalogues) d'entreprises d'entraînement.
Annexe 2 - Nomenclature des niveaux de formation[23]
Niveau VI: sorties du premier cycle du second degré (6e, 5e, 4e) et des formations préprofessionnelles en un an.
Niveau Vbis: sorties de la 3e générale, de 4e et 3e technologiques et des classes du second cycle avant l'année de terminale.
Niveau V: sorties de l'année terminale des cycles courts professionnels et abandon du cycle long; abandon de la scolarité du second cycle long avant la classe terminale.
Niveaux IV: sorties des classes terminales du second cycle long et abandon des scolarisations post-baccalauréat avant d'atteindre le niveau III.
Niveaux III: sorties avec un diplôme de niveau Bac+2 (Diplôme universitaire de technologie - DUT, Brevet de technicien supérieur - BTS, Diplôme d'études universitaires générales - DEUG, Ecoles des formations sanitaires et sociales, etc.).
Niveaux II et I: sorties avec un diplôme de second ou troisième cycle universitaire ou un diplôme de grande école.
- Notice:
- Frétigné, Cédric. "Les litiges de l'évaluation des compétences en entreprise d'entraînement", Esprit critique, Printemps 2003, Vol.05, No.02, ISSN 1705-1045, consulté sur Internet: http://www.espritcritique.org
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