Continuité du registre symbolique - imaginaire - réel et liens sociaux: entretien avec Luis Solano[1]
Par Orazio Maria Valastro
Introduction: identités narratives et nouveaux connecteurs sociaux
La difficulté de la sociologie de rendre compte de la subjectivité est sans doute déterminée par le fait que "les questions identitaires s'étayent sur des processus sociaux, symboliques et psychiques, articulés les uns aux autres"[2]. Il faut d'ailleurs dénouer la question qui oppose une substantialité identitaire aux processus d'individualisation[3], comment la subjectivité parvient-elle à se constituer comme un espace autonome, considérant aussi l'interpénétration des multiples approches examinant, dans les sciences humaines et sociales, l'émergence du sujet entre construction identitaire et liens sociaux.
L'analyse du langage et de la communication en tant que fondement de la constitution du lien social[4] nous propose d'étayer un récit qui "vient supplanter le vécu", nous entraînant à considérer comment "la subjectivité et l'identité deviennent langage"[5]. Nous situant dans ce déplacement méthodologique et théorique du registre existentiel au registre du narratif, envisageant d'ailleurs le langage comme élément constitutif du processus de socialisation des individus, nous allons proposer, avec cet entretien, la théorie psychanalytique de Lacan et son interprétation du lien inter subjectif structuré par le discours. Nous pouvons ainsi entamer une réflexion tout en soulevant des questions substantielles, nous interrogeant dans une visée inter disciplinaire sur la possibilité d'intégrer des perspectives différentes de l'inter subjectivité[6].
La démarche critique de la psychanalyse, son décentrement du sujet, nous présente un sujet dépossédé de son savoir par une subjectivité confrontée aux processus psychiques. La métapsychologie[7] étudie "l'appareil psychique comme l'organisation de divers systèmes, assurant respectivement des fonctions différentes"[8], mais nous pouvons aussi envisager, avec la théorie psychanalytique de Lacan[9], un inconscient structuré comme un langage. Cette même notion d'inconscient, élaborée en opposition aux principes de l'inconscient de Freud ancrés dans la biologie, nous montre autant de pistes intéressantes pour examiner les relations sociales à partir du registre narratif.
Cet entretien avec Luis Solano nous permet d'établir des points de rapprochement et de véritables connexions entre la psychanalyse et les autres sciences humaines et sociales, par son intérêt envers le langage et donc aux processus de socialisation. Il nous donne également la possibilité de considérer le discours et son interprétation par rapport au sujet impliqué dans sa relation avec son inconscient. Le processus d'identification en relation avec l'Autre comme socialisation originaire dans le Moi de Lacan, par le biais de l'image et du discours, présente le même intérêt porté par la recherche anthropologique à l'égard de l'Altérité[10], surtout dans l'étude des sociétés contemporaines. La fonction symbolique, analysée par exemple en tant que principe fondamental de la construction du lien social par une approche anthropologique psychanalytique[11], a été formulée également comme instance fondamentale d'articulation entre l'imaginaire et le réel[12].
Le rôle du sujet dans la psychanalyse et l'importance de son rapport avec l'Autre font surgir un sujet se confrontant avec des instances intermédiaires, et tout en actualisant la pertinence de l'équivalence lacanienne des registres symbolique, imaginaire et réel, démarrant à partir de la même réaction critique à l'égard de la psychanalyse freudienne, nous sommes davantage stimulés à examiner le travail accompli par le sujet comme situé entre la réalité de son existence et ses capacités imaginaires. Ce même principe d'équivalence nous offre des clés de lecture supplémentaires pour interpréter le discours des individus, considérant des modalités ultérieures d'évaluation des processus d'exclusion sociale. L'analyse lacanienne de la structure du discours et la notion de non-rapport, ont permis de développer une observation des liens sociaux fondée sur le concept de "débranchement", dans l'acception de supprimer une relation, une communication. D'où la nécessité de nouveaux connecteurs sociaux face à la fragilité des liens sociaux et aux risques d'exclusion sociale dans nos sociétés contemporaines.
Entretien avec Luis Solano
Esprit Critique - Nous pourrions commencer à envisager la notion de sujet, considérée par la psychanalyse et sa démarche critique, examinant aussi à partir de la conception et des hypothèses de Lacan en quoi elle peut nous aider à soutenir une analyse sociologique des faits sociaux et culturels, nous situant ainsi dans une approche pluridisciplinaire.
Le décentrement du sujet par la psychanalyse.
"La préoccupation dans l'enseignement de Lacan a été toujours de voir quel était le statut scientifique de la psychanalyse, quelle était sa place parmi les sciences. C'était une préoccupation, a été toujours une exigence que de s'interroger, pousser la réflexion et l'élaboration des concepts, pour rendre compte de cette exigence qui est une exigence qui nous vient, au départ, de Froid lui-même et de son scientisme. L'essence du retour à Froid est justement, non seulement de retrouver la vérité tranchante de la vérité freudienne, le coté tranchant de la révolution opérée par Freud dans le champ qui est le nôtre mais aussi, dans la suite logique de ce qu'il a opéré au fond, à savoir le décentrement du sujet, ce qu'on appelle à partir d'Alexandre De Koyré, le troisième décentrement souffert par l'homme depuis son existence. Le premier avec Copernic, le deuxième avec Darwin et le troisième avec Freud.
C'est la troisième blessure narcissique qu'il a dû subir. D'abord parce que la Terre n'était pas le centre du monde, de l'Univers, c'était le soleil et le soleil en même temps faisait partie d'un système qui n'était pas le seul, il y en avait d'autres; ensuite l'évolution des espèces avec Darwin, il n'est qu'un dérivé d'une longue chaîne évolutive; et le troisième est la découverte de l'inconscient. Ce décentrement là, qui est le troisième opéré par Freud et avec ce souci qui était le sien à l'époque et qui était son scientisme, de comparer la psychanalyse à d'autres sciences: les sciences qu'il appelait affines."
L'inconscient structuré comme un langage.
"Cette comparaison a été dès le départ dans l'enseignement de Lacan. Elle est à l'oeuvre quand il commence son enseignement proprement dit, à partir de sa première intervention au congrès de Rome en 1953 et de son texte qui a rendu célèbre la définition linguistique de l'inconscient, en disant que l'inconscient était structuré comme un langage. De ce moment là et notamment aussi en 1954, lorsqu'il arrive à l'Ecole normale supérieure pour faire son séminaire - qui pour la première fois n'était plus dans l'hôpital psychiatrique de Saint Anne. Dans ce séminaire, il s'adresse aux jeunes normaliens avec ce souci d'interroger, vérifier et répondre à l'exigence de scientificité de la psychanalyse. Sans cette exigence là, la psychanalyse serait réduite à une pure idéologie, à une science humaine de plus, comme les sciences conjecturales."
De la linguistique à la clinique, le concept du discours comme lien social.
"Plus tard, dans son enseignement mais avec ces mouvements qui commencent déjà en 1964, puis encore après, avec les événements de 1968, il y a des refontes conceptuelles qui se produisent dans le champ même de la psychanalyse et Lacan va amener un nouveau concept qui est le concept du discours, qui est celui qui, à partir de cette période là - au milieu des années soixante - est la référence majeure autour de laquelle tourne l'articulation conceptuelle, parce que même la clinique n'est plus la même. La clinique a évoluée, nous rentrons de plein fouet dans le discours de la science et cette technique est aussi la conséquence des effets des discours de la science. Vous avez la notion de discours, qu'il définit comme un lien social et dont il formalise quatre types de ce mouvement social, et bien nous avons un des repères certains pour, disons, aborder les différents champs auxquels ce discours nous permet un usage assez aisé."
La structure du discours comme fondement du lien social.
"Le discours c'est le lien social. C'est quelque chose qui s'appuie sur une structure qui est quadripartite; ce sont quatre places qui varient, qui forment toujours une rotation sur un quart de tour. C'est un déplacement de l'ensemble de la structure et chaque déplacement implique le déplacement des trois autres, toujours dans le même sens. Ce sont quatre places, quatre lettres qui impliquent quatre signifiants. Ce qui est désigné par ces signifiants là, implique trois flèches dans l'orientation, c'est-à-dire qu'il est vectorisé, il est orienté, et deux barres parallèles impliquent par exemple dans la partie inférieure des dénominateurs une séparation radicale, un impossible, un non-rapport. Alors que la flèche du dessus de l'étage supérieur implique une connexion qui est nommée par Lacan, contrairement à l'inférieur qu'il appelait impossible, un non-rapport: l'impuissance logique. Avec cette structure minimale, cette mathématisation, nous avons la maquette de ce qu'est le discours. Quatre places, en haut et à gauche nous avons la place de l'agent, à droite et en haut nous avons la place du travail, en bas et à droite nous avons la place du produit, du produit final, alors que de l'autre coté, à gauche et en bas nous avons la place de la vérité.
Qu'est ce qui va distinguer ces quatre discours? Fondamentalement, la place qu'il va prendre: c'est toujours ce que Lacan appelle le signifiant maître, celui qui vient à la place de l'agent. Que ce soit le signifiant maître ou un autre, il est l'agent de ce discours. Dans le discours du maître, c'est le signifiant maître, le signifiant qui ne renvoie pas à un autre signifiant mais qui détermine un système, un mode, un type de production particulière. Si à la place de l'agent c'est le sujet, le sujet divisé, le sujet barré, le sujet frappé par le langage et que l' on a appelé S barré, nous parvenons alors à ce que l'on appelle le discours de l'hystérique. Celui-ci est en quelque sorte la seule structure dont on soit certain en psychanalyse, et c'est elle qui a permis à Freud lui-même la découverte de la psychanalyse: le discours du sujet qui parle en analyse.
Le fameux sens de ces quatre discours est la découverte du discours qui est l'envers du discours du maître et qui est le discours psychanalytique où l'objet, l'objet que Lacan a formalisé comme étant l'objet petit a; cet objet qui est un objet cause du désir, ce faisant semblant de cet objet est ce que la psychanalyse va opérer dans le discours. Le psychanalyste en faisant semblant de l'objet cause du désir causera le travail qui sera produit, qui sera fait par le sujet en analyse, l'analysant, pour donner comme produit le signifiant maître qui est le signifiant un, le signifiant identificatoire, son idéal du moi de ce sujet dont il a été attrapé, et tout cela démarquant en même temps ce signifiant identificatoire, primordial, relevant de l'idéal du moi, marqué d'impossible rapport avec le savoir qui venait à la place de la vérité dans ce mathème du discours.
D'où l'importance de cette utilisation - je pense d'ailleurs que l'on peut s'en servir ailleurs qu'en psychanalyse. Il est, en effet, tout à fait possible de comprendre certains types de relations, de liens sociaux dans notre société à partir de cette formule qui a été parfaitement argumentée, parfaitement dégagée d'ailleurs par Lacan dans son enseignement et facile à transmettre."
Le sujet entre par le discours analytique dans le dispositif de la cure psychanalytique.
Esprit Critique - La référence est toujours au signifiant mais quelle est la place du signifié dans cette structure du discours?
"En fait le signifié, vous avez raison, cette structure qui inspire cette mathématisation, ce mathème des quatre discours, part toujours de la formule minimale du signifiant sur le signifié, la formule que Lacan extrait de Saussure qui se complète avec Roman Jakobson pour nous définir le sujet. Un sujet représenté par un signifiant auprès d'un autre signifiant - donc l'existence du deuxième signifiant, celui où va être représenté le sujet, est fondamentale pour pouvoir écrire la première partie de ce mathème qui est aussi le mathème du discours du maître mais qui est encore la structure même de l'inconscient. La structure même de l'inconscient se présente comme un discours du maître où le sujet, se trouvant dans le dénominateur de la première partie de la formule, sous la barre du signifiant maître, on peut dire que c'est le sujet qui est refoulé dans le discours du maître. Si le sujet est toujours à cette place du signifié dans le discours du maître, il doit être agent lorsqu'il est en analyse, lorsqu'il est au travail analytique et c'est ainsi qu'il entre dans le dispositif de la cure psychanalytique à la place de l'agent.
Là, ce n'est pas le sujet qui est refoulé, ce n'est pas le sujet qui est dans le dénominateur sous la barre mais plutôt l'objet petit a, c'est-à-dire l'objet cause de son désir. Le discours analytique, en opérant un quart de tour de plus dans ce discours analysant, donne lieu au discours de l'hystérique; en opérant un quart de tour de plus, le discours analytique va faire jouer; puis en faisant monter d'un quart de plus, cet objet cause met ce sujet qui avant était l'agent pour le mettre au travail, au travail pour produire le signifiant maître auquel il était attrapé, auquel il était attaché, auquel il était identifié, et qui le tenait dans une sorte de non pas en adhérence mais plutôt emprisonnée et en dehors du savoir.
Dans le discours du maître vous avez les deux barres, les trois flèches, l'orientation: on a tout ce qu'il faut, l'impuissance, l'impossible, l'agent, le travail, le produit et la vérité. Voilà le discours du maître. Et après vous faites tourner et vous avez le discours hystérique. Ici, ce que l'on produit, c'est un savoir dans le discours de l'hystérique et sa vérité est inconsciente. Ensuite nous avons le discours de l'analyste qui produit donc le signifiant maître et le savoir à la place de la vérité: c'est la formule de l'interprétation du discours analytique et puis le discours universitaire qui met le désir au travail pour produire autant de sujets universitaires qui rentreront dans les bibliothèques, avec le signifiant maître retrouvé. Et donc tout ceci apparaît à partir de la formule du signifiant et une barre par la résistance de la signification qui le sépare du signifié."
La définition du sujet.
Esprit Critique - La définition de la subjectivité par Lacan, surtout le discours 'je pense où je ne suis pas donc je suis où je ne pense pas', remet en discussion notre capacité à concevoir la rationalité à partir du moment où la rationalité met à l'écart tout ce qui fait problème.
"Le modèle ancien ne correspond plus à ce qui est aujourd'hui le domaine absolu du discours de la science, dans lequel comme dans la psychose et depuis le temps de Freud le sujet est forclos, le sujet est mis hors jeu. Comparer les formes sublimatoires pour différentes structures a aussi été une préoccupation pour Freud, par exemple. Il avait alors trouvé que le mécanisme en jeu dans ces sublimations pour l'hystérie: l'hystérie avait été découverte par la psychanalyse, il avait trouvé que c'était la sublimation. Pour la névrose obsessionnelle, il avait trouvé que la sublimation était la religion et que toutes les rites, toute la symptomatologie dont le sujet obsessionnel se plaignait avait beaucoup de rapports avec la religion et la pratique religieuse. A ce niveau, il avait ainsi trouvé pour la paranoïa le même mécanisme à l'oeuvre que pour la science. Un mécanisme qu'à cette époque là il désignait comme le phénomène de la croyance et que plus tard, on déterminera sous le concept de forclusion, de rejet, qui vient rendre compte de la problématique en jeu, c'est-à-dire que le sujet de la science est forcement forclos, et c'est ce sujet de la science forclos dont la psychanalyse hérite, c'est ce sujet là dont nous traitons. Donc vous voyez que l'exigence même de scientificité de la psychanalyse part de ce rapport étroit avec la science du fait d'avoir évité le hors sujet forclos.
La définition de sujet par Lacan décentre toute la problématique que la psychanalyse post freudienne a ignorée. Le sujet lacanien, le sujet de la psychanalyse ne se confonde pas avec le moi, le moi de la deuxième topique freudienne. Le sujet de l'inconscient comme il le décrit s barré, barré justement par le langage, est figuré par Lacan comme un ensemble vide qui n'a d'existence, sauf pour être représenté pour un signifiant auprès d'un autre. Vous voyez donc qu'il faut une structure ternaire nécessaire pour situer le sujet. Ce décentrement implique que le sujet n'est pas défini dans le je suis, que le sujet n'est pas défini dans la pensée: le sujet dans la psychanalyse ne pense pas, c'est le moi qui pense. Pour situer cette problématique cartésienne, Lacan s'est servi de la logique, du cercle de Euler pour déterminer à partir des ensembles où situer le sujet."
Questionner le sujet dans la pratique sociologique, le discours et son interprétation.
Esprit Critique - Des approches qualitatives en sociologie, entretiens, histoires de vie, nous permettent d'interroger des pratiques sociales mais nous allons aussi solliciter l'individu pour qu'il nous parle de son expérience sociale. Envisageant un sujet impliqué dans la structure du discours, un sujet forclos, dépossédé de son savoir, de quoi va-t-il nous parler et comment allons-nous pouvoir interpréter son discours?
"Je crois que quand vous allez interroger, interviewer, un représentant d'une certaine pratique, d'une certaine ville, dans un certain moment historique, il va vous parler des deux. Il va d'abord vous parler de son expérience personnelle, il va vous parler de ce qui est pour lui cette expérience aussi, donc de sa vérité, vous allez la trouver entre les lignes, non pas dans le registre de l'énoncé mais dans le registre de l'énonciation, à savoir ce que nous avons appris à lire avec Althusser comme la lecture symptômale. La lecture qui permet de dégager ce qui n'est pas dit à partir de ce qui est dit, la lecture des silences, la lecture de la ponctuation, autrement dit de quoi le sujet nous parle quand il s'adresse à nous, il ne pourra pas le dire lui-même peut-être et ce sera à vous, lecteur de cette expérience d'aller chercher ce qui n'est pas dit ou bien même de repérer le plus qui a été dit à partir de ce qui est dit, de repérer que le sujet a été beaucoup plus loin qu'il ne le voulait au départ.
C'est la pratique de l'interview que la sociologie connaît très bien. Je pense qu'avec les instruments, les instruments par exemple des quatre discours, vous pouvez très bien vous en servir pour trouver un repérage structural pourquoi pas de la vérité concrète qui est à l'étude. La tripartition en trois registre de Lacan est utile aussi pour la sociologie: vous allez considérer que la vérité n'est pas brute, qu'elle n'est pas une donnée 'comme ça' et qui doit être prise telle qu'elle, mais peut-être que la réalité doit être aussi resituée, re-analysée, démembrée dans des éléments que l'on peut très bien repérer sur le registre imaginaire, sur le registre symbolique, sur le registre du réel, et même du réel Lacanien, c'est-à-dire du réel qui résiste à la symbolisation, le réel qui fait aussi contenant de cet imaginaire, de ce symbolique."
Fonction symbolique et imaginaire réel chez Lacan et la question du non rapport.
Esprit Critique - Vous venez de parler du symbolique, de la fonction symbolique aussi chez Lacan et dans la psychanalyse, cette fonction postulant une articulation entre imaginaire et réel.
"Il y a dans l'enseignement de Lacan des périodes, il y a eu la période qui est l'entrée de Lacan dans la psychanalyse. Lacan est entré dans la psychanalyse avec un écrit qu'il avait présenté au congrès de Marien Bade sur les stades du miroir. C'est un moment imaginaire, c'est une notion même, un concept tout à fait inédit et il est apparu au moment où Lacan a frappé à la porte de la psychanalyse: il est entré avec une rupture. Il reformule cet écrit qui date de 1936, le congrès de Marien Bade, donc une période assez funeste dans l'histoire de l'Europe, les préliminaires de la deuxième guerre mondiale. Ce texte est reformulé et il se produit une torsion dans un texte qui va être écrit en 1946 à propos de la causalité psychique. C'est le texte que nous avons situé comme étant le deuxième moment de la scansion produite par Lacan lui-même dans son enseignement sur les psychoses. Ensuite, il y a le congrès de Rome en 1953, il y a un problème politique très important dans l'association psychanalytique internationale et Lacan prépare, prononce son rapport de Rome en 1953. Cette période qui commence en 1953 et qui pour nous dans le champ freudien est le début de l'enseignement proprement dit, cette période qui va s'étendre jusqu'à la fin des années cinquante, fin 1960, c'est la période où le symbolique prend une place prépondérante dans l'élaboration lacanienne et toute la psychanalyse passe au crible de cette critique.
Donc vous voyez déjà la période qui précède consacrée à l'imaginaire, la période qui suit qui dure presque une décennie consacrée au symbolique et la période qui va suivre, jusqu'à la fin de son enseignement, est une période qui est beaucoup plus longue que les deux précédentes et qui a duré vingt ans, est consacrée au réel dans la psychanalyse et toute la psychanalyse à partir de là est orientée au réel. Le réel qui n'est pas défini comme une réalité. Le réel qui se distingue justement de l'impossible, d'être ce qui n'est pas symbolisable, d'être quelque chose qui fait buter, qui fait limite. Au point d'arriver à la dernière période de l'enseignement, l'enseignement que l'on peut très bien situer à partir de 1972-73, au moment où, après un célèbre séminaire où il détermine que ce qui domine en la psychanalyse c'est le non-rapport, c'est-à-dire quelque chose qui a d'ailleurs été mis parfaitement en évidence par Jacques Alain Miller quand il a désigné ce paradoxe comme étant le paradoxe de l'enseignement de Lacan et qui peut s'énoncer le non-rapport.
Non-rapport entre l'homme et la femme, entre le signifiant et le signifié, entre le signifiant et la nuisance, et dont l'issue, l'orientation nouvelle que va prendre l'enseignement de Lacan est de reconstruire, de reconstruire un appareil pour que cette avancée là puisse permettre de reformuler toute la psychanalyse. C'est un effort qui va durer six - sept ans, jusqu'à sa mort, et qui est l'élaboration de quelque chose qui puisse permettre à la psychanalyse de subsister avec la nouvelle donne, du fait que le discours scientifique vient bouleverser tout ce qui relevait avant du discours du maître qui convenait si bien à la psychanalyse de l'époque."
L'équivalence des registres symbolique - imaginaire - réel - symptôme et les connecteurs dans la construction de l'identité personnelle et sociale.
Esprit Critique - Tout le long de ce parcours on a toujours retenu jusqu'à la fin soit l'imaginaire, soit le symbolique.
"Justement, c'est une période où il n'y a plus de dominance d'un registre sur l'autre, Lacan les rend tous les trois équivalents, tous les trois égaux, symbolique et imaginaire, et il va ajouter un quatrième qui fait un noeud avec les trois précédents et qu'il nommera le symptôme. Pour arriver à ce point là ce ne sont plus les petites lettres, ce ne sont plus les mathèmes, ce ne sont plus les barres dont il se servait comme instrument de recherche, comme orientation pour le praticien: il entre dans la topologie. C'est la période où ce sont les cordes, ce sont les noeuds, ce sont les figures topologiques du tordre à partir desquelles on va essayer de montrer qu'en fait il y a toujours un continuum entre symbolique, réel et imaginaire et que pour les maintenir noués il est nécessaire d'un quatrième élément qu'il appelle le symptôme et qui permet que la structure tienne.
C'est la période que l'on disait du non-rapport et la question qui se présente à la clinique, et je pense aussi que cela peut être extensible à l'étude d'une réalité sociale par exemple: il y a certaines choses qui faisaient tenir l'ensemble avant, par exemple l'idéal, les idéaux, le signifiant du nom du père, la métaphore, la métaphore du père, etc. Ces choses là évidemment ne sont pas inutiles, le problème c'est qu'elles ne suffisent pas à rendre compte de la nouvelle problématisation. Il s'agit dans cette période de trouver, de voir qu'elles sont les issues possibles et pour la psychanalyse il y en a deux: ou bien continuer dans la routine au prix d'inefficacités ou bien inventer des nouveaux connecteurs, parce que toutes ces lettres, tous ces signifiants nouveaux que Lacan a trouvé dans la psychanalyse, il les a trouvés à titre de connecteurs entre structures différentes. Eh bien aujourd'hui, et ça c'est depuis toujours dans la psychanalyse, chaque psychanalyste est invité lui-même à réinventer la psychanalyse. C'est une affaire qui touche tout le monde, chaque psychanalyste en particulier."
La capacité de critiquer et développer sa pratique en dehors du discours universitaire.
Esprit Critique - Même en tant que psychanalyste, tout en essayant de réinventer sa pratique et ses outils conceptuels, il est difficile de ne pas rester emboîté dans la structure du discours universitaire par son acception la plus perverse.
"Il y a, pour un psychanalyste digne de la psychanalyse lacanienne, une exigence d'invention, une exigence de nouveauté, une exigence de voir lui-même ce qui l'amène à la psychanalyse, pour laquelle il ne pourrait pas rester prisonnier d'un discours universitaire dont les seules références sont celles de la bibliothèque, ce savoir mort. La psychanalyse est quelque chose qui est toujours en mouvement, le sujet de la paresis hystérique de 1900 n'a rien à voir avec sujet hystérique de 2002, il n'y a plus d'hystérie à la Charcot. Les hystéries sont aujourd'hui en relation avec la nouvelle réalité sociale, la nouvelle civilisation; à l'ère d'internet, on ne fait plus une hémiplégie hystérique, c'est beaucoup plus subtil; nous sommes sous le trait du discours de la science et les possibilités sont toujours ouvertes, inimaginables. Il en est de même donc, pour le psychanalyste; il est entendu que lui-même à partir de son désir de psychanalyste, désir qu'il a trouvé à la fin de son expérience psychanalytique comme étant le désir sans égal, sans pareil, donc voilà qu'elle est l'exigence pour un psychanalyste."
Les sociologues, leurs pratiques et la capacité de réinventer.
Esprit Critique - La pratique des sociologues et de la sociologie face au rôle de l'imaginaire et du réel nous engage aussi dans un parcours de réinvention possible.
"Je le pense, tout à fait. Je pense qu'il faut se servir, on doit gagner beaucoup à se servir des choses qui ont été si précieusement élaborées par Lacan et qui font référence à ces autres pratiques que vous citez, parce qu'il ne faut pas oublier que la psychanalyse n'est plus pratique et que même les pratiques, mêmes lorsqu'elles ne sont pas éclairées, cela ne les empêche pas de réussir, d'être efficaces. L'intérêt d'être éclairé c'est que nous pouvons peut-être non seulement situer des limites mais peut être les pousser un peu plus au-delà et que, comme pour la psychanalyse, on arrive à démontrer que là où l'on avait posé des limites que l'on avait signalés comme impossibles à franchir, en fait il ne s'agissait que d'une impuissance d'ordre logique.
Vous êtes optimiste, je ne le suis pas tout à fait, vous savez ces élaborations elles datent déjà, elles sont de 1969 et elles ont été publiées, donc à la porté des gens qui voulaient s'y intéresser. Je n'ai pas l'impression que l'on a fait l'usage optimiste que vous formulez mais peut-être que ce n'est pas très bien connu, peut-être qu'il y aurait encore un effort à faire quant à sa transmission; en tout cas, c'est ce que nous faisons dans la psychanalyse et croyez-moi c'est quelque chose qui se fait avec beaucoup de rigueur et je pense que tous les praticiens trouvent non seulement une orientation dans la pratique qui est à l'oeuvre mais aussi un meilleur repérage par rapport aux autres pratiques avec lesquelles la psychanalyse peut être en connexion.
Il y a quand même aussi dans l'enseignement de Lacan des choses qui peuvent intéresser la sociologie, Lacan déjà dans les années soixante avait 'prophétisé' le risque de cette évolution, même avant les années soixante, quant aux risques de cette évolution du discours de la science qui allait sur placer le discours du maître déjà en place et avec des effets, par exemple, qui peuvent très bien intéresser la sociologie, des risques de ségrégation beaucoup plus accentués. Il s'interrogeait lui-même sur l'évolution que le discours de la société allait avoir comme conséquence dévastatrice sur le lien social lui-même, c'est pour ça qu'il est curieux d'observer que ce ne sont pas des choses qui me semblent avoir été prises au sérieux par la sociologie elle-même."
Les processus d'exclusion sociale.
"Par exemple, ce qui est une forme de ségrégation absolue, alors que la psychanalyse se proposait et se propose encore aujourd'hui comme la seule pratique non ségrégative. Elle est la seule qui prend les sujets un à un, la seule qui donne assise à une singularité, alors que vous voyez comment le discours de la science est la négation des différences, la disparition de la singularité, l'effacement des particularités: tout le monde pareil et tout est global. Vous voyez quelle est la finalité aussi de la psychanalyse dans un monde où toute différence disparaît, une globalisation où il n'y a même plus de différence entre homme et femme - cette différence tend à s'effacer: tout est unisexe, et donc c'est un retour au registre qui est le registre de l'un."
Esprit Critique - Le concept de débranchement par Lacan est lié au concept de non-rapport et dans la sociologie quand on parle de désaffiliation, il y a quand même des similitudes. Il y a aussi une attention particulière de la part de la sociologie envers l'affaiblissement des liens sociaux et les risques de marginalisation dans nos sociétés contemporaines, des analogies donc avec ce discours de l'exclusion sociale dans le sens d'un non-rapport.
"Oui, tout à fait. Le discours ségrégatif, le discours de la science est profondément ségrégatif, c'est-à-dire que les ségrégations existaient déjà avant dans le discours du maître, elles sont accentuées et poussées à l'extrême dans le discours de la science. C'est pour cela que l'on parlait de l'invention de nouveaux connecteurs, parce que, quand on parle de développement on est obligé de parler de connecteurs, il y a un autre et l'autre aujourd'hui, l'autre comme lieu d'inscription, lieu d'adresse d'un sujet particulier, ne présente plus cette prise pour que un tel ou tel autre sujet puisse se brancher. Vous ne pouvez pas vous brancher sans prises, donc l'intérêt social des nouveaux connecteurs est que les prises sont différentes, que les prises ont changé et que l'on ne peut plus se servir de ce dont nous nous servions il y a quelques décennies. C'est pour cette raison que nous sommes tous conduits à créer, a inventer de nouvelles formes de connections avant qu'il ne soit pas trop tard; la science avance à un rythme qui est vertigineux et tout tend à croire que notre vitesse de croisière est trop lente face à ces avancées là, d'où donc le rappel de cette exigence de tous et de chacun."
- Notes:
- 1.- Louis Solano (Paris), Psychanalyste AME (Analyste membre de l'Ecole), Psychiatre (attaché de consultation à l'hôpital Henri-Rousselle), membre de l'AMP (Association mondiale de Psychanalyse) et de l'EEP (Ecole européenne de Psychanalyse).
- 2.- De Gaulejac Vincent, "Sociologues en quête d'identité" dans Cahiers internationaux de Sociologie, VCXI, juillet décembre 2001, p. 355-362.
- 3.- Kaufmann Jean-Claude, Ego: pour une sociologie de l'individu, Paris, Nathan, 2001.
- 4.- Berger P.L. et Luckmann T., La construction sociale de la réalité, Paris, Méridiens-Klincksieck, 1986.
- 5.- De Gaulejac Vincent synthétise les analyses de Dubar Claude, La crise des identités: l'interprétation d'une mutation, Paris, Presses Universitaires de France, 2000.
- 6.- Valade Bernard, "Le sujet de l'interdisciplinarité", Sociologie et Sociétés, vol. XXXI, n.1, printemps 1999.
- 7.- Freud Sigmund, Méthapsychologie, Paris, Gallimard, Collection Idées, 1968.
- 8.- Boulanger J.J., "Aspect métapsychologique", p. 43-83, dans Bergeret J. (dir.), Psychologie pathologique, Masson, 1990.
- 9.- En ce qui concerne la théorie psychanalytique de Lacan, nous signalons des articles intéressants de Thierry Simonelli, publiés dans la revue électronique Dogma, (http://dogma.free.fr/fr-index.php ou http://dogma.free.fr/en-index.php): "Psychanalyse et théorie de la socialisation", "Le Moi chez Freud et chez Lacan" et "De Heidegger à Lacan".
- 10.- Augé Marc, "Espace et altérité", in Françoise-Romaine Ouellette et Claude Bariteau, Entre tradition et universalisme, Québec (Insitut québécois de recherche sur la culture), p. 19-34. 1994.
- 11.- Geffray Christian (1954-2001), "Anthropologie et discours analytique (conférence)" in "Politique, réflexivité, psychanalyse", Anthropologie et sociétés, volume 25, numéro 3, 2001.
- 12.- Nous citons depuis les travaux de Georges Bertin et nous invitons les lecteurs à consulter les articles du même auteur au sujet de l'imaginaire social publiés dans l'Esprit Critique:
http://www.espritcritique.org/archives.html#Bertin_Georges.
- Notice:
- Valastro, Orazio Maria. "Continuité du registre symbolique - imaginaire - réel et liens sociaux: entretien avec Luis Solano", Esprit critique, Hiver 2003, Vol.05, No.01, ISSN 1705-1045, consulté sur Internet: http://www.espritcritique.org
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