Mouvements croisés de l'imaginaire social et pratiques de résistance: refuser de se poser en objet d'intervention dans le cadre d'une ligne ouverte d'intervention psychologique
Par Yves Couturier
Résumé:
La rencontre d'auditeurs, se posant en objet d'intervention, et de cliniciens, dans le cadre d'une ligne ouverte d'aide psychologique à la radio, permet de réfléchir au croisement des imaginaires sociaux dans un espace mi-public, mi-privé: l'espace radiophonique. Ce caractère ambiguë produit une sorte particulière d'anonymat et d'institution de la distance qui favorise le choc des imaginaires. Alors que les intervenants cherchent à instruire une forme particulière de sujet, des appelants entrent dans l'espace radiophonique pour y expérimenter des pratiques de résistance extraordinaires.
Auteur:
Yves Couturier, Ph.D. Université de Sherbrooke, Québec, Canada.
Introduction
Certes, assistons-nous, dans un contexte de modernité réflexive (Giddens, 1987) qui se caractérise par l'anticipation circulaire par le sujet et les divers médiateurs sociaux (dont les médias) des formes sociales de la représentation que l'un et l'autre produisent, à une transformation de l'imaginaire social. L'axe de la production de cet imaginaire, s'il a déjà été aussi univoque que ses proclamateurs et détracteurs l'ont soutenu, semble se transformer: les méta-récits laissent place à une multiplicité de narrations[1] plus ou moins marquées du coin du relativisme, et donc à une multiplicité des imaginaires. Dans une perspective radicale, certains estimeront que ce qui fait problème dans l'expression imaginaire social, c'est précisément son versant social. À défaut de méta-récits fédérateurs, l'imaginaire trouverait sa source dans la multiplicité des subjectivités et des jeux qu'elles animent. Si nous questionnons cette perspective, parce que nous concevons la subjectivité comme non-essentielle, formée en fait de rapports intersubjectifs, de mondes vécus et d'histoire, c'est que nous pensons que cette multiplicité est aussi socialité. En fait, l'éclatement des institués sémiotiques n'altère qu'à la marge la fonction sémantique. D'une certaine façon, il y a moins crise de l'imaginaire que crise, en fait vieillissement, du discours savant ou institué sur l'imaginaire.
Ainsi, nous ne pensons pas qu'il y ait une crise, ou pire un vide, d'imaginaire social. Car un tel vide, s'il eu déjà été attesté, est socialement rechargé en continu. Pour reprendre l'analogie de la pliure présentée par Deleuze (1986), l'imaginaire social se niche aussi dans la négativité des espaces que les sèmes sociaux de l'imaginaire institué produisent. En fait, la disparition ou la modification d'un sème social engage, par effet de pliure du tissu social, d'autres sèmes tendant à se stabiliser et, surtout d'autres sens en situation qui sont produits en continu par les interactants, considérés ici comme formes singulières et situées du général.
Dans cet article, nous proposons de réfléchir à l'un des analyseurs de ces pliures, en l'occurrence les pratiques de résistance, les resistance strategies (Hutchby, 1992a: 343) des interactants dans des contextes d'inégalité symbolique. Ceux que nous proposons d'explorer sont au coeur de la relation périclinique dans le champ psychosocial. De façon spécifique, nous présenterons quelques données et quelques résultats préliminaires d'une étude en cours portant sur une émission de radio québécoise où, malgré une velléité illocutoire puissante de la part des animateurs, des pratiques de résistance à l'interventionnisme se déploient parfois. Plutôt qu'à la dérive, l'imaginaire social apparaît alors au coeur d'une série de croisements en pliure où se loge apparemment profondément le tacite social.
Le cas de la ligne ouverte Deux psys à l'écoute
Le phénomène des lignes ouvertes connaît un certain essor dans les sociétés anglo-saxonnes et a donné plusieurs recherches en sociolinguistique (Hutchby, 1996; 1999; Squires, 2000). Nous analysons une vingtaine d'émissions de radio d'une telle ligne ouverte destinée à discuter de problèmes d'ordre personnel par un abord de type psychosocial: dépression, colère incontrôlée, correction corporelle des enfants, obésité, etc. La chaîne radio cible pour cette émission un auditoire populaire et principalement francophone de la région de Montréal (Québec). L'émission est animée par un psychiatre de formation, vedette populaire controversée pour ses positions en l'emporte-pièce, parfois à la limite des savoirs homologués par sa profession, et tentant des incursions dans des champs de compétences hors du champ balisé de la psychiatrie. Abordant parfois de façon générale des thèmes sociopolitiques, la dureté de ses propos et son manque évident de nuances caractérisent le style de l'émission sur ces sujets. Le psychiatre est accompagné par un psychologue, d'inspiration humaniste, qui prend en charge l'animation de l'émission. Il relativise parfois les propos de son collègue, lorsque trop virulents.
L'auditeur appelle pour exposer aux deux "psys" un problème, leur partager une frustration, pour poser une question sur un problème le préoccupant directement ou non. La modalité discursive est cependant moins thérapeutique ou clinique, celle du conseil, par exemple, qu'une modalité quasi pastorale, où les hôtes provoquent les appelant afin de favoriser leur engagement existentiel à l'égard de leur problème. Ainsi, l'observateur neutre et distancié d'une telle forme dialogique est surpris d'entendre nombre d'appelants se faire provoquer, voire insulter par les animateurs de l'émission, dans le but, de toute évidence, d'engager la mobilisation existentielle de l'appelant à se poser au plus profond de son intimité en objet d'intervention.
Cette invitation soutenue à se poser en objet d'intervention constitue selon nous l'une des forme actuelle du souci de soi explorée par Foucault. Par souci de soi, le philosophe entend l'"absolutisation [...] de soi comme objet du souci, et une auto-finalisation de soi par soi dans la pratique qu'on appelle le souci de soi", (2001, p. 170). Pour se développer comme sujet en regard des possibles d'une époque, il importe de "savoir se soucier de soi [...] c'est la tekhnê tou biou (la technique de vie) qui s'inscrit toute entière dans le cadre désormais automatisé du souci de soi." (2001, p. 429). Cette technique de vie engage diverses technologies, diverses "pratiques réfléchies et volontaires par lesquelles les hommes non seulement se fixent des règles de conduite, mais cherchent à se transformer eux-mêmes" (Foucault, 1994, p. 545). Le souci de soi ne peut alors se réduire à l'auto-contemplation dans sa forme narcissique comme elle se présente dans une certaine culture américaine idéalisée. Il s'agit plutôt d'un élément constitutif des conditions de l'être, d'un existential, qui aura pris des formes diverses tout au long de l'histoire, pensons aux techniques méditatives, aux techniques ascétiques, aux techniques d'aveu, etc. Il y a donc techniques et techniciens de soi qui ont comme mission d'engager la gouvernementalité (Foucault, 2001) sous une forme spécifique, dans ce cas-ci celle de l'interventionnisme (Couturier, 2002a).
Comment expliquer qu'une personne appelle une telle ligne ouverte alors qu'elle refuse l'invitation à se poser en objet d'intervention, et qu'il est évident pour tous qu'elle sera critiquée, pour le moins, par les psys pour ce refus? Les thèses explicatives sont nombreuses. On peut par exemple évoquer la dimension identitaire du problème dans la construction du soi de certaines couches de la population particulièrement dépossédées des capitaux usuels de la construction et de la reconnaissance identitaires. On peut évoquer également diverses formes de catharsis lorsque l'appelant évoque un tiers, souvent un tiers institué, l'administration publique ou la médecine, par exemple. Pourtant, en un tel cas, les hôtes se feront un devoir de ramener la discussion sur le vécu de l'appelant, lui rappelant qu'il a le devoir de trouver en lui-même les sources de sa souffrance. Mais c'est une autre voie que nous voulons explorer ici, celle d'une activité discursive routinière dans les lignes ouvertes radiophoniques, la résistance (Hutchby, 1992b: 673).
En effet, pour un certain nombre de cas, alors que les positions du psychiatre sont connues, quant à la correction physique des enfants par exemple (il est radicalement contre, et en toute circonstance[2]), nombre d'appelants cherchent à trouver une position nuancée entre le tout ou rien, en évoquant ici ou là une circonstance atténuante, ou encore un système de critères autorisant une correction mesurée. Or, l'appelant se verra, et il le sait a priori, attribuer d'une série d'épithètes, tous plus forts les uns que les autres, tournant au tour de la thématique du demi-civilisé. Celui qui ne pense pas comme les hôtes est décrété hors de la civilisation, ou attribué d'une quelconque tare, surtout une tare dont la positivité est évidente pour un psychiatre, une tare psychique. Quoique connu, le risque est pourtant fréquemment encouru par des appelants. Nous pensons qu'il s'agit là d'une activité de résistance de leur part, qu'elle vise à entrer dans un combat, ici contre la forme extrême et occidentale des technologies de soi, le psychologisme et les divers appels à l'introspection qu'il suscite.
Nous voulons approfondir un exemple de résistance qui nous permettra d'illustrer notre propos sur le croisement des imaginaires et des résistances. Alors que le psychiatre a des propos qu'on peut estimer sans trop de risque xénophobes, attribuant le refus des individus d'un groupe d'une origine ethnique des pays de sud de se poser en objet d'intervention comme un trait de leur sous-développement, il répète ces propos avec une récurrence étonnante pour le contexte québécois et canadien. En fait, la xénophobie n'a pas, dans ce contexte, de véhicule politique comme dans nombre de pays européens, et le Canada se perçoit (et entretient cette perception) comme un pays d'immigration, dont l'une des valeurs fondatrices est le multiculturalisme[3]. Tenir dans ce contexte des propos qui s'approchent du terrain de la xénophobie, révèlent des pratiques de résistance[4] à l'encontre de l'imaginaire social canadien. Se croise à cette première résistance celle d'un auditeur, victime de la simplification symbolique du psychiatre. Cet appelant sait que le combat est inégal, puisque l'animateur possède des capitaux importants, dont la maîtrise, dans tous les sens du terme, du microphone. Voici quelques extraits, fragmentés quoique chronologiques, de la discussion, pour ne pas dire du combat:
Ali
"Bonjour M. Pistorio, bonjour Dr mailloux. Moi ça fait à peu près deux semaines que j'écoute votre émission. Il y a certains sujets par exemple, parce qu'il s'agit de sujet de psychologie, de psychiatrie, c'est des sujets qui [xxx:2][5] puis c'est très constructif pour les gens, par exemple, qui vous écoutent. Par contre, lorsque vous abordez des sujets un peu de sociologie ou des sujets un peu qui sortent du cadre de la psychologie ou de la psychiatrie, je pense que des fois c'est un peu [xxx:2], puis surtout Dr Mailloux, parce qu'il invente des choses qui des fois ne sont pas basées..."
Psy
"Vous avez des exemples, Ali, en particulier, auxquels vous voulez revenir en particulier?"
Ali
"Oui, je vais vous donner juste un exemple. Vous traitez par exemple tous les gens qui arrivent de l'extérieur, de l'étranger, de demi-civilisés. Vous dites que...Allo?"
Ici l'appelant tente d'imposer le thème de sa résistance: les simplifications ethniques, voire racistes, des "psys" lui paraissent hors de leur champ de compétence.
Psy
"OK, alors est-ce qu'il y a une information sur laquelle en particulier vous voudriez ramener une plus grande acuité, une vérité?"
Ali
"Exactement, parce que des fois les gens, tu sais parce que la radio c'est comme un outil d'apprentissage aussi, et les gens qui n'ont pas accès à votre..."
Psy
"Ali, vous ne répondez pas à ma question, ma question était justement est-ce que vous voulez en profiter aujourd'hui pour ramener une information qui aurait été erronée, qui aurait été..."
Les hôtes refusent le thème sociologique de la résistance et cherchent à conduire l'appelant vers une posture individuelle, psychologique, qui leur servira à démontrer son refus de se poser, à titre d'individu, comme objet d'intervention et, par le fait même, son état de sous-civilisé.
Dr
"Expliquez les faits erronés de Mailloux"
Ali
"Je vous l'ai déjà dis, par exemple, lorsque vous annoncez que la plupart des gens viennent de pays opprimés, ça c'est une information qui n'est pas, c'est ça que j'ai ramenée. [...]"
Psy
"Oui mais alors précisément, de quoi parlez-vous alors?"
Ali
"Bien c'est ça, vous voulez que je le répète encore? Exactement, il a dit ça, la plupart des gens qui viennent ici, viennent de pays opprimés qui n'ont pas accès à la liberté d'expression. [...] Y'a des français qui sont nés au Maroc que je connais très bien, s'ils viennent ici ça veut dire qu'ils viennent de pays opprimés, ce sont des demi-civilisés?"
Dr
"Oui, oui, la plupart de ces pays-là, sans faire trop de distinctions, c'est presque tous des pays, là, avec des régimes totalitaires, voyons!"
Ali
"Mais c'est des demi-civilisés?"
Dr
"Mais oui, mais un individu qui est un demi-civilisé c'est un individu qui est incapable d'utiliser sa tête raisonnablement, c'est un individu qui est incapable d'autocritique, de se regarder, c'est un individu qui est incapable d'un esprit critique, ok, c'est-à-dire de prendre un recul, de s'interroger, alors tous ceux qui viennent de pays..."
Ali
"Pourquoi vous ne rajoutez pas "qui n'est pas blanc" tant qu'à y être?!"
Dr
"Non, non..."
Psy
"Ali, pourquoi vous ne dites pas [xxx:1], ça ça serait plus intéressant que vous, venant d'un pays du Maghreb, ce discours-là personnellement vous touche parce que vous vous sentez traité de demi-civilisé et que vous ne vous considérez pas comme un demi-civilisé...Mais parlez-nous de vous Ali, c'est beaucoup plus intéressant que de défendre les pays du Maghreb en général ou l'Afrique en général. Parlez-nous de vous, pourquoi ça vous touche?"
Ali
"Bien écoutez, c'est exactement, c'est ça vous généralisez là, là vous me traitez de [xxx:2] alors que vous ne me connaissez même pas, vous me traitez de demi-civilisé."
Dr
"Ali [rires] Je dois vous dire, vous savez, on a des Québécois, des prototypes, des individus comme vous et je les appelle affectueusement des chiqueux de guénille [i.e.: ressasser des problèmes avec plaisir] et là cet après-midi, Ali, vous êtes chiqueux de guénille!! [rires]"
Psy
"On a l'impression que vous avez été blessé par les propos de Pierre et qu'en retour vous voulez aujourd'hui, vous essayer de lui faire des critiques vous aussi."
Ali
"Non non, qu'est-ce qui vous donne cette impression-là?"
Dr
"[Rires]. Vous savez Ali, je comprends de votre appel, une tentative maladroite d'essayer de me faire taire."
Ali
"Non non non non, pas du tout."
Dr
"Bien oui, bien oui, mais c'est pas grave... Vous savez, on comprend, vous venez d'un pays qui ne favorise pas la libre expression."
Ali
"Bien non non non... Pour vous dire, j'ai vécu presque toute ma vie en France, donc..."
Psy
"Non!"
Dr
"Attendez un peu, un peu de politesse..."
Ali
[xxx:3].
Dr
"SVP, SVP, et vous êtes tous pareils, tous des demi-civilisés [xxx:2]."
Ali
"C'est des généralités que vous faites."
Dr
"Marc vous a invité à parler de vous, nous aurions aimé vous entendre sur votre expérience personnelle."
Ali
"Pour sortir des généralités justement."
Dr
"Oui et vous n'avez pas voulu participer à l'exercice alors on va devoir vous saluez cher Ali et bienvenue dans le monde civilisé, vous allez apprendre tranquillement ce que c'est, bye, Ali."
Les hôtes utilisent leur pouvoir sur le microphone pour imposer leur point de vue et boucler à leur avantage l'appel. Après la publicité, les animateurs, en l'absence de l'appelant, concluront le débat de façon condescendante.
Le classement sans appel d'Ali (comme figure singulière d'un groupe) du côté des demi-civilisés traduit un premier imaginaire, celui des "psys" qui se construisent comme résistants en regard d'un second imaginaire, la norme sociétale estimée stérile (rectitude politique), hypocrite (la minorité silencieuse), dangereuse (en regard de la menace à l'ordre du monde qu'elle présente). Ali cherche a poser sa propre représentation de son monde, de son expérience comme légitime dans un espace forcément pluriel. Le déséquilibre des capitaux symboliques, mais surtout la construction de l'auditoire par les hôtes comme une communauté co-résistante conduit tout droit l'appelant à la défaite (mesurée du point de vue radiophonique).
L'appelant connaissait très bien la position des psychologues sur les citoyens ayant une origine africaine. Il connaissait également le déséquilibre des ressources symboliques (statuts des hôtes, par exemple) et matérielles (contrôle du micro, par exemple) en présence. Pourtant il appelle. Pourtant, il travaille, il lutte à la construction d'un "reverse discourse" (O'Brien, 1999: 140), analyseur de la résistance en cours, sur une autre résistance, celle des psychologues, elle-même un reverse discourse à l'égard du discours multiculturaliste de l'État canadien. Il y a ici à l'oeuvre un phénomène de réflexivité complexe (Couturier, 2002b) où les pratiques des uns se réalisent à la faveur de l'anticipation des pratiques des autres, où l'énonciation se produit dans un espace de visibilité très particulier, soit l'auditoire affirmé comme une communauté résistante, dans les faits cible de l'action des psychologues. La communauté se crée par le travail de naturalisation de l'imaginaire.
Ici, pour bien saisir le combat, il faut donc rapatrier d'autres locuteurs tacites, dont l'auditoire et les formes instituées de l'imaginaire dans les discours sociaux (émis par les instances de santé publique, par exemple). D'une grande rapidité, les jeux de réflexivité illustrent comment l'imaginaire social se construit, se reconstruit et s'induit. L'auditoire crée pour la majorité des appelants un espace de visibilité qui produit moins de la gouvernementalité des auditeurs qu'un effet réflexif miroir, un retour de son dira-t-on d'un point de vue radiophonique, permettant à l'auditeur d'élucider les contours d'un imaginaire réactionnaire, ou la communauté d'écoutants (Squires, 2000) se perçoit et se présente comme assiégée. Pour les hôtes, l'auditoire est donc le but d'un travail, à l'occasion duquel un appelant est éventuellement utilisé pour démontrer le refus d'être soit, tel que prescrit (en fait instruit). Bien entendu, cet auditoire est un objet symbolique de lutte, qu'il importe de monopoliser pour instituer la forme symbolique. Les imaginaires se croisent, en vue d'infléchir la structure du champ des représentations.
Et c'est là que la contre-résistance devient possible, de la part de l'appelant. Tenter de contredire les hôtes, c'est entrer dans l'espace de conflits, notamment à la faveur de la distance et de l'anonymat crée par le médium en tant que tel. Bien entendu, notre propos ne vise pas à encourager une forme ou l'autre de résistance; appeler comporte des risques certains qu'il ne faut pas dénier. Nous nous limitons à interpréter cette pratique a priori perdante comme une stratégie d'action qui permet à l'imaginaire social d'être dit, contredit et tu.
L'appelant espère-t-il gagner cette lutte de monopolisation symbolique de l'auditoire? Sans doute que non. Pourquoi appeler dans ce contexte? La résistance symbolique, comme toute résistance, est, comme bien souvent, à la marge du monde, à la périphérie de la norme. Au plan collectif, cette marge est essentielle, véritable terreau de tous les possibles. Au plan de l'individu, la résistance apparaît comme une pliure du soi, dont la topologie ne s'étudie que fort difficilement. Une telle pliure est constitutive de la pliure de l'imaginaire. Le soi et l'imaginaire, collectif et individuel, se croise ici fondamentalement.
Enfin, de façon plus générale, il n'y a pas selon nous méta-récits contre narrations subjectives, mais pratiques discursives qui se distribuent autour de diagrammes de dispersion (Deleuze, 1986), formes qui se constituent aussi des divers discours de résistance. Il ne faut donc pas oublier que la forme à un dehors et un dedans. Ces formes sont, bien entendu, sociales et historiques, d'une part, et réalisées in situ par des actants, d'autre part. Il devient alors intéressant d'étudier le diagramme de dispersion des possibles de la réalisation, diagramme qui constitue la limite de l'imaginaire socialisé, et indique, peut-être, un espace de l'imagination encore à déplier.
- Notes:
- 1.- Cette multiplicité peut cependant se concevoir comme une forme subtile de méta-récit. Nous sommes parfois étonné de constater avec quelle vigueur et passion, et avec quelle tonalité d'évidence et de positivité s'énonce la pensée postmoderne. Milot estime que "le concept de postmodernité ne fait pas consensus, pas plus dans sa définition concurrentielle [...] que dans ses conditions de possibilité: pour les uns, il faut le resituer dans une historicité bien délimitée, pour les autres, c'est précisément cette opération qui demeure impensable. [...] Tout compte fait, et toute choses étant égales, donner à voir que le postmodernisme peut relever de la fiction théorique d'une part, et de la littéro-philosophie d'autre part, et en donner à lire les conséquences pour la fiction comme pour la théorie, pour la littérature comme pour la philosophie" (1994: 91-93). Et si la pensée postmoderne constituait la forme actuelle du méta-récit?
- 2.- Il va sans dire que notre propos n'est pas clinique, et que nous ne voulons nullement traiter des impacts négatifs, ou éventuellement positifs, d'une correction physique. C'est le mode discursif que nous voulons exposer ici.
- 3.- Évidemment, ce multiculturalisme est en partie fantasmatique et n'exempte pas le Canada de racisme, notamment envers les autochtones.
- 4.- Au plan de l'imaginaire social, la résistance est positivement connotée, surtout en Europe. La figure du résistant est une figure noble. Or, en elle-même, la résistance n'a pas de gauche ou de droite, elle consiste en un phénomène d'opposition à une idée, un phénomène, une pratique. En des termes politiques, on pourrait la qualifier ici de réactionnaire.
- 5.- Le triple X est une convention indiquant des trous dans la transcription, souvent dus au chevauchement des discours. Le chiffre renvoie à sa durée.
- Références bibliographiques:
Couturier, Yves (2002a). "Champ sémantique de l'intervention et formes transdisciplinaires du travail: le cas de la rencontre interprofessionnelle des infirmières et travailleuses sociales en CLSC" dans Nouvelles pratiques sociales, vol.15, no.1.
Couturier, Yves (2002b). "Les réflexivités de l'oeuvre théorique de Bourdieu: entre méthode et théorie de la pratique.", dans Revue électronique de sociologie Esprit critique, vol.4 no.3, téléaccessible à http://www.espritcritique.org.
Deleuze, Gilles (1986). Foucault, Paris, éd. de Minuit.
Foucault, Michel (1994). Dits et écrits: 1954-1988, Paris, Gallimard, tome IV.
Foucault, Michel (2001). L'herméneutique du sujet. Cours au Collège de France, 1981-1982, Paris, Seuil.
Giddens, Anthony (1987). La constitution de la société, Paris, PUF
Hutchby, Ian (1992a). "Confrontation Talk: Aspects of "Interruption" in Argument Sequences on Talk Radio" dans Text 12 (3): 343-371.
Hutchby, Ian (1999). "Frame Attunement and Footing in The Organisation of Talk Radio Openings", dans Journal of sociolinguistics, 3/1: 41-63.
Hutchby, Ian (1996). "Power in Discourse: The Case of Arguments on a British Talk Radio Show", dans Discourse et Society, 7 (4): 481-497.
Hutchby, Ian (1992b). "The Pursuit of Controversy: Routine Skepticism in Talk on Talk Radio", dans Sociology, 26 (4): 673-694.
Milot, Pierre (1994). Pourquoi je n'écris pas d'essais postmodernes, Montréal, Liber.
O'Brien, Carol-Anne (1999). "Contested Territory: Sexualities and Social Work": 131-155 in Chambon, Adrienne, Allan Irving et Laura Epstein (éd.) (1999). Reading Foucault for social work, New York, Columbia university press, 292p.
Squires, Catherine (2000). "Back Talk Radio. Defining Community Needs and Identity", dans Politics, 5(2): 73-95.
- Notice:
- Couturier, Yves. "Mouvements croisés de l'imaginaire social et pratiques de résistance: refuser de se poser en objet d'intervention dans le cadre d'une ligne ouverte d'intervention psychologique", Esprit critique, Printemps 2003, Vol.05, No.02, ISSN 1705-1045, consulté sur Internet: http://www.espritcritique.org