Imaginaire social et politique: Quand le système entre en dérive
Par Georges Bertin
Résumé:
La reconnaissance de l'imaginaire en ses composantes radicales et sociales est sans doute la clef qui permet de dépasse les ruptures de sens induites par la modernité. Nous explorons ces dimensions de l'imaginaire dans ses versions mécaniques progressistes et mythiques pour, instruisant le procès de l'attitude matérialiste, en proposer une lecture alternative fondée sur une position épistémologique paradoxale propre à la post modernité.
Auteur:
Georges Bertin, directeur général de l'IFORIS (Institut de Formation et de Recherches en Intervention Sociale), Angers, docteur en Sciences de l'Education, HDR en Sociologie, membre du Centre de Recherches sur l'Imaginaire et du bureau de l'AFIRSE.
"Quelle est la chose la plus difficile?
Celle qui te semble la plus facile: de voir de tes yeux ce qui se trouve devant tes yeux."
Goethe.
L'Imaginaire social, tel que nous le partageons dans nos évidences, est aujourd'hui soumis quasi mécaniquement à la loi du progrès technologique entée sur le principe de réalité dont Herbert Marcuse (1963, p.155) nous rappelait que Freud avait fait un universel. Ceci travaille en creux nos représentations sociales vouées aux principes de l'éclairement et de la mystification institués. Nous retrouvons ainsi cette tendance dans de nombreux travaux d'inspiration psychosociale[1], lesquels, sans toutefois se référer à cette notion, partent de celle, toute moderne, de croissance, et se réfèrent implicitement à l'idée de progrès lorsqu'ils traitent du social et du développement. Ainsi, lisons-nous, sous la plume de Jean-Pierre Boutinet (1992, p.116): "parler du projet de société, c'est délibérément rejeter une conception traditionnelle de la société,... c'est affirmer que la société peut se définir par sa capacité à produire un ordre nouveau, à engendrer le changement et l'innovation, en un mot nous acheminer vers des rivages inconnus jusqu'ici". Plus loin seront évoqués les avatars des projets de développement sur la scène internationale, palliatifs au "mal-développement" et de dénoncer le fait que le développement se réduit à l'une de ses dimensions; l'auteur en cerne fort justement diverses caractéristiques et préconise les opérations nécessaires au projet de développement et à l'intégration de ses objectifs.
La définition même du développement social est là, d'emblée, convoquée dans une dimension spatiale (taxinomique) et semble donner la primauté à l'instance organisationnelle, ce qui est d'ailleurs induit par la définition même du concept, la notion de projet venant en quelque sorte en surdéterminer la visée. Ces analyses sont aujourd'hui souvent reprises (et encore plus souvent réduites par les nombreux experts et auditeurs qui fleurissent sur les champs de ruines de la pensée critique, à des schèmes utilitaires de fonctionnement dans les modèles du management, des démarches qualités, des arbres de croissance, des géographies des zones du cerveau en pédagogie...). Partant du point de vue prédominant des sujets, et postulant leur incontournable capacité à mettre en oeuvre une rationalité agissante dans un système moyens-fins orienté vers l'expansion, les références spatiales qui dominent toutes ces approches semblent en témoigner lorsqu'elles pensent l'imaginaire social en termes d'explication (ex-plicare = mettre à plat), soit par un processus abstrait de démonstrations logiquement effectuées à partir de données objectives en vertu de nécessités causales matérielles ou formelles basées sur une adéquation à des structures ou des modèles établis, institués. Elles renvoient à des définitions ethnocentriques du corps social comme déroulement de concepts à partir d'un donné techno-scientifique préexistant. C'est ce modèle qui a prévalu à la période de la décolonisation vis-à-vis des peuples dits sous-développés, réflexion qui s'est surtout construite à partir d'une expérience limitée - celle des pays occidentaux -, et d'un type de société - la société industrielle -, imposant ses cadres imaginaires et les imposant d'autant plus que nous les pensions principes de réalité, à d'autres imaginaires, ceux du pli, de la tribu, de la caverne et de la forêt vierge. Les travaux sur le local, lointain puis proche - puisque le local est justement le lieu de l'émergence et de l'expression du particulier, siège de toutes les ambiguïtés, de toutes les contradictions, véritable lieu de rencontre de l'imprécis, du provisoire, de l'irréductible - nous ont appris que cet imaginaire dérivait de mythes anciens, tel celui de Jessé[2]. Gilbert Durand (1989, p.14) pense qu'il s'agissait du mythe de la mécanique fatale d'une histoire hypostasiée, démentie par la redécouverte de la pensée sauvage.
Ethnométhodologiquement, si les populations que nous observons pour travailler avec elles depuis plus de trente ans sur des questions de développement culturel local, semblent s'installer dans des attitudes qui sont loin de s'inscrire dans la dynamique du progrès, et n'ont cure de projets programmés, c'est sans doute parce qu'elles répugnent à se sentir liées aux schèmes héroïques mécanistes. Paradoxalement, leur passivité face à l'injonction du projet fondé que un progrès, un dépassement possible, allant de soi de nombre d'instances, d'éducation de formation ou de management, les conforte dans une attitude d'évitement qui ne peut que les inciter à la dérive. Ce qui se produit sous nos yeux. Singulièrement, nous manquons d'outils pour le penser quand le rationalisme critique évacue l'irrationnel et ce que Jean-Marie Brohm et Louis-Vincent Thomas appellent "le gigantesque continent de l'irrationalité, de l'imaginaire, du fantasme, du surnaturel, du mythique, voire du mystique" (1991, p4), négligeant, du haut de leurs échelles préfabriquées, nombre de réalités sensibles, difficiles, si ce n'est diffamées. Et l'on se souvient que Louis-Vincent Thomas nous invitait à côtoyer les états intermédiaires, les zones ambivalentes, les processus obscurs, les limites incertaines, les frontières mobiles, les mondes lointains, l'Ailleurs, l'Autre, voire le Tout Autre, à penser l'impensable...
Ainsi, dans leurs accomplissements pratiques, à partir des situations particulières rencontrées, les acteurs du social lient leurs représentations du développement à leurs propres représentations du temps, dont la recherche anthropologique nous a appris qu'il s'agissait de la chose la moins partagée. Nous pouvons ainsi constater que le procès linéaire est la marque des aménageurs et organisateurs de tous poils. Il n'en manque pas pour proposer audits et expertises aux décideurs politiques et chefs d'entreprise mystifiés d'abord par leur propre incurie. Ceux-ci ne visent qu'à faire passer le social dans la catégorie des espaces de l'aménagement, survalorisant les archétypes de l'ingénieur (type l'ingénierie sociale et le management des projets comme nouvelle panacées!) et de l'architecte (le projet dissocié de son exécution). Ceci se trouve aux antipodes de toute reconnaissance de la puissance sociétale, où l'archaïque est, le plus souvent, convoqué au service d'une tentative de moralisation d'une modernité dont le sens tend à s'épuiser en même temps qu'il épuise les populations. Pour le sociologue, la prise en compte de cette dichotomie débouche nécessairement sur le paradoxal dans la nécessité de combiner entre eux les savoirs humains pour penser le social et l'économique.
L'imaginaire social à la dérive
La notion de crise est, là, valorisée. Au sein des déterminismes, des contraintes internes, des stabilités, elle est signe de la progression des incertitudes quand le système social entre dans une phase aléatoire.
"La crise des significations imaginaires de la société moderne (significations de progrès et/ou de révolution) manifeste une crise de sens qui permet aux éléments conjoncturels de jouer le rôle qu'il faut" écrivait Cornélius Castoriadis (1996, p.89).
Entre déstructuration et restructuration, dans un processus de dissimultanéité, l'imaginaire social entre alors en dérive, ne pouvant plus jouer son rôle instituant de régénération, il est mis en surveillance, réprimé par le jeu des normes (ceci intervient d'ailleurs le plus souvent dans les périodes moralisatrices et puritaines, de reprise en main du corps social et l'on observera avec intérêt la coïncidence des injonctions d'institutions vides de leur sens et des schémas des aménageurs qui se substituent au politique).
Or, si nous savons que l'ordre ne peut jaillir que du chaos, encore faut-il que le chaos soit perceptible, vécu sur un mode ludique (la Fête des Fous au Moyen-Age, les raves parties ou les festivals folk aujourd'hui) pour être élaboré. Dans le cas contraire, il laisse la place à des dieux bien plus violents et nous connaissons tous le parallèle que faisait Roger Caillois entre Guerre et Fête, la seconde accomplissant en demi teinte ce que la première assume bien plus radicalement. C'est, comme l'a décrit Gilbert Durand, "tout l'enjeu des praxis et des pratiques sociales sans pouvoir prédire ce qui sortira de cette irrépressible poussée sauvage..." (1898, p.279).
Plus la crise est profonde, plus il faudra chercher son noeud originel, dans le caché, l'occulte. Au coeur du dispositif de régulation sociale, la société accouche alors d'un nouvel imaginaire social. La référence au mythe est, là, nous semble t-il, prépondérante dans la mesure où la question du social est aussi celle de l'actualisation mythique, et c'est sans doute ce qui peut encore lui donner une force politique. Le politique, à l'époque post-moderne, s'il prend conscience de la désacralisation du monde, sera à nouveau un des lieux de l'expérience du sacré dans nos sociétés. Il devra, en revanche, ce sera le prix à payer, renoncer à ce qui fut un donné constant de la pensée occidentale: la séparation qui a dichotomisé à l'infini le donné mondain (culture-nature, corps-esprit, esprit-matière). De fait, notre temps a repris conscience de l'importance des images symboliques dans la vie mentale ou sociale. Les conduites humaines, les cadres sociaux (dont l'architecture, l'habitat, l'urbanisme, la fête, les nouvelles religions, les sectes, les moyens de communication culturelle, le patrimoine, les instances du développement local) sont aussi organisés en fonction d'imaginaires en interactions qui ne cessent de les habiter et dont l'actualisation provoque l'émergence. Reconnaître les données de l'imaginaire social, magma, réservoir de significations qui se proposent à l'émergence de la vie sociale et les contraintes rationnelles-réelles de l'organisation, entre l'action systémique orientée vers la rationalité instrumentale et le monde de la vie orienté vers la compréhension, c'est reconsidérer nos catégories constituant, comme objet d'études, ce que Jean-Marie Brohm et Louis-Vincent Thomas ont appelé une transversalité, laquelle est "interrogation permanente et questionnement infini", soit, "refus des cloisonnements des disciplines, des champs, des objets, des méthodes, attention accordée aux totalités mouvantes (Garfinkel), aux praxis-processus (Sartre), aux mondes cachés (Bachelard), à la compréhension de l'unité signifiante de tout fait social qui est prioritairement une donnée existentielle avec ses finalités, ses enjeux anthropologiques, ses conflits" (1991).
Dans ces catégories, le mythe tient une place éminente, car il se situe à la fois du côté de la "réserve d'images" et dans la capacité à rendre opérationnel l'imaginaire en actes. Il tient à la fois au radical et au social pour reprendre la distinction de Cornélius Castoriadis; c'est un "récit chaud" comme le souligne Guy Ménard, qui attire notre attention sur le fait "qu'on ne joue pas impunément, n'importe comment avec les mythes des gens" que les mythes sont vivants, qu'ils peuvent mourir, être tués. Il est présent dans l'imaginaire de tous les peuples, et c'est si vrai que les peuples le réinventent constamment, il constitue le miroir dans lequel ils ne cessent de se regarder (Ménard, 1986, p.3).
Le mythe interroge les couches profondes de la psyché, dans ce qu'elle a de plus radical comme dans ses formes immuables ordonnées aux besoins les plus fondamentaux de l'espèce et les formations dues à l'effervescence poétique, aux capacités instituantes mises en oeuvre par l'imagination créatrice. Il peut donc sembler légitime de s'interroger sur la fonction sociale du mythe à la fois garant de notre relation à ce qu'on a pu appeler l'arkhé et comme force productrice de sens au coeur du construit social. Car la vie sociale est un mixte inextricable d'intelligible et de sensible, de sapiens et de demens (Maffesoli, 1998, p.74.).
Le mythe, parce qu'il porte la vérité subjective d'une culture, d'un groupe social, d'un pays et de ses habitants agit comme révélateur, est saisi comme prise de conscience plus que comme objet, il favorise l'intelligence active. Il est une catégorie du symbolisme car il porte à la fois ce qui a toujours été caché aux sociétés et que pourtant elles ont toujours su et ce qui les a toujours amenées à négocier dans leur rapport au réel, ce que tentent, au plan politique, de faire les projets de développement local.
Pour Claude Levi-Strauss, l'opposition entre l'ordre du sensible et celui de l'intelligible est de plus en plus dépassée, la science s'appliquant à réintégrer le domaine du sensible en retrouvant ce qui se trouve à l'origine des croyances et rites populaires. Loin d'un rationalisme nous imposant le morcellement des phénomènes sociaux et culturels alors que tous les domaines qui les concernent sont liés, chaque expérience de la vie collective peut, dés lors, être lue comme ce que Marcel Mauss appelait "un fait social total". N'est-ce pas justement l'atout majeur de la pensée symbolique-mythique que de pouvoir, dans l'ordre du spéculatif, combiner les éléments qu'elle accumule en leur donnant une suite significative? Croire aux Images est le secret du dynamisme psychologique" écrivait Gaston Bachelard (1990, p.291).
Gilbert Durand (1989, p.5) oppose ainsi justement deux catégories mythiques qui sont, pour nous, des clés de lecture des tendances s'exprimant:
- d'un côté, les sociétés de la Modernité triomphante se réfèrent implicitement au mythe de Jessé. Mythe de la mécanique fatale d'une histoire hypostasiée, il est celui de sociétés fermées sur l'unidimensionnel et la fatalité, mythe progressiste grossièrement rationalisé, mythe caché du procès linéaire de l'histoire, il aligne les valeurs sur un modèle passé et a pour effet de démythologiser grossièrement au nom d'une objectivité absolue et enfermante. C'est le mythe de l'organisation dominante comme système d'hyperationalité. Le vingtième siècle lui a vu se donner libre cours dans divers systèmes politiques également destructeurs de l'humain, dans leur propension à la mécanisation.
- de l'autre côté, les sociétés de la Tradition sont celles pour lesquelles l'avenir ne peut actualiser des possibles. Elles accueillent, dans le Mythe de l'Eternel retour, la possibilité d'une ouverture au Grand Temps, ce temps des grands récits et des traditions orales, lequel connaît aujourd'hui une ferveur nouvelle, des néo-celtes au New Age et surtout dans l'expression artistique, admettant le principe de dissimultanéité, des retours possibles de l'histoire comme moyen de libération de l'homme et sa régénération par la culture dans la société. L'éternel retour d'entités qui assurent la permanence de l'espèce, confirme son espoir et le renouveau. C'est encore, pour Gilbert Durand, le mythe avoué et exalté des renaissances et des libres recommencements, il produit une démystification du progrès en s'ouvrant aux puissances de la pluralité.
Nous dépassons pour notre part cette opposition en évoquant, avec David Riesman (1984) les sociétés extéro-déterminées ou post-modernes, lesquelles sont soumises aux préférences d'autrui. Sociétés des loisirs, de la consommation, de l'abondance, leur univers est rétréci. Cela provoque une accélération des contacts entre races et cultures, manifestée par la mise en oeuvre de nouveaux mécanismes psychologiques, liés à l'abondance, aux loisirs, aux excédents, à la consommation accrue de mots, d'images, de signes (essor des mass medias). Elle se vivent plurielles et métissées, développant les relations entre structures sociales et structures instinctuelles comme l'avait bien vu Reich (1978). D'où l'importance de penser les modes sociaux non dans des acceptions disciplinaires, mais comme tissu conjonctif entre les disciplines, ce qui est, pour Gilbert Durand, le rôle de l'Imaginaire. Ce que Reich appelait l'énergie dans laquelle il voyait, si on parvenait à la délier, la capacité de sauvegarde du potentiel de l'humanité.
Instruire le procès de l'attitude matérialiste
D'où la nécessité où nous sommes, avec André Breton, d'instruire le procès de l'attitude "réaliste après le procès de l'attitude matérialiste (...) ayant pris conscience du fait que, sous couvert de civilisation, sous prétexte de progrès, on est parvenu à bannir tout ce qui peut se taxer à tort ou à raison de superstition, de chimère, à proscrire tout mode de recherche de la vérité qui n'est pas conforme à l'usage" (1983, p.313). Breton proposait ainsi le retour d'une figure de l'imaginaire social: Mélusine, comme alternative aux maux de nos sociétés dans l'épiphanie de la femme-enfant. "La femme-enfant. C'est son avènement à tout l'empire sensible que systématiquement l'art doit préparer... la figure de la femme-enfant désigne autour d'elle les systèmes les mieux organisés parce que rien n'a pu faire qu'elle y soit assujettie ou comprise...". On les voit bien, ces sociétés situées du côté de la Terre-Mère-Nature et des rythmes fondateurs, Mélusine étant à la fois la Grand Mère (la Mé' Lusine) et l'infatigable bâtisseuse aux constructions marquées par l'inachèvement. "Ce qui s'exprime dans ce sensualisme local", comme le souligne Michel Maffesoli (1998), "c'est l'affirmation d'une solidarité de base, qui unit ceux qui habitent un même lieu" (Breton, 1967, p. 60).
C'est peut-être là que nous devrions chercher une alternative à la dérive technicisée de l'imaginaire social qui prendrait son sens, d'abord par sa qualité intrinsèque et aussi parce son insertion dans un tissu vivant est en rapport avec des savoirs groupaux ou sociaux. Il signifie, au sens premier de ce terme, le rapport dialectique entretenu aux populations ou aux publics. C'est la découverte de la richesse de la vie locale: communale, intercommunale, entrepreneuriale, associative, des logiques liées à l'action locale, de leurs aspects instituants, lorsqu'elles mettent en oeuvre les déterminants de la vie sociale, ceux des acteurs, les mécanismes de leurs prises de décision, les dérives et les transformations auxquels sont confrontés les projets quand il s'agit de prendre en compte les rituels de la vie quotidienne, la concrétude des métiers, les parcours des sujets et des institutions, tout ce qui forme la riche trame de la socialité pour en saisir les axes structurants, les directions effectives.
Aternatives
Alors que les pouvoirs mettent en place des procédures de surveillance technologiques, pour effectuer un quadrillage disciplinaire, une mise en ordre du champ culturel, de minuscules pratiques populaires (associations, groupes sociaux en recherche active) leur répondent par des opérations quasi-microbiennes. Ces pratiques y acquièrent une grande valeur, l'ici et le maintenant étant valorisé au détriment de l'histoire, par de multiples stratégies et tactiques qui font que d'un même objet chacun fait son produit à lui, différent. Elles expriment encore une réserve d'énergie insondable et mystérieuse que l'on ne peut sous-estimer, car c'est dans ce sens que l'on peut parler d'incarnation de la socialité laquelle a toujours besoin d'un sol pour s'enraciner.
En effet, la faillite du marxisme et du mythe qui le soutenait ne prouve pas le bien-fondé du libéralisme et des ses mythes plus divers; le producteur comme forme sociale ne se substituant pas nécessairement au guerrier. Dans le Tiers Monde, la démocratie est souvent exsangue. Le capitalisme adopté n'entraîne pas forcément un régime politique libéral; cela suppose repérages, aménagements, émergence des conflits internes et leur négociation, remise en perspective d'équilibres sociaux perturbés. Castoriadis rappelait que si les sociétés libérales comportent une forte composante démocratique, c'est le résultat des luttes et d'une histoire de plusieurs siècles, une de leurs institutions, le "citoyen", étant bien une création historique d'un type d'individus inconnu ailleurs, et qui peut mettre en cause la représentation du monde instituée, contester l'autorité, penser que la loi est injuste et agir pour la changer. Quand la crise sociale, perçue comme une crise des valeurs, crise de civilisation, anomie, ou pathologie sociale trouve une solution dans l'édification d'une science de la morale, la sociologie ne trouve t-elle pas également une parade dans la constitution de pratiques qui tentent de mettre plus de cohésion là où la conscience des solidarités devient plus faible?
De ce point de vue, nous pensons que la mise au jour de l'imaginaire radical est l'autre forme de la réalité de l'imaginaire qui émerge en tant que signification sociale. L'un et l'autre étant en quelque sorte les deux faces d'un même Janus exactement comme les secrets de la matière peuvent s'appréhender et en ondes et en corpuscules.
A cet endroit, les reconnaissances mythiques ne sont certes pas négligeables, fournissant aux uns et aux autres une base de travail commun: c'est le partage du savoir que l'on se reconnaît commun qui libère. Jean Duvignaud parlait aussi d'autogestion de l'imaginaire et mettait l'accent sur le politique quand il définissait le projet de développement local comme "action collective dont l'expression se révèle à elle-même et aux autres par des manifestations diverses: invention de relations inédites, organisations de décisions communes" (Duvignanud, 1976) accordant un grand poids à la tradition dans l'invention sociale, comme instrument de dynamisme, pour aller au devant d'actions nouvelles et de connaissances reconnues parce qu'inconnues en les fondant sur des soubassements psychiques et biologiques: "Enfer ou Ciel qu'importe, au fond de l'inconnu pour trouver du nouveau" (Baudelaire, reprint 1999).
- Notes:
- 1.- Trop souvent confondus avec les travaux psychosociologiques, plus liés à l'intervention et donc plus labiles, interactifs, en prise sur le vivant.
- 2.- Jessé, personnage biblique souche de la lignée de David et de ses successeurs dont le Christ est représenté par un arbre fortement enraciné aux rameaux prolifiques. Il est le support du mythe du développement de l'humanité auquel feront explicitement référence les théories du progrès de Joachim de Flore au 13ème siècle à Teilhard de Chardin au 20ème siècle. S'y réfèrent également, à leur corps défendant, en tant que structure anthropologique de l'Imaginaire, les théories de Darwin et d'Auguste Comte... (Durand, 1989. p.14.)
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- Notice:
- Bertin, Georges. "Imaginaire social et politique: Quand le système entre en dérive", Esprit critique, Printemps 2003, Vol.05, No.02, ISSN 1705-1045, consulté sur Internet: http://www.espritcritique.org
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