Islam, islamisme et le 11 septembre: le grand imbroglio. Point de vue d'un sociologue
Par Brahim Labari
Résumé:
Au lendemain des attentats du 11 septembre qui ont touché le coeur de l'Amérique, les condamnations étaient unanimes et légitimes. Leur justification ne peut être qu'une absurdité à laquelle aucun esprit raisonnable et raisonné ne peut souscrire. La violence barbare, de quelque nature qu'elle soit, ne peut trouver abri nulle part dans notre univers commun. Néanmoins, il faut prendre le recul nécessaire et analyser cette violence à l'aune de ce que le monde est devenu aujourd'hui, un an après l'ébranlement du 11 septembre. Le passé éclaire le présent et fournit, à condition de s'y attarder un peu, les clés de sa compréhension loin de la passion qui caractérise bon nombre de réactions de par le monde. Mais avant le passé récent, il y a un passé lointain qui le détermine aussi grandement. Ce qui est arrivé aux USA serait directement lié à l'islamisme à contenu morbide qui a pour ambition de mettre à genou la liberté et la modernité. Ainsi est née la polémique au sujet de l'islam qui fait, semble-t-il, recette au point qu'une certaine intelligentsia s'empresse de crier haro sur cette religion considérée comme une dangerosité. Une soi-disant admonestation que les attentats du 11 septembre ont remise à la mode la plus sotte et la plus outrancière. Le capitalisme, le socialisme, le communisme, le libéralisme, l'humanisme... bien qu'étant des idéologies et des doctrines aussi problématiques, n'ont pas suscité autant de peurs. La raison étant que ces idéologies sont transnationales alors que l'islam, dit-on, est spécifié géographiquement et culturellement. Mon propos est de s'interroger sur l'ébranlement du 11 septembre, les interprétations qu'il a suscitées et sur la symbolique dont il est porteur. Le tout se rapportant à la désignation de l'islamisme et par ricochet de l'islam comme l'adversaire de l'Occident et du "progrès".
Au lendemain du 11 septembre, la force des images est telle que le monde s'interroge avec perplexité du bien-fondé de l'immunité américaine et de celui du nouvel ordre international. Jusqu'alors les Etats-Unis apparaissaient comme le pays le plus puissant procurant à ses concitoyens des garanties de leur sécurité eu égard par exemple au terrorisme aveugle (ne dit-on pas de ce pays qu'il dispose des meilleures agences de renseignements et de contre-espionnage?...). Or, l'ampleur de l'attaque qui était déclenchée depuis le sol américain, la quasi-unanimité de la condamnation de cette attaque, "l'empressement" qui s'ensuivait dans l'identification des auteurs de l'attentat, la psychose régnante dans les pays dits développés, la riposte américaine qui a fini par défaire le pouvoir des Talibans en disent long sur l'incertitude de notre monde dit civilisé, et révèlent le fossé réel ou imaginaire entre l'Occident et les pays musulmans. Au-delà de la compassion vis-à-vis de toutes les victimes de ces odieux attentats, il convient de s'interroger sur la véritable signification de ces attaques, sur l'islamisme à ramification internationale à qui on les a attribué et sur leurs implications pratiques et symboliques. Cet exercice est indispensable car après les attentats du 11 septembre, certains journalistes - souvent hélas emportés par la phraséologie de circonstance - se laissaient aller à quelques amalgames.
Pour ne citer qu'un exemple, l'ouvrage de Oriana Fallaci[1] fait partie de ces appréciations livrées à chaud qui ne peuvent qu'émouvoir, sans poser clairement les termes de débat au risque d'accentuer des approximations chez des esprits chagrinés.
L'islam et l'islamisme renvoient à des positionnements politico-religieux et à des exigences socio-morales très disparates. L'importance de ces distinctions, et le pillage systématique exercé sur ces concepts, m'obligent à apporter quelques éléments à leur clarification.
L'islam est une religion monothéiste au même titre que le christianisme et le judaïsme. Etymologiquement, "Islam" signifie en arabe "soumission à Dieu " et a donné "muslim" (pl. muslimûn): "musulman(s)". En français, l'usage veut qu'on utilise la minuscule pour la religion, comme pour christianisme, et la majuscule pour désigner l'espace musulman et sa civilisation; les musulmans francophones écrivent Islam dans tous les cas.
On a tendance en Europe à considérer l'Islam comme un tout monolithique, immuable dans le temps et statique dans l'espace. Or, il a connu des schismes, des périodes de grandeur et de déclin et, de la Mauritanie à l'Indonésie, de l'Afrique noire à l'Asie centrale, englobe des ethnies très différentes qui, tout en partageant la même foi, sont marquées par leurs cultures d'origine et ont conservé leurs spécificités"[2].
A cette définition de Paul Balta, je peux ajouter que l'islam est une religion de paix ("salam") mais également de savoir - le premier verset du Coran insiste sur cette dimension en apostrophant le prophète Mahomet "Ikra!" (Lis!).
Pénétré d'un idéal social et culturel, l'islam, comme toutes les religions, en tant que "système de termes, de formes, de catégories, d'images... qui fonctionnent de manière à fournir aux gens une interprétation de leur propre situation" (Geertz, 1973) remplit la fonction sociale de procurer aux hommes les moyens de dépasser les limites de leur capacité analytique, et par ricochet de donner un sens à leur existence. De ce fait, c'est la seule définition qui rende compte de bon nombre de religions.
Par ailleurs, il convient de souligner que l'islam ne se rapporte pas exclusivement à une aire culturelle précise. A titre d'exemple les Arabes ne sont pas tous des musulmans: dans les années soixante-dix, il y avait un débat entre les nationalistes du parti Baas (Résurrection) fondé par Michel Aflak (un chrétien par ailleurs) et les islamistes sur le projet de réaliser l'unité arabe. Tandis qu'il est reproché aux islamistes d'exclure des chrétiens et des juifs arabes de cette unité recherchée, il est également fait grief aux nationalistes d'ignorer d'autres musulmans non arabes. La plupart des faits marquants du siècle passé étaient l'oeuvre soit de l'islam chiite (la révolution iranienne de Khomeyni dont les effets avaient affecté bon nombre de régimes arabes, pourtant sunnites[3]), soit des minorités transnationales comme l'organisation Al Quaïda. Ce fait n'est pas sans importance car l'islam sunnite est très largement majoritaire dans la plupart des pays arabes.
L'islamisme, quant à lui, est la variante radicale et politique de l'islam. Il est une réaction à un certain nombre d'événements qui ont secoué le monde islamique, mais aussi à la mollesse ou l'incapacité reprochée aux gouvernants qui se seraient détournés de la religion pour épouser le modèle occidental. En effet,dès les années 70, une vague de "frères musulmans" (Ikhwan al muslimine) "font leur apparition dans presque tous les pays arabes, s'inspirant de l'organisation fondée par le théoricien Hassan Al Banna en Egypte en 1927. Une identité de visions et de projets les liait, une sorte d'Internationale islamiste. La défaite des armées arabes face à Israël en 1967, l'échec des gouvernements nationalistes et traditionalistes à combattre le chômage et la corruption leur procurent une assise sociale incontestable. Ils prônent un islam rigoriste fondamentalement tourné vers la perspective de renverser les gouvernements en place (Labari, 2002, p160). Ces clarifications nous amènent à voir ce qu'il en est du 11 septembre dans son enchâssement à l'islamisme, voire à l'islam.
Du point de vue de "l'administration Bush", la menace de l'ordre international est désormais résiduelle, concentrée dans les montagnes d'Afghanistan ou logée quelque part au sein de "l'axe du mal". C'est ainsi que, quelques semaines après les attentas du 11 septembre, une guerre "sans visage" a défait le pouvoir des Talibans à Kaboul sans avoir épargné de nombreuses victimes innocentes en Afghanistan. Et ce au nom d'une "légitime défense préventive" dont on a vu les égarements, les écarts de langage, les "dommages collatéraux" et les "intentions" de faire le "nettoyage" à l'échelle de la région, prendre progressivement le dessus sur la légitimation de la riposte à d'odieux attentats perpétrés sur le sol américain.
Cette guerre n'est pas la première et certainement pas la dernière dans la série que l'on peut désormais baptiser du point de vue de l'administration Bush "Guerre contre le terrorisme"[4]. Mais cette administration, si animée par le bien commun, savait-elle que le terrorisme a ses causes? Lesquelles pourraient être résumées, sous préjudice d'une énumération plus précise, en deux catégories.
1/ Ce qui se passe au Proche-Orient est une calamité qui signe la défaite de la raison. Je veux parler du conflit arabo-israélien qui fait chaque jour des morts et des blessés. Tandis que "l'administration Bush" lance des ultimatums et distribue des bons et mauvais points (axe du mal; devoir moral...), les Palestiniens sont assiégés par l'armée israélienne, acculés à soupirer comme une créature opprimée. Pourtant les condamnations restent verbales et la "communauté des nations" se complaît dans un rôle de spectateur. On sait depuis longtemps que l'impunité d'Israël est devenue une certitude entretenue par le puissant allié américain. Quand Georges Bush a déclaré ne pas comprendre l'animosité dont les Etats-Unis font l'objet et le théâtre d'un certain 11 septembre, on a envie de lui rappeler les égarements de la politique américaine depuis au moins l'après-guerre. Quand les officiels américains disent qu'ils pourraient procéder à des frappes contre l'Irak pour en finir, dit-on, avec Saddam Hussein, on est en droit d'objecter qu'ils n'ont pas pour vocation de faire et de défaire les régimes politiques. Lorsque Georges Bush, encore lui, présentant ses options belliqueuses, souligne qu'il s'agit d'une guerre du Bien contre le Mal, on croit entendre un responsable du temps des Croisades. Tout cela atteste, si besoin est, de l'inculture et de l'arrogance de la super-puissance. Mais face à tous ces égarements, la vieille dame, l'Histoire, rappelle l'évidence, aujourd'hui oubliée, que l'accumulation des frustrations finit par rattraper quiconque se croit au-dessus du bon sens et de l'Humanité. Jamais l'Amérique n'a été aussi malmenée par un ennemi insaisissable et invisible, jamais elle n'a été angoissée au point de voir son Président sur les écrans de la télévision déclarer ne pas être contaminé par le virus de la maladie dite du charbon. Il s'ensuit qu'à l'heure où ces lignes sont écrites, le bilan de la guerre contre l'Afghanistan est franchement maigre eu égard aux objectifs escomptés. Si les Talibans sont pourchassés, il va sans dire que les objectifs, à savoir le démantèlement des organisations "terroristes", la capture de Ben Laden et du mollah Omar, restent une pure chimère. La vieille dame n'aime pas qu'on se moque d'elle, encore moins qu'on la tienne pour la maîtresse du puissant. Et l'on sait, de science certaine, que les gouvernements américains se sont royalement moqués du monde. Le vieux principe juridique "Pas d'intérêt, pas d'action" leur sert d'argument procédural et d'obsession stratégique. Il y a quelques temps encore tout le monde se mettait à parler de l'invincibilité américaine, certains ont osé l'analyse jusqu'à décréter la "fin de l'histoire" (Fukuyama, 1992), et le triomphe de la rationalité "occidentale" sous la houlette des Etats-Unis. Jusqu'à ce 11 septembre 2001, ce paradigme prenait l'allure d'une vérité absolue. Mais il se trouve que quiconque sème le vent, s'apprête un jour à récolter la tempête. La violence est inacceptable, surtout celle qui tue les innocents, mais au-delà de la compassion, il faut chercher les explications de cet aboutissement et faire son auto-critique. Jusqu'à présent, on a juste entendu le plus notoire des Américains déclarer souscrire à l'hypothèse d'un Etat palestinien. Pas un mot sur la violation quotidienne des droits de l'homme par l'armée israélienne dans les territoires occupés, pas un mot sur la complicité avérée des Etats-Unis vis-à-vis d'un certain nombre de régimes obscurantistes. Mais l'introspection est un exercice fort difficile, heureusement que la vieille dame veille comme cette lampe merveilleuse dont Aladin a le secret.
Il est aujourd'hui difficile de réfléchir sereinement aux différents facteurs qui ont engendré un tel malentendu, et la piste palestinienne est bien insuffisante. Tout ce qui pourrait être avancé comme hypothèse et qui ne relève pas du "politiquement correct" serait vite tenu pour de l'anti-américanisme primaire. Mais le rôle d'un sociologue est précisément critique et placé au-delà des convenances de toute sorte.
Après la chute du mur de Berlin, la situation géopolitique internationale a changé de fond en comble, l'hégémonie américaine, gendarme du monde, est consacrée sans parcelle de résistance. Les pays du sud, objet de toutes les mégardes, subissent la loi de l'argent - roi des programmes d'ajustements structurels sous l'aile asphyxiante des dictatures. Ce qui débouche sur la seconde catégorie.
2/ L'état critique et "anomique" des sociétés musulmanes et plus largement du Tiers-monde (dépendance économique, corruption politique, inégalités sociales) est l'enjeu de l'affrontement entre forces politiques. L'islam représente, dans le répertoire de ces affrontements, l'alternative de rechange. Et ce pour un modèle sociétal authentiquement musulman. Combattre la "Jahiliya[5]" est l'objectif premier de cette alternative islamiste exhortant à mettre en pratique deux concepts:
- le concept de "Niya" ("la bonne foi", "la juste conviction") est employé pour signifier la nécessité pour chaque musulman de se réformer soi-même dans l'intérêt sublime de la Umma. Pour justifier cette obligation, les islamistes se réfèrent au Hadith suivant: "Dieu n'améliore la situation d'un peuple (dans la voie du Salut) que lorsque chacun d'eux se débarrasse de sa mauvaise foi";
- le concept du "Djihad" met l'accent sur l'effort qui incombe à tout musulman de combattre tout ce qui serait attentatoire à la religion. Les islamistes fondent cette nécessité d'effort sur un autre Hadith qui stipule: "Quiconque de vous assiste à une transgression de la religion, il lui est impératif d'y mettre fin par sa main (force). S'il ne le peut pas, qu'il le fasse verbalement (avertissement), sinon qu'il la condamne avec son coeur et c'est le moindre geste pour un Croyant".
Malgré la pléthore des interprétations dont il fait l'objet, le Djihad recouvre traditionnellement une double acception:
- la première est défensive. Il est du devoir de chaque musulman de protéger par tous les moyens le Dar al Islam, par référence au Divin. Si le Dar al Islam n'est pas "menacé physiquement", il le serait sur le plan économique au travers de la présence des multinationales et de la logique bancaire occidentale. Il faut juste rappeler que l'islam rejette vigoureusement la "Ribat", c'est-à-dire les taux d'intérêt.
- La seconde est offensive. Il s'agit de propager l'islam et de combattre les "infidèles". Cette acception a pris fin depuis l'éclatement du dernier empire islamique, l'empire ottoman, en 1914. Elle est devenue aujourd'hui une pure utopie.
Les attentas du 11 septembre sont le fruit, semble-t-il, d'une nébuleuse islamiste qui a planifié de frapper les Etats-Unis parce que ces derniers seraient des ennemis de l'islam, et partant de la justice "internationale". Il serait reproché à l'Amérique d'être à la tête d'une conspiration visant les pays musulmans et plus largement les pays du Sud. A travers le FMI (Fonds monétaire international), la banque mondiale, l'ONU (Organisation des Nations unies)...est identifiée la main invisible d'une Amérique arrogante. Toutes ces institutions seraient des instruments de domination, voire de la corruption du monde musulman. Cette théorie du complot, très bon marché et populaire il faut bien le dire, est en passe d'offrir comme sur un plateau ses lettres de noblesse à la plupart des régimes arabes, pourtant impies. Paradoxe alors? Saddam est un dictateur, mais il est le seul à résister à l'Amérique incarnant ainsi l'image du martyr. Si tel est le diagnostic de la rue arabe, l'intelligentsia laïque, elle, tout en étant consciente des véritables objectifs des Etats-Unis à savoir le pétrole, applaudit à l'idée enfin de commencer la mise en quarantaine d'un ordre politique si hostile à l'idéal démocratique. Et l'opération ne doit pas s'arrêter à l'Irak... quitte à réveiller les vieux démons de l'occidentalo-centrisme.
Mais la langue de bois a souvent bravé toute la sérénité des études sociologiques sur la question, et le monde, très branché sur le sensationnel, montre du doigt les excès de l'idéologie islamiste. Certains universitaires ont joint leur autorité et leur renommée à ce choeur d'élucubrations. De la thèse du choc des civilisations à l'ethnocentrisme, des mauvais penchants de la théorie évolutionniste à ceux du paradigme développementaliste, une constante en ressort à savoir accabler l'islamisme pour incriminer l'islam. Source "manifeste" d'une démographie galopante, dotée de kamikazes redoutablement suicidaires, cette religion viserait l'anéantissement des acquis qui font le bonheur de l'humanité, de toute l'humanité. L'islam serait incompatible avec le "vivre-ensemble".Le livre d'Oriana Fallaci (2002), vendu à des milliers d'exemplaires et traduit dans plusieurs langues, dénote un certain malaise dans la culture occidentale. Lisons un passage très parlant de ce fameux brûlot: "Masochistes, oui, masochistes. Et à ce propos évoquerions-nous ce que tu appelles Contraste-entre-les-Deux-Cultures? Eh bien, si tu veux vraiment le savoir, le seul fait de parler de deux cultures me dérange. Le fait de les mettre sur le même plan comme s'il s'agissait de deux réalités parallèles, deux entités du même poids et de la même mesure, m'agace. Parce que derrière notre civilisation il y a Homère, il y a Socrate, il y a Platon, il y a Aristote, il y a Phidias. Il y a la Grèce antique avec son Parthénon, sa sculpture, son architecture, sa poésie, sa philosophie, sa découverte de la démocratie. Il y a la Rome antique avec sa grandeur, sa loi, sa littérature, ses palais, ses amphithéâtres, ses aqueducs, ses ponts et ses routes. Il y a un révolutionnaire, ce Christ mort sur la croix, qui nous a enseigné (et tant pis si nous ne l'avons pas appris) l'amour et la justice. Il y a également une Eglise qui nous a infligé l'Inquisition, je sais, qui nous a torturés et brûlés mille fois sur le bûcher, qui nous a opprimés pendant des siècles, qui pendant des siècles nous a contraints à ne sculpter et à ne peindre que des Christ et des Sainte Vierge, et qui m'a presque tué Galilée. Elle me l'a humilié, neutralisé, muselé. Mais elle a aussi donné une grande contribution à l'histoire de la pensée, cette Eglise. Même une athée comme moi ne peut le nier".
On reconnaît là la fibre occidentaliste d'une dame qui n'a plus rien à perdre. Gravement malade et s'étant taillée la réputation d'une grande journaliste internationalement connue, elle compte manifestement mettre à crédit cette renommée pour crier au danger de l'islam. Le monde musulman n'aurait rien apporté à l'humanité si ce n'est la guerre, le sang et la sueur. Et Fallaci de poursuivre: "Ou je me trompe? Et même si tout cela est un tas d'ordures, mais je dirais que non, réponds-moi: derrière l'autre culture, la culture des barbus avec la tunique et le turban, qu'est-ce qu'on trouve? Cherche et recherche, moi je ne trouve que Mahomet avec son Coran, Averroès avec ses mérites d'érudit studieux (ses "commentaires" sur Aristote, etc.) et Omar Khayyâm. Arafat trouve aussi les nombres, les mathématiques. En 1972, une fois encore en me braillant dessus, une fois encore en me postillonnant au visage, il m'a dit que sa culture était supérieure à la mienne. Très supérieure à la mienne (lui, il peut donc l'utiliser, ce mot "supérieur", car ses ancêtres avaient inventé les nombres et conçu les mathématiques). Mais, outre une faible intelligence, Arafat a la mémoire courte. A cause de cela, il change sans cesse d'opinion et se contredit à chaque instant. Mon cher Arafat (si je puis dire), vos ancêtres n'ont pas inventé les nombres. Ils ont inventé une écriture des nombres que nous aussi, Infidèles, nous avons adoptée. Et les mathématiques n'ont pas été conçues par eux ou par eux seuls. Elles ont été conçues presque à la même époque par toutes les civilisations du passé. En Mésopotamie, en Inde, en Chine, en Grèce, en Arabie, en Egypte, chez les Mayas... Assez de bavardages: qu'on tourne les choses d'un côté ou de l'autre, on trouve que vos ancêtres ne nous ont laissé que quelques belles mosquées et une religion qui n'a sûrement pas contribué à l'histoire de la pensée. Et qui, dans ses côtés les plus acceptables, est un plagiat de la religion chrétienne, judaïque, ainsi que de la philosophie hellénique".
A en juger par les appréciations d'un tel brûlot, Fallaci aurait raison d'alerter sur les dangers d'une religion obscurantiste. Lisons quelques réactions à la publication de ce livre: "Il est urgent de rappeler la difficile cohabitation de la culture et des valeurs européennes avec l'islam!!! En mémoire des toujours très lâches attentats islamistes, en souvenir très ému de la destruction des Bouddhas géants, monuments du patrimoine indo-européen, merci Madame d'avoir su trouver les mots justes pour parler de l'islam!". Ou encore: "Il s'agit là d'un livre du coeur où Oriana Fallaci dit la vérité, en termes simples et directs. Bien sûr les élites européennes, entichées de "politically correct" et de post-modernisme l'accuseront de tous les non-crimes possibles. Après tout, c'est eux qui trahissent la population en permettant à l'Islamisme de s'implanter dans nos pays. Oriana Fallaci montre leur trahison et le danger que représente une religion médiévale, qui n'a rien à faire dans le monde moderne, pour notre futur. Merci Oriana!"[6]
Les combats de Brigitte Bardot contre l'abattage rituel des moutons pendant l'Aïd El kebir (fête dite de mouton) sont tout autant la marque d'un occidentalo-centrisme pratique. L'islam n'est pas seulement une religion qui fixe un mode de vie et des attitudes devant ses semblables, mais également un univers de sens et une structure de signification. "Si tu coupes tes racines tu meurs, si tu brises tes chaînes tu te libères"; cet adage a visiblement la vie dure. Et l'Ouragan qui souffle de partout comporte bien quelque chose comme une invitation à couper ses racines puisqu'elles seraient génétiquement corrompues. "N'abattez plus vos moutons" devient ainsi "débarrassez-vous de vos fêtes religieuses". En gros, devenez comme nous, nous les évolués, nous les modernes, nous les propres... L'incitation à la "haine religieuse" proférée par certains politiques si généreusement abrités sous l'aile protectrice de la démocratie en est un bel exemple. Dans certains de ses slogans, le FN (Front national), et surtout le crépusculaire MNR (Mouvement national républicain de Bruno Mégret) en France, ont clairement identifié l'islam et les musulmans de France comme une menace de la Chrétienté. Le Pen parlait de la "libanisation de la France" et de la polygamie musulmane qui menacent la démographie et la cohésion nationale françaises. Barbarie, mal à détruire, nébuleuse extrémiste... Autant de qualificatifs du jargon barbare de la psychanalyse. Ces mots traduisent bien la problématique de ce que les anthropologues appellent l'Altérité.
Cette dernière a toujours représenté le prétexte ultime au rejet de l'autre. L'islam que l'on voit aujourd'hui montrer du doigt se situe dans la droite ligne de "ce qui fait peur". Dans la série des grandes angoisses du siècle passé l'islam figure en bonne position. Le fait colonial, migratoire et la visibilité des minorités ethniques attisent le débat politique partout en Occident sur la place des immigrés dans les sociétés d'accueil.
La thèse du choc des civilisations est trop sommaire et pénétrée de clichés pour la prendre au pied de la lettre et en faire l'alpha et l'oméga de notre approche de l'incompréhension (réelle ou imaginaire) qui a caractérisé les rapports entre l'Occident et l'Islam. Cette thèse négative consiste finalement à penser la "modernité"comme un produit typiquement occidental, non exportable à d'autres aires culturelles jalousement opaques. Ces études avancent, entre autres raisons, l'incapacité des élites en place à laïciser des pratiques sociopolitiques étant donné un héritage particulièrement lourd en matière d'autoritarisme et d'un ordre politique reliant congénitalement foi religieuse et ordre sociopolitique. Force est de constater que l'arrière plan de telles hypothèses est précisément de prendre la religion musulmane dans sa totalité et d'y voir uniquement une idéologie menaçante du monde libre, moderne et civilisé. Chaque musulman étant ainsi un terroriste potentiellement ennemi de cette liberté si chèrement acquise. Samuel Huntington, l'auteur de cette thèse, jouait même le prophète du malheur en pronostiquant une guerre entre l'Occident et l'Islam quand il écrit "Une guerre mondiale impliquant les Etats-phares des principales civilisations est tout à fait improbable, mais elle n'est pas impossible. Une telle guerre, comme nous l'avons dit, pourrait résulter de l'intensification d'un conflit civilisationnel entre des groupes appartenant à des civilisations différentes, vraisemblablement des musulmans d'un côté et des non-musulmans de l'autre. L'escalade est encore plus plausible si des Etats-phares musulmans expansionnistes rivalisent pour porter assistance à leurs coreligionnaires en lutte. Le cours des choses pourrait être différent si des Etats de deuxième ou troisième rang, appartenant à la même famille, avaient un intérêt commun à ne pas participer à la guerre. La modification des rapports de force au sein des civilisations et entre les Etats-phares représente un danger plus grand encore, susceptible d'engendrer un conflit mondial entre civilisations" (Huntington, 1997, p57).
Toute la misère de telles approches réside dans leurs ignorances. Toutes les religions sont interprétées au gré des intérêts bien compris de chaque acteur politique, et en fonction de sa stratégie dans la conquête du pouvoir. Les religions monothéistes alertent sur la nécessité d'entraide et de tolérance. Les interprètes de ces dernières (souvent pour des raisons politiques) prêchent l'exclusion et l'excommunication. Dans l'histoire, les exemples abondent dans ce sens. Exclure au nom de la religion (tous les intégrismes religieux), au nom de la race (le nazisme) ou au nom de la classe (stalinisme) constitue des tares qui ont parcouru toutes les époques et qui ont mis l'Homme dans des dispositions a-morales, suspectes et finalement désastreuses.
Si la maladie de l'islam est l'islamisme, les démocraties "modernes" ne peuvent pas se targuer d'échapper elles aussi à des assauts visant au retour d'une tradition religieuse bien lointaine. En atteste avec éloquence la multiplication de ce qu'il est convenu d'appeler des sectes dans les pays occidentaux, mais aussi le soutien à certains partis politiques par certaines associations religieuses. A titre d'exemple, le Front national en France bénéficie de l'appui des catholiques traditionalistes. Et quand on sait que son représentant a atteint le second tour des élections présidentielles de mai dernier... On m'objectera assurément qu'il est difficile d'établir une correspondance entre le vote FN et son inclination à instaurer un ordre politique non laïc, et que c'est précisément le jeu de la démocratie que de permettre à des partis de s'exprimer dans le cadre de la légalité. Par ailleurs, on rétorquera que le plus important demeure que la religion est reléguée au plan privé, rien de tel en islam qui est dine oua dounia (embrassant à la fois les pouvoirs spirituel et temporel qui sont indissociables en terre d'islam). Ces arguments contiennent sûrement une partie de la vérité, mais de là à décréter que la planète est immanquablement composée de deux entités farouchement hydrofuges, c'est ignorer les processus historiques sans lesquels rien n'aurait existé. Il est assez surprenant d'être à ce point nihiliste...Toute l'histoire de l'humanité, nonobstant les thèses séquentielles, est faite d'emprunts, de mixité, de brassages, et finalement de niches culturelles ouvertes, d'accidents, d'incompréhensions, de retrouvailles "ravalées". Bref, on ne choisit pas les institutions à l'intérieur desquelles on est invité à choisir. Les différentes campagnes contre l'islam relèvent le plus souvent d'une hystérie dont la justification ultime est à rechercher dans les vices les plus notoires à savoir l'arrogance, l'intolérance comme en témoigne le déjà cité dernier livre de Fallaci.
Les mauvais penchants de la théorie évolutionniste entrent elles aussi en scène en invoquant le retard des sociétés musulmanes à épouser la modernité et la rationalité. Retard à imputer forcément à l'islam. Ce dernier est-il l'ennemi de la liberté? Justifie-t-il le despotisme et le totalitarisme? Est-il fondamentalement obscurantiste?
Si tous les sociologues sont ouvertement évolutionnistes, ils n'ont jamais pensé cette évolution en termes positifs ou négatifs. Faisons un petit détour au sein de la littérature sociologique.
Emile Durkheim (1998), dans sa distinction entre la solidarité mécanique et organique, avance clairement qu'il y a une évolution de la première vers la seconde. Sa thèse principale est que la complexité sociale due à l'industrialisation et à la division du travail a bouleversé de fond en comble les fonctions sociales autrefois prises en charge par la religion. Pour lui, cette dernière n'est rien d'autre qu'une projection des normes et des valeurs sur lesquelles repose l'intégration de l'individu à la société. Les religions deviennent ainsi le miroir des structures sociales en évolution. La sécularisation est un processus qui fait passer la culture d'une référence religieuse à une référence profane. Elle se caractérise par un processus de différenciation institutionnelle. La religion devient une institution parmi d'autres et la société prend en charge toutes les fonctions séculières autrefois accomplies par l'institution religieuse et par un processus de désacralisation du monde (désenchantement).
Max Weber (1994), se penchant sur la rationalisation grandissante de l'Occident, a fait valoir le passage d'une société traditionnelle à une société rationnelle en finalité. Le désenchantement du monde, résultat de cette évolution, caractérise la modernité occidentale qui ne fait plus rêver. Les formes religieuses traditionnelles continuent à faire sens à des populations entières et il ne s'agit nullement, dans la perspective weberienne, d'archaïsmes entretenus par des archaïques.
Karl Marx (1998) de son côté, et avec le génie qu'on lui connaît, fait du matérialisme historique l'élément explicatif central de la compréhension de nos sociétés. Si en matière religieuse, on invoque insatiablement sa fameuse phrase sur "l'opium des peuples", il n'a jamais cherché à incriminer une religion particulière. Sa démarche d'ensemble étant de les assimiler à des idéologies manipulatrices servant les intérêts bien compris de la classe dominante. Si chez Marx, cette proposition s'insère dans un ensemble paradigmatique que l'on connaît, on peut alors parler également de religion séculière (R. Aron, 1968) s'agissant du communisme.
Le monde se transforme très rapidement, les sociétés musulmanes aussi. Du dépérissement des religions, il est rarement question dans la foulée de ces transformations, mais les rapports sociaux au sein de la culture musulmane se caractérisent par une abondante richesse. A la fois ouvertes sur le monde, traversées de clivages sociaux et culturels, ces sociétés ne peuvent pas être appréhendées de façon uniforme et universelle. Voyez l'Iran, voyez le Maroc aujourd'hui! La différence est flagrante, le Maroc est plus proche du Mexique que d'une Libye ou d'un Soudan!
La plupart de ces analystes médiatiques s'auto-légitimant dans le traitement des questions de l'islam arbore aujourd'hui le label si généreusement offert de "spécialiste de l'islam". Se sont-ils déjà penchés sur la religion musulmane dans ce qu'elle recouvre de pratiques et de normes? Il est fort à parier qu'ils se contentent de répéter ce que disent et écrivent les mercenaires de la parole et du verbe. A titre d'exemple, la notion de Djihad, "gaspillé" par ces pseudo-connaisseurs de l'islam, pour en faire le rayon qui anime chaque musulman.
Le concept de religion civile (comme le nationalisme), entendu comme un "ensemble de croyances, symboles et rituels qui sacralisent la communauté nationale attribuant un objectif transcendant au processus politique" (Santiago, 2002), embrasse tout à la fois l'ordre sacré et la dimension profane. Il pourrait inciter à une réflexion sereine et sans passionpour remettre l'islam à sa juste place. Celle-ci étant simplement la réponse intellectuelle à une angoisse existentielle. On ne parle guère de la civilisation musulmane et de la variété de son héritage. Si l'islam est un contenant à première vue exorbitant, il est aussi un contenu fort intéressant. L'islam mystique et soufie a façonné toute une civilisation, produit d'excellentes architectures et donné naissance à des musiques de haute tenue (Gnaoua par exemple!)...Mais à quoi bon l'expliquer et à qui?
Mes remarques peuvent paraître sévères pour un thème qui déchaîne, on l'aura compris, les passions. J'aimerais simplement poser les termes du débat et inviter à questionner l'Histoire des idées car entre l'islam et l'islamisme il y a assurément le flou!
- Notes:
- 1.- La rage et l'orgueil, (2002). Les différents extraits que je livre sont tirés de cet ouvrage controversé.
- 2.- J'emprunte cette définition à Paul Balta (2001-2002)
- 3.- Cf. mes développements sur cette question (2002, p 105-118)
- 4.- En attestent les récents débats concernant l'affaire irakienne...
- 5.- Le concept de "Jahiliya" est très utilisé par les islamistes pour donner un caractère libérateur à l'islam comme religion du savoir. "Jahiliya" signifie littéralement "l'ère de l'ignorance". Ce terme est aussi utilisé pour souligner l'aspect profane des sociétés musulmanes actuelles qu'ils appellent à combattre.
- 6.- Cf. http://www.amazon.fr/exec/obidos/ASIN/2259197124/171-0498773-1429861.
- Références bibliographiques:
Aron Raymond (1968), L'opium des intellectuels, Paris, Gallimard.
Balta Paul "Les mots de l'islam", Confluences Méditerranée, no40, Hiver 2001-2002.
Durkheim Emile (1998), Les formes élémentaires de la vie religieuse, PUF, Quadrige, 4ème éd., Paris.
Fallaci Oriana (2002),La rage et l'orgueil, Paris, Plon.
Fukuyama Francis (1992), La fin de l'histoire et le dernier homme, Paris, Flammarion.
Geertz Clifford (1973), "La religion comme système culturel", in The Interpretation of Cultures, Paris, Gallimard.
Huntington Samuel (1997), Le choc des civilisations, Odile Jacob, Paris.
Labari Brahim (2002),Recettes islamiques et appétits politiques, Paris, Syllepse.
Marx Karl (1998), Critique de la philosophie du droit de Hegel, Paris, Editions Allia.
Santiago José Antonio (2002), "La nation sacrée. Les manifestations contemporaines du sacré à la lumière des classiques", Esprit critique, vol.04 no.09, septembre, consulté sur Internet: http://www.espritcritique.org.
Weber Max (1994), L'éthique protestante et l'esprit du capitalisme, Plon, Paris.
- Notice:
- Labari, Brahim. "Islam, islamisme et le 11 septembre: le grand imbroglio. Point de vue d'un sociologue", Esprit critique, Printemps 2003, Vol.05, No.02, ISSN 1705-1045, consulté sur Internet: http://www.espritcritique.org