Questions à l'anthropo-écologie
Par Cédric Frétigné
Résumé:
L'anthropo-écologie naissante ambitionne d'étudier, sous l'angle de la pluridisciplinarité, les rapports dialectiques entretenus par l'homme et la nature. Discutant de ce projet fort, présenté comme un carrefour des sciences sociales et des sciences de la vie, l'auteur traite des difficultés d'ordres épistémologique et méthodologique que l'anthropo-écologie affronte
Auteur:
Cédric Frétigné, Docteur en Sociologie.
Introduction
Concluant son analyse des rapports entretenus par les sociétés avec leurs natures, Georges Guille-Escuret s'érige contre la rupture épistémologique dissociant "faits naturels" et "faits sociaux". En particulier, il récuse et renvoie dos à dos les résolutions déterministes qui accordent à l'"environnement" une place centrale dans les totalisations sociales et les résolutions possibilistes qui, elles, réduisent les éléments naturels à de simples épiphénomènes, faiblement prédictifs de la vie sociale. Guille-Escuret soutient, quant à lui, que "les problèmes écologiques ne sont jamais sociologiquement accessoires ni sociologiquement fondamentaux car ils sont sociologiques". En d'autres termes, "la série des sociologies humaines pratiquées par les anthropologues et la série des 'sociologies de la nature' pratiquées par les naturalistes ne peuvent être rationnellement disjointes" (1989, p164).
A suivre Guille-Escuret, des perspectives pluridisciplinaires aussi différentes que la synécologie[1], l'ethno-écologie[2] voire l'anthropo-écologie[3] gagneraient à dépasser les disciplines monovalentes que sont la sociologie, l'ethnologie, l'anthropologie, mais encore la biologie, la botanique, la zoologie ou l'écologie. Présentant le projet le plus ambitieux, sinon le plus abouti, l'anthropo-écologie focalisera ici l'essentiel de notre attention. Dans une première étape, nous en présenterons les prémisses. Dans un second temps, nous tirerons les conséquences, pour l'anthropo-écologie, d'un précédent historique: l'anthropo-géographie. Enfin, nous discuterons des forces et des faiblesses de l'anthropo-écologie proprement dite.
1.- L'anthropo-écologie: un projet fort
La sémantique de l'anthropo-écologie préfigure un projet disciplinaire fort, soucieux d'un affranchissement radical à l'endroit de toute forme d'"anthropologie écologique" ou d'"écologie anthropologique". Pour poser les termes de l'opposition, l'anthropo-écologie se distingue d'abord des approches résolument anthropologiques attentives (dans des proportions variables) aux éléments environnementaux. Elle se sépare ensuite des démarches écologiques incluant (là encore dans des proportions variables) des considérations d'ordre anthropologique. L'anthropo-écologie organise, quant à elle, son raisonnement autour de la dialectique "fait social"/"fait naturel". Elle réfute le "grand partage" établissant une frontière stricte entre une entité que l'on nommerait sociale, culturelle ou symbolique et une autre que l'on qualifierait d'extra-sociale ou naturelle. Du reste, la critique porte moins sur la porosité effective d'une frontière généralement essentialisée, ce qu'anthropologues et écologues reconnaissent assez volontiers, que sur l'inanité même d'une telle frontière. La posture épistémologique de l'anthropo-écologie vise, plus sûrement, à "requalifier" l'homme comme espèce dans la biosphère et la nature comme production essentielle des sociétés humaines. Dans cet esprit, l'homme est simultanément un être générique et un être social, culturellement situé. La nature est, quant à elle, inextricablement une donnée biochimique et un "environnement" humain nécessaire à la reproduction de l'espèce humaine (question de la survie), objet culturellement signifiant engageant un intense investissement symbolique et émotionnel. A proprement parler, l'établissement d'une partition tranchée entre un "domaine" naturel et un "domaine" culturel s'avère, pour l'anthropo-écologie, largement factice sinon totalement erronée.
On peut ainsi observer que l'anthropo-écologie procède à une forme de "remembrement" épistémique articulé autour de trois grands axes: d'abord, la remise en cause de la césure opérée entre "l'homme générique" étudié par le biologiste et "l'homme social" analysé par le sociologue et l'ethnologue; ensuite la négation du clivage entre la nature biochimique (biocénose, biotope, écosystème) et la nature anthropisée (environnement); enfin et plus fondamentalement, la contestation de la ligne de fracture séparant l'homme et la nature.
Si l'expression n'était si galvaudée, on pourrait certainement parler d'une "construction sociale de la nature" et, symétriquement, d'une "construction sociale de l'humanité" dont les enjeux, société par société, mériteraient d'être repérés et discutés. On se contentera seulement de noter ici que l'ordonnancement des empiricités est tributaire d'un "système des éléments" qui s'inscrit, à suivre Michel Foucault (1966, p171), dans le cadre d'une épistémè. Dans son vocabulaire, cette dernière correspond à un "à priori [historique] qui, à une époque donnée, découpe dans l'expérience un champ de savoir possible, définit le mode d'être des objets qui y apparaissent, arme le regard quotidien de pouvoirs théoriques, et définit les conditions dans lesquelles on peut tenir sur les choses un discours reconnu pour vrai". Les critiques généralement adressées à l'approche foucaldienne, notamment la déformation des faits historiques ou la convocation de textes mineurs à l'appui de la démonstration dans le but d'asseoir sa périodisation (voir Merquior, 1986), sont ici parfaitement secondaires. Demeure intacte l'intuition première d'un classement des empiricités soumis à la variation historique, d'une socialisation différentielle du mode de "penser le monde" selon les âges. Pour notre propos et sans provocation aucune, peu importe que la périodisation retenue par Foucault soit ou non sujette à discussion. Nous retiendrons de son analyse que les empiricités aujourd'hui les mieux établies ne sont pas indifféremment "descriptibles" et "ordonnables" sur un mode transhistorique. Bien au contraire, elles doivent être lues au prisme des classements opérés par chaque époque, les modalités de définition de la périodisation retenue offrant, en soi, un espace ouvert à la discussion.
En ce sens, l'anthropo-écologie est fille de ce dessaisissement épistémologique, fréquemment nommé en première approximation "déconstruction", qu'exprime également la figure de la brèche. Pour l'anthropo-écologie, la rupture entre "faits de nature" et "faits de société", l'opposition nature/culture, doit être réinscrite dans une perspective historique et conduire à un dépassement de l'approche essentialiste. Dans le même mouvement, décoder précisément les enjeux de leur affirmation (l'irréductibilité de la nature et de la culture) invite à traiter de leur mode d'expression habituel pour mieux en pointer les faiblesses. Dans nos sociétés modernes, la "nature" est source de conflits opposant "écologistes" à "industrialistes" autour de la question de la préservation de l'environnement, de l'effet de serre, du développement durable... Dans les sociétés acéphales, les ethnologues se sont fréquemment attachés à montrer combien les déterminations naturelles contraignaient l'organisation économique et, par voie de conséquence, inféraient sur l'exercice du pouvoir politique (voir en particulier Evans-Pritchard, 1937). Outre les démentis empiriques qu'elles appellent, ces lectures passent à côté de la "texture" propre à la dialectique de l'homme et de la nature. L'anthropo-écologie se donne pour projet de la restituer dans toute son ampleur. En particulier, elle rappelle que la symbolique sociale s'ancre, pour l'essentiel, sur des faits de "nature". Les mythologies africaines étudiées par Marcel Griaule (1966) en étaient totalement imprégnées. On n'aurait aucune peine à montrer combien notre modernité en est, encore et toujours, affectée.
2.- Un précédent historique: l'anthropo-géographie
Le projet de constitution d'une discipline croisant ou, mieux, "fusionnant" les démarches anthropologique et écologique ne va toutefois pas sans soulever un certain nombre d'interrogations d'ordres théorique et méthodologique. Les leçons d'un "précédent" historique, esquisse pluridisciplinaire applaudie en son temps, guideront ici la réflexion.
Dans l'histoire des disciplines résolument "sécantes", l'école anthropo-géographique, fondée dans le dernier quart du XIXe siècle, occupe une place de choix. Si Karl Ritter en est l'initiateur, Friedrich Ratzel en est la réelle figure de proue. La thèse ratzelienne peut s'énoncer comme suit[4]: l'histoire de l'homme (en sa qualité d'être générique) ne peut être sérieusement envisagée en l'absence de prise en compte de son espace géographique. Exprimée en ces termes, cette thèse se montre parfaitement pertinente et mérite attention et respect. Il demeure qu'elle conduit à un strict partage, selon le vocabulaire de l'époque, entre "races naturelles" et "races civilisées" ou "races culturées". La raison scientifique invoquée est proprement et rigoureusement déterministe. Par-delà et en dépit de l'unité biologique de l'homme, posture "progressiste" qu'il défend avec vigueur, Ratzel observe que les "races naturelles" sont proches de la nature et pauvres en culture. Pour le dire vite, elles sont étroitement soumises aux contraintes environnementales. Vivant aux confins des mondes habités, elles sont dans l'impossibilité de se développer au contact d'autres sociétés, en particulier d'entretenir des relations avec les "races culturées". Par parenthèses, on peut noter l'influence exercée par le diffusionnisme sur l'approche promue par Ratzel. Précisant que l'essentiel des traits culturels sont, à la mesure du développement relatif des différentes "races" et selon le poids de certaines contraintes environnementales, empruntés aux sociétés avec lesquelles s'opèrent des échanges, le diffusionnisme donne du grain à moudre à Ratzel. Selon lui, les "races civilisées" ou "races culturées" sont, à l'inverse des premières, riches en culture et développent un rapport à la nature médié par la technique. Elles vivent dans des zones tempérées, fertiles, peu soumises aux aléas naturels. En un mot, les contraintes environnementales pèsent peu sur ces sociétés. Leurs contacts, riches et nombreux, sont favorisés par l'existence d'un solide réseau de communication qu'autorise une nature somme toute clémente.
Passons sur l'ethnocentrisme grossier sous-tendu par la théorie ratzelienne pour nous intéresser aux réactions et commentaires de ses premiers et principaux discutants. C'est le géographe Paul Vidal de la Blache (1922) qui, le premier, fait la critique du déterminisme radical de l'approche défendue par Ratzel. S'il accorde à l'anthropo-géographe que les contraintes environnementales sont déterminantes, il se refuse à accepter qu'elles soient décisives. A l'intérieur de ce maillage naturel certes éminemment contraignant, l'homme fait montre d'un génie inventif qui lui donne, pour employer une expression actuelle, certaines "marges de manoeuvre". Dans une phrase aujourd'hui célèbre, Vidal de la Blache énonce ce dernier argument: "Si aucune cause naturelle ne peut être négligée, aucune ne saurait suffire..."
Aux Etats-Unis, Alfred-Louis Kroeber et Clark Wissler entreprennent également, quelques années après Vidal de la Blache, de discuter la thèse de Ratzel. Pour s'en tenir à lui, Kroeber (1939) se propose notamment de répertorier les différentes institutions du Far West américain. Bien qu'écologiquement uniforme, il observe que cet espace est constitué d'une mosaïque de groupes humains. En pointant que coexistent différentes cultures au sein de milieux naturels pourtant écologiquement homogènes, il est ainsi amené à "retourner" la thèse ratzelienne. Pour être plus précis, Kroeber vise d'abord à établir des correspondances entre les différentes sociétés présentes sur un même territoire afin de définir des "aires culturelles". Ensuite, il dresse la carte des "aires naturelles", pendant écologique des premières, chacune ayant en commun un certain nombre de facteurs abiotiques. Enfin, il entreprend la comparaison des deux topographies pour conclure que la distinction des "aires culturelles", lieux de diffusion d'une culture commune, demeure inintelligible en l'absence de prise en compte des facteurs environnementaux. Pour autant, la correspondance entre "aires culturelles" et "aires naturelles" n'est que très relative, contrairement à ce que suppose Ratzel. Kroeber argumente ainsi que des processus endogènes (inventions culturelles), mais surtout exogènes (diffusions culturelles) interdisent de "superposer", de façon mécanique et automatique, sur une "aire naturelle" son équivalent culturel. La théorie déterministe de Ratzel subit alors un démenti définitif.
3.- Questions à l'anthropo-écologie
Cette longue parenthèse, la présentation de l'école anthropo-géographique et la restitution des discussions qu'elle a pu susciter, répond finalement ici au seul objectif d'introduire à la problématique suivante: l'échec notoire de l'école anthropo-géographique tient-il essentiellement aux relents ethnocentriques de ses thèses et à la rigidité de sa posture déterministe? Autrement dit, la même discipline épurée de ses scories normatives et affranchie de ses présupposés adéquationnistes (entre milieu et culture) opposerait-elle une plus solide résistance aujourd'hui? Il nous apparaît que les critiques formulées respectivement par Vidal de la Blache et Kroeber se placent sur un autre terrain. In fine, elles invitent à abandonner cette première hypothèse. Au fond, l'école anthropo-géographique n'avait tout simplement pas les moyens de ses ambitions. De fait, ses partisans manquaient des assises nécessaires pour porter un projet d'envergure: rien moins qu'une anthropologie adossée et corrélée à une étude des milieux naturels. Chacun dans leur domaine de compétences, géographes et anthropologues n'ont pas manqué de notifier les manques, faiblesses et autres abîmes de l'anthropo-géographie. Dans cet exemple, la pluridisciplinarité a moins enrichi qu'appauvri la pratique usuelle et séparée des géographes professionnels d'un côté, des anthropologues de métier de l'autre.
En l'absence même de tout affleurement ethnocentrique ou déterministe, la prudence sinon la méfiance préside donc ici à la discussion des prétentions affichées par l'anthropo-écologie naissante. En effet, le risque est grand de retrouver, à nouveaux frais, les égarements passés de l'anthropo-géographie. En particulier, le discours à vocation universelle (anthropologique) sera-t-il respectueux des singularités culturelles, écologiques que décrivent respectivement ethnologues et écologues? Sous couvert de montée en généralité, le danger de la mise à distance des travaux ethnographiques portant sur des sociétés singulières et des recherches écologiques organisées autour d'écosystèmes précis est bien présent. En germe, on peut craindre que la fédération des savoirs menée sur le double terrain de l'écologie et de l'anthropologie se limite, précisément, à ces deux seules dimensions[5] fédératrices que sont la question de l'apport énergétique, la dépendance pour la survie d'une part, la dimension symbolique, la nature fondatrice des mythologies de l'autre.
Là où les rapports entre les sociétés et leurs natures préoccuperont l'ethnologue, l'écologue s'attachera aux rapports entre les natures et leurs sociétés, inversant ainsi l'ordre des priorités épistémologiques et méthodologiques. L'anthropo-écologue, quant à lui, sera en quête des invariants anthropologiques et écologiques du rapport dialectique entretenu par l'homme et la nature, aucun des deux termes de l'analyse ne bénéficiant, au demeurant, du moindre privilège épistémologique ni du moindre primat méthodologique. Cette posture, assurément ambitieuse, laisse toutefois songeur. A se limiter à cela, dans la mesure où le passage du "savoir local" au "savoir global", pour reprendre les termes de Clifford Geertz (1983), est déjà parsemé d'embûches pour l'ethnologue de métier et l'écologue professionnel, qu'advient-il alors de l'anthropo-écologue face à la démultiplication des pierres d'achoppement qui font obstacle à son projet de synthèse? Ne faut-il pas opposer à la démarche anthropo-écologique l'approche, plus modeste mais non moins fructueuse, des ethnosciences? Certes, l'une comme l'autre affirment que la nature est moins une donnée toujours-déjà-là qu'un enjeu de définition et qu'autour d'elle sont établies des grammaires argumentatives plus ou moins conflictuelles, plus ou moins consensuelles. Il demeure que l'une (les ethnosciences) étudie les taxinomies locales et emprunte une démarche inductive et que l'autre (l'anthropo-écologie) met l'accent sur les homologies de structure qui transcendent les variations stylistiques locales et recourt à la méthode déductive... Et que si la première se fixe un programme de recherche que l'on peut qualifier, en première approximation, de faisable (empiriquement) et de raisonnable (théoriquement), que dire du programme établi par la seconde?
Finalement, plutôt que sur la pluridisciplinarité, ne vaut-il pas mieux parier sur une interdisciplinarité, nécessairement autre que de bon aloi? Rendre compte des relations complexes liant les hommes à leur "environnement" ou, dans une démarche sensiblement opposée, des relations culturelles au sein d'un écosystème donné n'appelle-t-il pas la coopération d'équipes "mixtes", composées de biologistes, de nutritionnistes, d'écologues et d'ethnologues, chacun recourant au prisme de sa discipline pour répondre à des interrogations communes, préalablement définies avec plus ou moins de précision? Ici comme ailleurs, la schématisation est néanmoins inévitable. In fine, les registres de l'observation étant inépuisables, chaque professionnel va procéder au découpage de sa réalité. Le biologiste s'attachera plus précisément à l'étude du biotope, le nutritionniste aux consommations ainsi qu'aux dépenses alimentaires, l'ethnologue à l'organisation sociale des collectivités présentes sur le territoire... Dès lors, comment "convertir" en une unité de compte, commune à l'équipe interdisciplinaire, des résultats d'enquête ancrés dans des matrices disciplinaires largement irréductibles les unes ou autres? La comparabilité des données, et donc la possible cumulativité des savoirs, n'étant que très rarement effective, la pratique la plus courante consiste alors à procéder à une modélisation mathématique des principales "variables" supposées pertinentes, modélisation présumée fournir le langage commun "spontanément" introuvable. Si les détails de la "cuisine" interne revêtent peu d'intérêt ici, leurs conclusions sont de la plus haute importance. En dernier ressort, ces approches écosystémiques fondées sur l'interdisciplinarité prennent fréquemment une tournure économétrique passablement réductrice. Nombre de "variables" initiales sont éludées faute d'entrer dans le noyau dur du modèle. Quant à la dimension symbolique du rapport des hommes à leur "environnement", elle est proprement ignorée. Effectivement comment l'appréhender? Et, question subsidiaire, comment en mesurer les variations? (voir à ce propos Di Castri, 1976).
Faut-il alors parier sur la transdisciplinarité? Certains, on le sait, revendiquent avec force cette posture. En France par exemple, Edgar Morin la défend avec ardeur et non sans un certain bonheur. Il prône notamment un "remembrement systémique" des savoirs (et des disciplines) afin de battre en brèche la "pensée mutilante" qui obère si fortement aujourd'hui l'avenir des possibles scientifiques[6]. Qu'on le regrette ou qu'on s'en réjouisse, l'accentuation du mouvement de spécialisation régit toutefois de plus en plus le travail scientifique. C'est un fait qu'un homme seul, aussi érudit soit-il, ne peut désormais plus prétendre posséder, avec le talent qu'on lui reconnaissait, le savoir encyclopédique d'un Leibniz. La culture de l'"honnête homme" ne suffit plus à la maîtrise de ces différents savoirs, sauf à rester à un très haut niveau de généralité. Le scientifique qui fait voeu de transdisciplinarité prête ainsi le flanc aux critiques justifiées des divers corps de spécialistes qui lui reprocheront fréquemment le schématisme de ses emprunts, le réductionnisme de ses références, la mobilisation partielle (éventuellement partiale) de leurs propres matrices disciplinaires.
De la même manière qu'il doit exposer les conditions épistémologiques qui président au passage de l'ethno-écologie et de la socio-écologie (savoir local) à l'anthropo-écologie (savoir global), l'anthropo-écologue est donc tenu d'expliciter clairement les modalités méthodologiques de saisie des rapports dialectiques qui lient l'homme et la nature. Pluridisciplinarité, interdisciplinarité et transdisciplinarité sont autant d'appuis possibles pour la réalisation de son entreprise, à condition toutefois de bien mesurer les difficultés voire les apories de leur mise en oeuvre.
Conclusion
Au fondement de l'anthropo-écologie, le souci de rendre compte du rapport dialectique entre "faits naturels" et "faits sociaux" fixe les assises d'un projet fort. Pour l'heure toutefois, un certain nombre de problèmes épistémologiques et méthodologiques rendent le carrefour disciplinaire passablement embouteillé. Passer de la position de principe (tenir ensemble une étude de l'homme et de la nature) à la discipline fondée scientifiquement (avec des paradigmes, des théories, des méthodes...) relève, aujourd'hui encore, de la gageure. En un mot, l'anthropo-écologie peine à fédérer, sous sa bannière, les savoirs écologiques et anthropologiques. L'originalité des travaux consacrés, depuis une vingtaine d'années, à l'agroforesterie ouvre toutefois, dans le domaine de la pluridisciplinarité, des voies prometteuses dont l'anthropo-écologie pourrait utilement s'inspirer (voir Miquelet Hladik, 1984).
Le dialogue de l'anthropologue, "astronome des sciences de l'homme" et de l'écologue, "astronome des sciences de la vie" (Deléage, 1991, p5) initié par l'anthropo-écologie ouvre ainsi une brèche dans la monodisciplinarité et impose un effort de lecture pluridisciplinaire. En dépit des obstacles épistémologiques et méthodologiques qu'il lui faudra surmonter, cette discipline naissante ouvre un certain nombre de perspectives de recherches tout à fait stimulantes.
- Notes:
- 1.- La synécologie traite de l'"ensemble des interrelations qu'entretiennent dans un milieu les diverses populations animales ou végétales qui l'habitent". G. Guille-Escuret (1989, p.17).
- 2.- L'ethno-écologie entreprend l'"analyse comparative des relations socio-écologiques". G. Guille-Escuret (1989, p.10).
- 3.- Entendue comme un champ disciplinaire d'étude des invariants anthropologiques observés dans les rapports à la nature: dépendance pour la survie et investissement symbolique. G. Guille-Escuret (1989).
- 4.- Pour une première présentation, on se reportera avec profit à J. Blondel (1979), Biogéographie et écologie, en particulier à son introduction.
- 5.- Assurément centrales, ces deux dimensions n'épuisent pas le questionnement des rapports entre l'homme et la nature.
- 6.- Pour une synthèse, cf. E. Morin (1984).
- Références bibliographiques:
Blondel J. (1979), Biogéographie et écologie, Paris, Masson.
di Castri F. (1976), "International, Interdisciplinarity Research in Ecology: Some Problems of Organization. The Case of the Man and the Biosphere (MAB) Programme", Human ecology, no3.
Deléage J.-P. (1991), Une histoire de l'écologie, Paris, Points Seuil, 1994.
Evans-Pritchard E. E. (1937), Les Nuer. Description des modes de vie et des institutions politiques d'un peuple nilote, Paris, Gallimard, 1994.
Foucault M. (1966), Les mots et les choses. Une archéologie des sciences humaines, Paris, Gallimard.
Geertz C. (1983), Savoir global, savoir local. Les lieux du savoir, Paris, PUF, 1986.
Griaule M. (1966), Dieu d'eau. Entretiens avec Ogotemmêli, Paris, Le livre de Poche, 1996.
Guille-Escuret G. (1989), Les sociétés et leurs natures, Paris, Armand Colin.
Kroeber A.-L. (1939), Cultural and aeras of native North-America, Los Angeles, University of California Press.
Merquior J.-G. (1986), Foucault ou le Nihilisme de la chaire, Paris, PUF.
Miquel S., Hladik A. (1984), "Sur le concept d'agroforesterie: exemple d'expériences en cours dans la région de Makokou, Gabon", Bulletin d'écologie, no3.
Morin E. (1984), Sociologie, Paris, Fayard.
Vidal de la Blache P. (1922), Principes de géographie humaine, Paris, Armand Colin.
- Notice:
- Frétigné, Cédric. "Questions à l'anthropo-écologie", Esprit critique, Hiver 2003, Vol.05, No.01, ISSN 1705-1045, consulté sur Internet: http://www.espritcritique.org