Science, technologie et société: un champ de travail ouvert à l'interdisciplinarité
Par Liliana B. Ponce
Résumé:
Les études en Science, Technologie et Société (STS) constituent un champ de recherche interdisciplinaire où la sociologie peut trouver une place pour dessiner des stratégies globales de développement social. En tant qu'approche théorique, ce mouvement produit un déplacement vers l'étude des processus de production, diffusion et application de la science dans leur contexte spécifique. En tant qu'approche pratique, elles nous invitent à admettre la nécessité d'une participation des communautés à l'heure de décider les stratégies de développement scientifique et technologique les plus appropriées chaque fois. Enfin, la démocratisation des décisions n'est pas dégagée d'une action éducative tendant à dépasser la brèche entre deux cultures: la "culture humaniste" et l'ainsi dite "culture scientifique". Ces déplacements exigent l'ouverture du "champ épistémologique" et la mise en question d'une "division du travail scientifique" qui peut se constituer en "obstacle" en vue de l'intégration des groupes de recherche interdisciplinaire qualifiés pour comprendre les rapports complexes entre science, technologie et société.
Auteur:
Liliana B. Ponce. Licenciée en Philosophie, Université nationale de Rosario, Argentine, Master en Sciences sociales, Faculté latino-américaine en Sciences sociales, Costa Rica, Étudiante en Thèse doctorale, Ecole des hautes études en Sciences sociales, Paris VI, France, sous la direction de M. Fernando Gil, Directeur d'études, EHESS, depuis janvier 2000. Professeur titulaire de la chaire d'"Epistémologie", Ecole de Philosophie, Faculté d'Humanités et d'Arts, Université nationale de Rosario, Argentine. Co-directrice des Projets de recherche, ministère de la Culture et de l'Education de la Nation, République Argentine. Domaines de recherche: Epistémologie, Sociologie, Philosophie politique.
1. Au-delà de la "guerre des contextes"
La conception traditionnelle de la science a été signée par la philosophie poppérienne qui véhicule une vision de la "science" comme le résultat d'un type spécifique et privilégié de rationalité, la rationalité scientifique, identifiable avec l'usage de certaines procédures formelles (logiques et méthodologiques) qui comportent des normes universelles de "travail scientifique". La "théorie analytique" de la science (Habermas, 1987) a identifié comme domaine propre de la réflexion épistémologique l'entreprise d'établir des critères de démarcation nous permettant de signaler une distinction radicale entre "connaissance scientifique" et "connaissance non-scientifique". Ce qui distinguait les "sciences" d'autres formes de savoir - les simples "croyances"- était précisément leur capacité de "justifier" l'élection rationnelle de certaines théories au lieu d'autres. L'emploie d'un critère absolu et binaire de démarcation a été la devise de la philosophie de la science anglo-saxonne jusqu'à la parution, en 1962, de La structure des révolutions scientifiques par Thomas Kuhn. Jusque-là, la distinction entre deux contextes - celui de la production et celui de la validation des théories scientifiques -, donnait une exclusive portée épistémologique au "contexte de justification" des théories ou du moins à la justification de notre acceptation des théories, et laissait les composantes purement "subjectives" à l'étude de ce que Popper nommait la"psychologie de la recherche" (1984).
L'introduction de la notion kuhnienne de "paradigme" - traversée par des ambiguïtés et des équivoques - et de leur immanente "incommensurabilité", fut accompagnée par une "rénovation" de la tradition analytique dans la philosophie de la science, bien que Kuhn eût conçu son apport en termes d'un nouveau "mode de penser" l'histoire des sciences. La polémique entre Popper et Kuhn, leurs points de vue différenciés à propos de la "pratique scientifique concrète" suscita des mouvements dans le terrain de la tradition philosophique dont Lakatos tenta de maintenir le critère de démarcation et à la fois, la séparation de la "science" et de la "société". La substitution de la notion poppérienne de "théorie scientifique" par celle de "programmes de recherche scientifique" comme "unité de l'analyse épistémologique" constitua une tentative de laisser ouverte la porte à une histoire de la science (Lakatos, 1994). Cependant, cette "histoire", écrite en termes d'"histoire interne", clôt, à la fois, la porte à la sociologie de la science et transporte la polémique entre "épistémologie normative" et "épistémologie descriptive" au terrain de la controverse entre l'"internalisme" et l'"externalisme".
Barnes et Bloor (1982), les représentants du "Programme Fort" en Sociologie de la science, considèrent, d'une part, que la science doit cesser d'être traitée comme une forme de savoir intrinsèquement supérieure pour la considérer plutôt comme une forme de savoir équivalente à tout autre et, d'autre part, qu'il faut expliquer l'adoption de "toute conception du monde" par des causes socio-culturelles (Bloor, 1976). Le sens du terme "fort" a été précisément le sujet de la polémique. Les "philosophes" ont entendu qu'il s'agissait d'expliquer le processus causal de la connaissance scientifique tout exclusivement par des contraintes sociales, et non pas d'en donner la priorité. Ainsi, les philosophes ont accusé de "réductionniste" cette "sociologisation" ou naturalisation de l'activité scientifique, d'un réductionnisme qui mènerait au "relativisme" et à l'"irrationalisme". Bloor lui-même refuse cette interprétation du terme "fort", en éclairant que ce terme-là a été introduit pour différencier la conception standard, "héritée" de la science, selon laquelle l'efficacité causale des procès sociaux est donnée seulement pour expliquer les "fausses" croyances. À son tour, les positions les plus "dures" de la philosophie de la science, parlent d'une "caricaturisation" de la science opérée par les "Nouvelles sociologies de la science" (NSS), qui font partie de la "rébellion généralisée" contre la science et la technique à l'abri des philosophies "antiscientifiques". Le "relativisme", impliquant la thèse selon laquelle il n'y a pas de vérités "objectives" et "universelles"; et l'"irrationalisme", comportant l'abandon du positivisme et d'autres philosophies classiques, indiquent la préférence des philosophies ainsi dites "obscurantistes"[1].
Pour Barnes et Bloor (1982), la "relativité" des conceptions du monde et des cultures - dans lesquelles se plongent les "descriptions" de la nature et de tout"objet de la connaissance" - rendent impossible la "comparaison" terme à terme des différentes théories scientifiques. Kuhn lui-même avait montré que les scientifiques qui travaillent dans des paradigmes de rationalité différents, habitent dans "des mondes différents" et parlent "des langages différents" (Kuhn, 1983). Il n'existe pas de "faits observables" concrets qui légitiment - par eux-mêmes, dans un "langage muet" - le choix rationnel entre deux "paradigmes" quelconques. C'est plutôt leur capacité de résoudre des "puzzles" au présent et au futur, l'une des composantes "rationnelles" et "objectives", ce dont la communauté scientifique tient compte à l'heure de prendre la décision. Le problème du "relativisme" évoque donc surtout la question de l'institutionnalisation de certaines règles et des procédures du travail scientifique avant la question du caractère propre de la connaissance elle-même.
Quand on parle d'"institution" dans la recherche scientifique, on fait allusion au caractère d'"institué" de certains présupposés ontologiques et épistémologiques, de certaines règles et de certaines "manières de résoudre" des problèmes généralement acceptés pour les membres de la communauté scientifique, et non pas au caractère "subjectif" ou "arbitraire" des théories scientifiques. Cependant, pour "les philosophes", le "relativisme" va de pair avec son corrélat, "le constructivisme", c'est-à-dire la thèse selon laquelle le chercheur construit non seulement ses hypothèses et artefacts mais aussi les faits eux-mêmes, et peut-être "le monde" dans sa totalité sans aucun rapport avec "la réalité". Pour "les philosophes", la thèse "relativiste", opposée à la thèse "rationaliste", et la thèse "constructiviste", opposée à la thèse "réaliste", conduisent nécessairement par la voie de l'"irrationalisme" en science, où la devise la plus appropriée serait celle de Feyerabend: anything goes (1979). Comme vu, la confusion des termes de "relativisme", "constructivisme", "irrationalisme" et "obscurantisme" empêche ainsi toute possibilité même de dialogue et la "guerre" entre des "philosophes" et des "sociologues" demeure donc inéluctablement.
À mon avis, la distinction des contextes reste à être dépassée. Premièrement, parce que "la science" est faite par des scientifiques immergés dans des coordonnées socio-historiques qui constituent leur "monde de la vie" et qui prédéterminent leurs échanges avec "la nature", "eux-mêmes" et "les autres". Deuxièmement, parce que les scientifiques reçoivent une "formation" disciplinaire - si l'on veut "paradigmatique" - qui les constituent en des subjectivités capables de "faire la science" dans un domaine quelconque de la recherche scientifique. La "division du travail scientifique" telle qu'elle est instituée, requiert d'un ensemble d'institutions de formation - instituts, collèges, universités - qui garantissent la continuité des "programmes de recherche" et même leurs modifications. Troisièmement, parce que les décisions à propos de la continuité de ces "programmes" ne sont pas indépendantes des décisions d'ordre politique, économique, social, culturel et technologique, c'est-à-dire de la multiplicité d'"institutions" qui comportent l'"institution globale de la société" (Castoriadis, 1986). En ce sens, la pratique scientifique n'est pas identifiable avec l'exercice d'une "pure" et "simple" rationalité, mais d'une "rationalité" qui est toujours historiquement "instituée". Cela ne signifie pas qu'il ne soit pas possible d'isoler des "règles de validation" des théories à l'intérieur d'un domaine déterminé de la connaissance, mais qu'il faut reconnaître l'existence des rationalités plurielles "déjà instituées" chaque fois.
2. La technologie et la question du contexte d'application
Le terme de "technologie" apparaît comme le résultat d'une condensation de deux termes: "science" et "technique". La science, en tant qu'"activité théorique" est préoccupée par l'explication et la prédiction des phénomènes tandis que la technique, en tant qu'"art de la fabrication" des outils et des instruments - soient-ils des produits ou de services - est destinée à satisfaire des besoins humains concrets dans des coordonnées socio-historiques déterminées. La technique s'est constituée en "technologie" dès l'"application" des connaissances scientifiques à la résolution des problèmes "pratiques" et s'est développée au rythme du "progrès scientifique" à partir de la modernité. La philosophie traditionnelle de la science, distingue ainsi entre la "science pure" comme activité réservée à la réunion et à la systématisation des connaissances, la "science appliquée" comme connaissance qui renvoie aux problèmes pratiques et aux cours d'actions à travers lesquels on peut "fabriquer" des artefacts ou "changer" notre entourage et la "technologie" comme l'utilisation de la "science appliquée" préservée à résoudre nos besoins sociaux (Klimovsky, 1994). On peut donc dire que la "science" est orientée par la "raison théorique" tandis que la technologie l'est par la "raison pratique". Cette conception de la science et de la technologie, dominant dans la philosophie de la science traditionnelle, affirme simultanément la non-responsabilité de la science et du travail scientifique devant leurs "applications" sociales. Cela veut dire que "la science", qui aspire toujours "à la vérité" est elle-même désintéressée de ses projections politiques et sociales. Autrement dit, ce ne sont pas les scientifiques qui sont les responsables, en dernière instance, de l'utilisation des résultats, mais les politiques chargés de mettre en jeu les stratégies de planification du développement social, économique, politique ou culturel.
Parlant de la "responsabilité de la science", Imre Lakatos (1978), un poppérien cohérent, illustre l'attitude classique devant la science: la science n'a aucune responsabilité "morale". Au contraire, la société a la responsabilité de la pratique scientifique. À cet égard, les politiques sont responsables d'"appliquer" les connaissances scientifiques pour atteindre le "bien-être" de l'humanité. Selon Lakatos, les décisions d'ordre politique sont postérieures à l'obtention des résultats scientifiques. À son avis, parler de "contraintes sociales" ou "politiques", c'est attaquer l'"autonomie" de la science, l'"autonomie de la vérité" qui a une valeur indépendante de l'utilité ou des conséquences sociopolitiques des connaissances. En ce sens, la science n'est pas un "instrument" au service de la société, mais une pratique de connaissance au "service de la vérité", une pratique qui se présente en termes de "politiquement neutre". La charge morale de son résultat dépend de l'usage - mauvais ou bienfaisant - qu'on en fait. L'attitude de Lakatos comporte l'"ethos" positiviste qui consacre la vérité scientifique et ses méthodes de validation, tandis que la sociologie de la science considère les effets des contraintes socioculturelles dans la pratique scientifique concrète. Cependant, à mon avis, il ne s'agit pas tout simplement de "renverser" le poppérianisme ou le positivisme et d'adopter une posture "anti-positiviste" ou "anti-rationaliste". Il s'agit plutôt de dépasser la clôture des concepts tels que "science pure", "science appliquée" et "technologie".
Lorsqu'il s'agit d'interpréter le rapport entre "une société" et "sa technique", il ne saurait être question de poser la question de la "neutralité", puisqu'il n'est pas possible de séparer les significations du "monde", son orientation et ses valeurs des modes de "faire efficace" institués par chaque société (Castoriadis, 1978). On ne peut pas penser le rapport entre "science", "technologie" et "société" en termes de dépendance causale - soit-elle "simple" ou "complexe". Dans l'organisation sociale, fins et moyens, significations et instruments, sont des "créations" de l'institution du monde dont la technique est une "dimension partout dense". Aujourd'hui, on peut dire que ce ne sont pas simplement les affirmations des sociologues, celles qui réclament la nécessité d'un "contrôle social" des résultats scientifiques, mais les mouvements sociaux eux-mêmes qui ont mis en question la "rationalité" immanente à la "science" et à la "technologie". C'est la société elle-même qui a interrogé l'usage non-discriminé des projets technologiques d'avancée.
À la fin des années '60 émergea aux Etats-Unis une conscience sociale "anti-technologique" et des programmes universitaires dirigés à étudier les rapports entre science, technologie et société se mirent en place. Au début, l'intérêt du public américain était traversé par les effets de la guerre de Vietnam et les problèmes d'environnement. Dans les années '70, les problèmes de l'ingénierie génétique, la reproduction assistée, le prolongement de la vie, les pannes nucléaires et les grands projets militaires suscitèrent les débats des citoyens. En Amérique latine, des années 1960 à 1980, la principale préoccupation des chercheurs fut de dessiner une politique scientifique et technologique entendue comme moteur de développement économique et social. La brèche technologique, la diffusion des innovations technologiques et les discussions sur les facteurs de développement, orientèrent les études vers la planification des politiques appropriées à réduire la distance entre les pays "développés" et les pays "sous-développés". Les études en Science, technologie et société (STS) se constituèrent en sujet de débat des sociologues, historiens, économistes, politiques, syndicalistes, étudiant(e)s et du public en général. Ainsi, jusqu'au seuil des années '80, lorsqu'en Amérique latine, le discours des savants était consacré à proposer des stratégies destinées à dépasser le "sous-développement", leurs collègues du Nord discutaient des effets non-désirés de l'extension et de la vélocité des produits de la révolution "scientifico-technologique" dans une tentative de compréhension et de contrôle. De cette façon, la discussion sur la science et la technologie s'est posée tout autour de leur "application" dans des contextes sociaux divers.
À présent, les études en science et technologie sont intimement liées à la considération de leurs effets prévus. À mon avis, le mal-nommé "contexte d'application" n'est pas un contexte indépendant, c'est-à-dire séparable de l'évaluation - et même de la valorisation - des résultats de la science. À cet égard, il faut amplifier la notion de "contexte de justification" et la substituer par celle de "contexte d'évaluation". Autrefois, le contexte de validation des théories visait à la justification méthodologique et rationnelle de la science; actuellement, il est préférable de parler d'une valorisation ou d'évaluation de l'activité techno-scientifique (Echeverría, 1995). Bien que la politique et la gestion scientifique soient évaluées par des entités publiques ou privées, c'est la société elle-même qui introduit ses critères d'acceptation de l'activité, l'en soumettant au jugement de la communauté globale. Les artefacts technologiques et leur capacité de résoudre des problèmes individuels et sociaux sont les formes d'implantation de la techno-science dans la culture d'une société. Si la "technologie" n'était qu'une "application" des résultats scientifiques eux-mêmes autonomes par rapport à la société, l'efficacité ou la "productivité" des "progrès" scientifiques ne serait qu'inévitable, indépendamment des contextes socio-historiques où elle est appliquée.
3. Éducation et innovations technologiques
Un des obstacles les plus remarquables dans les pays sous-développés, a été précisément le transfert des technologies destinées à satisfaire des besoins - toujours historiques et culturels - des pays développés. Un projet politique d'"autonomie technologique" dans les pays du Sud implique la reconnaissance des caractères propres de la société qu'il veut développer. En ce sens, la sociologie doit montrer la capacité de réception des mouvements sociaux natifs, à l'heure de décider les politiques scientifiques et technologiques, et même d'analyser les obstacles et les résistances aux "pouvoirs établis". Tout projet de développement réclame la reconnaissance des besoins propres des communautés avant de décider ce que la politique est disposée à offrir.
En Amérique latine, loin d'un transfert a-critique et non-discriminé de la science et de la technologie, les spécialistes rencontrent la nécessité d'identifier et de surpasser les principaux obstacles qui empêchent le développement des technologies appropriées à des contextes régionaux. Les"politiques d'autonomie" en questions technologiques sont orientées vers la satisfaction des besoins locaux (alimentation, habitation, santé, éducation) et le profit des ressources naturelles propres. Il n'est pas possible de parler de "ressources naturelles" in abstracto car celles-ci apparaissent comme telles au fur et à mesure qu'elles sont capables d'affronter des problèmes régionaux. De ce fait, la participation communautaire constitue un instrument indispensable lorsque la construction d'un "modèle de développement" soutenable implique, plutôt qu'une tâche économique, un choix culturel à partir duquel la société s'exprime. La méconnaissance des habitudes culturelles de la population a fait échouer plusieurs projets, par exemple celui de la construction de résidences pourvues des avantages architectoniques et sanitaires, repoussées et abandonnées par les destinataires lorsqu'elles les détournaient de leur rapport "usuel" avec l'entourage.
L'autodétermination en technologie ne signifie pas le refus des technologies de provenance étrangère, mais un processus endogène de génération de technologies qui doit commencer par la reconnaissance des traits caractéristiques à revêtir par la solution technologique vis-à-vis des "propres" problèmes sociaux. Cela veut dire que, dans les pays sous-développés, l'analyse des comportements quotidiens de la population, ses représentations "imaginaires" sociales, sa façon particulière de "comprendre" le monde, c'est-à-dire ses "institutions" dans le sens plus large du terme (Castoriadis, 1986), exercent une influence fondamentale à l'heure d'utiliser les améliorations planifiées. À cet égard, la sociologie peut apporter des études satisfaisantes quand il s'agit de dessiner des projets et des stratégies de développement. L'explication sociologique peut contribuer à comprendre les sources, les processus, l'acceptation ou le rejet des "avantages" technologiques. Un "artefact" - au sens générique - technologique devient un "avantage" dans la mesure où il se constitue en "outil" à satisfaire des besoins humains concrets. Le cas échéant, il se constituera en simple "élément décoratif" sans application et sans bénéfice. En ce sens, le rôle de l'éducation devient central.
Dans l'histoire, l'éducation a été signée par l'opposition entre deux cultures: la "culture scientifique" et la "culture humaniste". De ce fait, les scientifiques et technologues assistent à une éducation fondée sur l'apprentissage des systèmes conceptuels et d'un langage précis, dans l'acquisition de théories et de résultats, de techniques et de procédures, enfin, des problèmes et des solutions, indépendamment des considérations de nature sociale, tandis que l'éducation la plus "traditionnelle" met l'accent sur la connaissance des "idées", des oeuvres d'art, des produits de "l'esprit", c'est-à-dire sur des "composantes" de la culture étrangères au "calcul" et à la "précision". Ce type d'éducation, fondé sur l'"idéal" de l'homme "cultivé" du XIXe siècle, est un résultat donc "anachronique" face à la Révolution scientifique et technologique arrivée au XXe siècle. Cette éducation se montre "inadéquate" à l'insertion des citoyens dans un monde démocratique où la vie se déroule parmi des "artefacts technologiques" chaque fois plus complexes. L' "analphabétisme" technique se constitue aussi en "obstacle" au moment de prendre les décisions dans les domaines qui se posent aux frontières de la technologie, telles que les effets d'un oléoduc dans l'environnement ou le stockage des résidus radiatifs.
La voie d'une éducation fondée sur les études en STS peut donc servir à deux buts différenciés et complémentaires à la fois. D'un côté, la promotion de la pensée et des méthodes scientifiques, technologiques et mathématiques parmi les étudiants des carrières non-techniques, permet de dépasser l'image sociale de la science et de la technologie comme une sorte de "mystère" produit par l'activité des experts. L'objectif politique de cette vue est en conséquence l'exigence d'atteindre une connaissance majeure des rudiments de la technologie et de la science, afin d'assurer le bon fonctionnement de la démocratie, tandis que son objectif économique est d'atteindre une majeure compétitivité à l'heure de l'insertion des étudiants dans le marché de travail, mise en péril par la dégradation de l'enseignement scientifique et mathématique. D'un autre côté, pour les étudiants des carrières techniques, la simple compétence théorique et technique ne suffit pas à l'heure de penser la science et la technologie et d'en adopter des décisions. Aujourd'hui, la société introduit ses propres critères de valorisation de l'activité scientifique et technologique, et cela ne doit pas être vu par les membres de la communauté scientifique et les gardiens de l'autonomie comme le résultat d'une "intrusion" des facteurs "externes" à la communauté des "savants". Tout au contraire, l'idée d'une "responsabilité sociale" de la science et de la technologie doit faire partie de l'éducation des scientifiques et technologues aussi bien que des sociologues, philosophes et "humanistes". Il faut dépasser la scission entre "deux cultures", aussi bien que la "guerre des contextes" déjà mentionnée.
Ceux qui travaillent dans le champ scientifique et technologique doivent comprendre la nature de la découverte scientifique et des innovations technologiques, les facteurs qui les conditionnent, leurs rapports avec l'accroissement économico-social et, en particulier, les problèmes éthiques qu'elles comportent. Une perspective fondée sur les études en STS doit donc apporter aux citoyens des éléments permettant d'aller au-delà de l'"optimisme moral" de ceux qui défendent l'"autonomie" de la science et de la technologie et du "pessimisme" de ceux qui prétendent un questionnement à partir de leurs conséquences sociales. Dans tous les cas, il s'agit de former une "pensée critique" capable d'évaluer, avec des instruments conceptuels, procéduraux et attitudinaux, la position de la science et de la technologie et leurs rapports avec des sociétés concrètes. La sociologie peut apporter des instruments théoriques capables d'analyser les stratégies scientifiques et technologiques à partir de leur insertion dans des contextes locaux différents de ceux qui leur ont donnés leur origine, leur incorporation dans des conditions sociales et culturelles différentes et le processus de réception, acceptation et légitimation, les échos culturels du travail scientifique et technique, mais aussi peut servir à détecter la capacité des institutions consacrées à l'éducation des citoyens à prendre en charge des défis qui comportent le développement des nouvelles technologies et les transformations survenues dans la société.
4. Science, technologie et société: l'approche interdisciplinaire
Dans ce travail, j'ai tenté de présenter un rôle pour la sociologie dans le champ des études en STS. Comme vu, les études en science ont montré une attention progressive à la dimension sociale de la science et de la connaissance par elle impliquée. L'intérêt des spécialistes s'est déplacé de l'analyse purement logique et méthodologique d'une connaissance "autonome" vers l'étude des processus de production, diffusion et application de la science dans des contextes spécifiques. Dépasser la brèche qui sépare la "philosophie de la science" de la "sociologie de la connaissance scientifique", l'idée d'un "contexte d'application" indépendant des décisions politiques et économiques, et repenser la formation techno-scientifique se constituent donc en point de départ inéluctable pour un renouveau des études en science et technologie. Ces déplacements exigent l'ouverture du "champ épistémologique" aux disciplines telles que la sociologie, l'histoire, l'économie, la politique, c'est-à-dire une "ouverture" interdisciplinaire mettant en question la "division du travail scientifique" cristallisée dans l'institutionnalisation et la professionnalisation de la pratique scientifique. Les études en STS réclament un paradigme propre, un encadrement théorique qui nous permette, non pas seulement les "migrations conceptuelles" (Morin, 1990) d'une discipline à l'autre, mais la construction des catégories-autres qui désacralisent - en un certain sens - l'activité scientifique et démystifient la pratique technologique fétichisée en termes de "savoir" et de "savoir-faire".
En premier lieu, il faut laisser de côté l'idée de "la science" et de "la technologie" comme des domaines parfaitement séparables et déterminables dans le contexte social, sans aucun rapport à des contraintes sociales concrètes. Comme dit, il n'existe pas la "science" au-delà des pratiques institutionnalisées de "faire la science", et des individus formés à l'abri des "paradigmes" ou de "programmes de recherche scientifique". Introduire l'idée de l'"institutionnalisation" par rapport à la pratique scientifique nous permet d'interroger les règles qui traversent toute pratique humaine, règles qui comportent la constitution des individus concrets dans des circonstances données.
En second lieu, il faut reconnaître que la question de l'interdisciplinarité est intimement liée à la question d'une division du travail scientifique fondée, jusque-là, sur le modèle d'une distribution des savoirs fragmentés et spécialisés. Ce modèle de distribution des savoirs correspond à une formation académique disciplinaire à partir de laquelle se concrétise une "clôture" dans des domaines fermés au "dialogue interdisciplinaire". Une telle formation peut se constituer ainsi en "obstacle" en vue de l'intégration des groupes de recherche interdisciplinaire capables de rendre compte des connexions complexes entre "science", "technologie" et "société".
La recherche et la consolidation d'un nouveau "paradigme" épistémologique et pédagogique est une tâche qui reste encore à faire. Repenser le rôle des disciplines, les bases épistémologiques impliquées dans la division du travail scientifique et la formation des chercheurs, constitue des objectifs propres aux études en STS.
- Notes:
- 1.- Pour Mario Bunge, c'est le cas de la philosophie linguistique, la phénoménologie, l'existentialisme, l'herméneutique, la "théorie critique", le marxisme fossilisé, le post-structuralisme ou l'école française de sémiotique (VoirBunge, 1991).
- Références bibliographiques:
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Popper Karl, Logique de la découverte scientifique. Paris, Payot, 1984
- Notice:
- Ponce, Liliana B.. "Science, technologie et société: un champ de travail ouvert à l'interdisciplinarité", Esprit critique, Hiver 2003, Vol.05, No.01, ISSN 1705-1045, consulté sur Internet: http://www.espritcritique.org