Modèles de pratique en sciences infirmières et nécessités d'intervenir. Mais que vient faire la notion d'intervention dans la conception de la pratique infirmière?
Par Yves Couturier et Julie Daviau
Résumé:
Mais que vient donc faire la notion d'intervention dans la conception de la pratique infirmière? Alors même que la discipline offre des modèles conceptuels des plus puissants pour définir la profession. Le présent article présente certains résultats de recherche d'une thèse doctorale soutenant l'idée que la diffusion extraordinaire de la notion d'intervention constitue un indicateur de la transformation de la professionnalité dans les métiers relationnels, dont les sciences infirmières. Au coeur de ces transformations apparaît la question de l'arrimage transdisciplinaire de l'action professionnelle de divers métiers sociosanitaires à la faveur de nécessités d'intervenir de plus en problématisées de telle sorte d'ouvrir les frontières disciplinaires. Quel impact auront ces transformations sur la production même des modèles conceptuels en sciences infirmières?
Auteurs:
Yves Couturier, Ph.D. Université de Sherbrooke, Québec, Canada.
Julie Daviau. Université de Sherbrooke, Québec, Canada.
Introduction
Il apparaît que la notion d'intervention connaît une vogue assez importante pour la poser comme objet de recherche (Nélisse, 1997; Soulet, 1997) et pour suggérer qu'elle se substitue depuis quelques années à des désignations pourtant canoniques, comme par exemple celle de relation d'aide en travail social ou de soins en sciences infirmières (Couturier, 2001). En effet, la pluralité des usages de cette notion est des plus grandes et, sa prospérité, indicatrice d'une transformation même de la professionnalité. Nous avons exploré l'hypothèse de Crapuchet anticipant, dès 1974, l'émergence d'une langue commune à ceux qui interviennent. Pour ce faire, nous avons analysé les usages et les sens de la notion d'intervention pour une vingtaine de travailleuses sociales et d'infirmières oeuvrant en Centre local de services communautaires (CLSC[1]), afin de démontrer que la diffusion de la notion en question était indicatrice de réussites invisibles de l'interdisciplinarité (Faure, 1992). Si cette hypothèse coulait de source pour les travailleuses sociales, dont la désignation émergeante est clairement celle de l'intervention (Chopart, 2000), il n'en allait pas de même a priori pour les infirmières qui, contrairement à leurs collègues travailleuses sociales, possèdent un appareillage conceptuel, des modèles conceptuels, structuré autour notamment de concepts de soin. Bien que ces modèles conceptuels apparaissent suffisamment forts pour connaître une vie et un essor autonomes, force fut de constater que tant au plan empirique qu'au plan théorique émergent des usages d'intervention qui s'ajoutent aux modèles conceptuels en place en soins infirmiers.
Le présent article vise à exposer quelques éléments de réponses à la question en titre: mais que vient donc faire la notion d'intervention dans la conception de la pratique infirmière? Pour ce faire, nous rendons compte, dans un premier temps, de l'analyse du champ sémantique de l'intervention, puis, dans un second temps, d'une grammaire de l'intervention dont nous soutenons qu'elle constitue l'une des trames langagières de l'interdisciplinarité dans les métiers relationnels (Demailly, 1998).
Modèles conceptuels en sciences infirmières et intervention
Il serait facile de démontrer, à partir des écrits conceptuels en soins infirmiers, que la notion d'intervention occupe une place secondaire. Lauzon et Pépin (2000) ont fait l'exercice de reconstruire le champ sémantique dans lequel se distribuent les différents concepts étudiés en sciences infirmières. En outre du pivot soin, les auteurs constatent la prégnance des concepts tournant autour des notions d'environnement, de processus, en outre de diverses caractéristiques propres au travail infirmier. Au plan des modèles conceptuels, sans doute est-ce le concept de soin qui en structure le plus grand nombre (Orem, Henderson, ou Allen, par exemples). Or, nous avons observé en pratique un usage extansif de la notion d'intervention pour désigner la pratique infirmière.
Actes, traitements et intervention
De prime abord pour un profane, l'acte de l'infirmière, telle une injection, pourrait se résumer à un acte surtout technique, ne mobilisant pas ou peu ses ressources relationnelles. Mais à y regarder de plus près, la grande majorité des actes touchant directement le patient implique une relation, si ce n'est pour obtenir sa collaboration, au moins pour légitimer l'acte en tant que tel. L'infirmière préparera sans mots dire le dosage d'un médicament, choisira l'instrument de son application, le moment opportun du traitement. Elle justifiera cependant l'ensemble, l'intervention, avant de s'exécuter. L'intervention implique donc une justification que l'acte, suffisant en lui-même, n'exige pas.
Au plan conceptuel, l'usage de la catégorie intervention n'a pas tout à fait la même prégnance dans les écrits provenant des sciences infirmières qu'en ceux du travail social. En fait, nous nous demandions a priori si la notion en titre n'était signifiante que pour les professions strictement sociales. Or, si les infirmières se réfèrent bien évidemment d'abord à une sémantique médicale - l'intrusion dans le corps de l'autre par l'intervention chirurgicale par exemple (Orsini, 1979: 69) -, elles se réfèrent aussi à des univers sémantiques plus sociaux, notamment en CLSC, à la faveur d'une reconceptualisation de la pratique infirmière par le modèle McGill (développé par Allen), notamment. Ainsi, le terme intervention a une grande signifiance chez les infirmières sociales (Osiek-Parisod, 1994), toutes les infirmières visiteuses, les infirmières oeuvrant au sein d'organisations scolaires, de prévention, etc.
Collière (1982) retrace trois grands courants structurant l'ethos infirmier. Un courant techniciste, centré sur la maladie, un courant humaniste, centré sur la relation, et un courant développementaliste, centré sur la santé. L'ensemble des informations recueillies ici peut, selon nous, se lire à la lumière de ce découpage, notamment pour ce qui a trait à l'abondante production de modèles conceptuels cherchant à définir et à prescrire le travail infirmier. Descriptifs autant que prescriptifs (Adam, 1999), ces divers modèles s'appuient pour la plupart sur une conception du soin dont l'étendue varie quelque peu. Sans doute est-ce Orem (1987) qui aura le plus formalisé le concept de soins infirmiers. Celui-ci réfère à une catégorie d'actions professionnelles suppléant au déficit d'auto-soin d'une personne malade ou handicapée. Les soins infirmiers sont donc l'ensemble des activités de suppléance permettant le maintien de la vie, ici entendue au sens bio-psycho-social du terme. Outre l'énoncé liminaire du caractère relationnel du travail infirmier, soit le caring, présent dans tous les modèles récents, existe un continuum partant de Orem, où le relationnel est instrumentalisé en vue de l'atteinte des résultats biomédicaux, à Henderson puis Watson (1998), Parse (1987) et Mill et al. (2001), où la part du caring est en soi constitutive du spécifique des soins infirmiers. Alors que chez Orem le concept de soin et ses dérivés sont des plus inamovibles, c'est chez les modèles plus sociaux qu'apparaît avec plus de prégnance la notion d'intervention; pensons notamment au modèle McGill (exposé par Martin, 1992) à l'oeuvre dans les CLSC. En fait, les modèles conceptuels en soins infirmiers participent tous d'un effort vigoureux de promotion professionnelle (Adam, 1999) et d'un effort tout aussi vigoureux de distinction quant à la conception du travail infirmier conçu comme soutien à celui des médecins.
Croff (1994: 121) conçoit un rôle propre aux infirmières, ce que Collière (1982: 300) considère comme l'une des trois dimensions des soins infirmiers (avec la suppléance et les actes délégués). C'est d'ailleurs à la faveur de l'émergence de ce rôle propre que la notion d'intervention put s'implanter en sciences infirmières. En effet, la reconnaissance de ce rôle crée "l'espace d'intervention de l'infirmière" (Acker, 1991: 124) dans lequel se développe le concept de diagnostic infirmier (Carpenito, 1986; Gordon, 1987), duquel découlent les guides et répertoires diagnostiques, puis les recherches classificatoires sur l'intervention. En fait, tant et aussi longtemps que le travail des infirmières était socialement reconnu surtout comme une série d'actes médicaux délégués, ou comme des actions incertaines nimbées du flou des affaires féminines, l'usage de la notion d'intervention était insignifiante. La création d'un rôle propre pour les infirmières leur a permis d'accéder à la reconnaissance professionnelle, au droit d'intervenir d'office. Cette reconnaissance s'articule autour de deux principaux éléments: la reconnaissance du caractère relationnel du travail des infirmières, ce que d'aucuns reconnurent relativement facilement, et la reconnaissance de l'autonomie professionnelle qu'il implique. Pour ce faire, il fallait donc pouvoir émettre un diagnostic infirmier évaluant des dimensions propres à l'action en soins infirmiers.
Mais pour véritablement accéder au statut de "grands", il leur fallait accéder à la légitimité des "grands", soit celle de la démarche expérimentale. Pour ce faire, à chaque diagnostic infirmier doit correspondre une intervention infirmière (Lauzon et Adam, 1996) conventionnée technologiquement, politiquement et scientifiquement. Une fois le rôle propre et la capacité de produire des diagnostics spécifiques au domaine infirmier reconnus, il allait de soi que les infirmières demandent à se faire reconnaître comme expertes cliniques, en certains domaines (ex.: en obstétrique, en traitement des plaies, etc.), expertes ayant leur autonomie professionnelle. Ce faisant, naît la figure de l'infirmière clinicienne, de la nurse practitioner, qui pourra produire des diagnostics et intervenir de façon autonome dans son champ d'expertise. Pour Acker, cette déclinaison de l'expérimenté féminin vers l'expérimental scientifique procède d'une logique de rationalisation du travail infirmier générant à la fois "une extension symbolique de la fonction d'infirmière" (1991: 135) vers le modèle médical et une certaine taylorisation (Duhart et Charton-Brassard, 1973: 86) des soins par des protocoles d'intervention quadrillés de plus en plus près.
Allen (exposé par Martin, 1992) propose un modèle conceptuel (dit modèle McGill) où l'emphase n'est pas mise comme chez Orem sur un rapport entre déficit d'auto-soin des patients et capacité de suppléance des infirmières. Construit à l'encontre des divers modèles de suppléance, le modèle McGill, très présent dans les CLSC, met de l'avant la valeur de la promotion de la santé à l'égard de quatre grandes composantes: l'environnement, la personne, la santé et le soin, ce qui forme selon Malo et al. un métaparadigme (1998: 28), un conceptual framework (Kozier et al., 2000). Plutôt qu'assistante du médecin, ce modèle pose l'infirmière en complémentarité avec l'ensemble des professionnels du réseau sociosanitaire, avec comme spécificité le mandat de porter le projet de promotion de la santé. Ici, la valeur centrale est moins l'entretien de la vie que la santé en tant que telle. Dans cette approche proactive, arrimée aux politiques sociales et aux objectifs de santé publique, la catégorie intervention trouve un usage plus fréquent, proche de celui que nous avons trouvé en travail social. Ce modèle permet en fait l'expansion du champ disciplinaire des infirmières du côté des professions du social. Ainsi, Malo et al. distinguent l'intervention traditionnelle ("prévues, précises et ordonnées") de l'intervention McGill, adaptée à la complexité de toute situation. L'importation des sciences sociales n'est pas ici inscrite dans une simple perspective d'humanisation des soins ni d'efficacité du cure, mais découle d'une inversion fondamentale dans les valeurs sous-tendant l'action des infirmières.
Dans plusieurs modèles conceptuels, l'intervention est en deçà du soin, mais au-delà de l'acte, formalisé en divers protocoles. L'intervention constitue le moment critique de la réalisation de l'art infirmier comprenant à la fois des actes et une mobilisation existentielle de soi. Ainsi, pour Adam, les soins infirmiers se composent de postulats, de valeurs, et de six éléments constitutifs, dont le cinquième est l'intervention en tant que telle (1979: 6). De même, Bizier schématise graphiquement le modèle Henderson à l'aide de volumes représentant un processus générique: collecte de données, interprétation, planification, intervention, évaluation (1983: 45). Pour Adam, les modes d'intervention sont les "moyens" (1979: 8) dont dispose l'infirmière pour réaliser son action. Elle nomme ainsi les interventions: encourager, rappeler le but d'un exercice, utiliser les termes physiologiques appropriés (1979: 42), etc. Kozier et al. (2000) réduisent aussi les usages de la notion d'intervention à la dimension de l'acte dans leur ouvrage présentant les différents modèles conceptuels en sciences infirmières, alors que Timby renvoie à une intrusion dans la vie d'autrui qui exige une haute moralité ("intervening in emergency situations", 2001: 777). Il est en outre fréquent en soins infirmiers que les termes activité ou acte soient préférés à intervention pour désigner la part paramédicale ou technique de l'action des infirmières. Dans son tableau intitulé Système d'action des infirmières en milieu scolaire (1994: 125), Osiek-Parisod utilise le terme action pour désigner l'ensemble de la mobilisation de l'infirmière. La catégorie intervention constitue alors une sous-dimension référant à la légitimité de ladite action. Et Bizier écrit que le modèle conceptuel de Henderson permet à l'infirmière de mesurer "l'étendue de ses interventions", c'est-à-dire de savoir quelles sont les fonctions et la place qu'elle occupe au sein de l'équipe de soins (1983: 14). Il existe une longue tradition de formalisation de ces actes, au nombre de 168 selon la Classification et fonctions du personnel infirmier des hôpitaux en 1967 (Petitat, 1989: 92). Ainsi, "L'acte de nursing [...] se rapporte à l'intervention, c'est-à-dire ce que l'infirmière fait et comment, ce faisant, elle atteint ses buts" (Travelbee, 1978: 35).
Enfin, après vingt ans de réflexion, Aguilera et Messick affirment qu'ils croient que le terme "Intervention convient mieux que traitement" (1976: vii) pour dire le travail des infirmières, car il leur semble moins médicalisant et plus proche des sciences sociales. Le traitement apparaît trop instrumental et procédural, alors que l'intervention est mouvement, moment critique de la réalisation du soin dans toute la plénitude de sa complexité (ex.: Benner, 1995: 67). Tantôt la notion de soin semble plus étroite que la notion d'intervention, alors qu'elle exprime une vision idéalisée et vocationnelle de l'activité infirmière, tantôt elle exprime l'approche globale des infirmières (Orem, 1987), le soin reliant care et cure[2] (Lazure, 1985: 631) dans un projet humaniste et praxique.
Le champ sémantique de l'intervention
La section précédente a démontré la prégnance de la notion d'intervention pour les soins infirmiers. Elle a en outre permis d'illustrer le foisonnement des usages et des sens de cette notion pour modéliser la pratique infirmière. Nous nous proposons pour la suite de l'article de reconstruire le champ de dispersion de l'intervention en identifiant des airs de famille de ces usages et sens.
L'intervention et la protocolarisation du travail en soins infirmiers
L'un des termes les plus convenus pour nommer la pratique en soins infirmiers est celui de démarche de soins infirmiers. Cette expression permet de combiner au plan symbolique la méthode scientifique à l'art (Doenges et al, 1996: 7). L'intervention n'est alors que le moment appliqué de la démarche. Bizier (1983) emploie d'ailleurs indifféremment intervention et exécution pour désigner le faire de l'action infirmière, et Kozier et al. (2000) renvoient à une action planifiée de la phase implementing. Dans cette perspective, l'intervention est moins rencontre intersubjective ou praxis[3] qu'application rationnelle d'une méthode, application qui comprend éventuellement des tacites et implicites et qui exige pour son efficace un climax relationnel. Dans un guide pratique, Gordon et Benner nomment comme intervention l'ensemble des actions de l'infirmière, de la planification à l'évaluation (1995: 244). Shortridge et Lee définissent quant à elles l'intervention thérapeutique comme un "acte de soin planifié et administré dans un but spécifique" (1982: 588). Dans cette perspective, intervenir, c'est surtout décider "lucidement" d'agir (Montésinos, 1991: 115), la lucidité étant mâtinée de savoirs scientifiques, de savoirs d'expérience et de raisons pratiques.
Nous avons aussi observé que les nombreux protocoles encadrant le travail des infirmières, ce que Theureau désigne comme l'activité sérielle des infirmières (1997: 163), se construisent en partie à travers la catégorie intervention. Petitat (1992) relève par exemple la protocolarisation du toucher affectif, notamment auprès de grands malades alités ou de personnes âgées en établissement de soins de longue durée. Ce protocole est désigné intervention et se décrit par une série d'étapes, d'aiguillages, de séquences et de tâches proches de la thèse générale développée par Nélisse (1993), affirmant que la diffusion de l'intervention indique une protocolarisation du travail dans les métiers relationnels. Néanmoins, dans le cadre d'une démarche de soins, l'infirmière choisit d'intervenir (McFarland et McFarland, 1995: 16). Cette idée de choix réfère cependant moins à une praxis qu'au travail diagnostique lui-même, duquel découle un certain nombre restreint d'interventions possibles. L'intervention est ici moins une volonté d'agir que le mouvement de mise en oeuvre de connaissances scientifiques condensées dans un protocole. Si l'acte, comme le geste, est objectivable, nous avons vu qu'il n'épuise pas la complexité de l'action, et que certains auteurs emploient alors le lexème intervention pour en appeler au caractère relationnel de l'action. Mais en regard de ce courant humaniste se trouve un important courant rationaliste cherchant à modéliser l'action infirmière, rationalisation qui appellera l'élaboration positive d'interventions. McCloskey et Bulechek (1993; 1996) rendent compte d'un effort important de classification des interventions infirmières qui vise à doter les infirmières d'un langage standard, condition première de la scientificité de la profession selon les auteurs. Cet effort de rationalisation découle pour nous de la reconnaissance du diagnostic infirmier tel qu'exposé supra. Grobe (1993) accuse McCloskey et Bulechek de positivisme en cherchant à produire une catégorisation calquée sur le modèle des sciences naturelles. Pour ces chercheuses, les interventions sont en effet constituées et sériées d'actions et de comportements "appropriés" (1996: 23), regroupés empiriquement autour d'exigences pratiques et de connaissances objectives. Elles s'opposent cependant au point de vue de Doenges et al. (1996: 16) réduisant l'intervention à une opération simple (ex.: intuber) relative à une symptomatique. Pour elles, l'intervention se constitue:
"des soins directement prodigués au patient. Ces soins comprennent les soins prescrits par l'infirmière relativement à un diagnostic infirmier, les soins prescrits par le médecin relativement à un diagnostic médical ainsi que les activités quotidiennes essentielles que le patient est incapable d'accomplir". (1996: 36)
Dans cette définition, la catégorie soin est incluse à une catégorie plus large, celle de l'intervention. Cela indique selon nous que la notion d'intervention renvoie à une mise en forme du travail extérieure à la pratique infirmière, mise en forme qui articule des légitimités à un processus générique d'action professionnelle, en fait transprofessionnelle. L'intervention, par-delà la diversité des faires qu'elle engage, procède donc d'une intention sociale.
Contrairement à une perspective strictement actionnaliste, la série d'actes et de comportements professionnels n'est pas ici le simple fruit de la volonté d'une professionnelle, morale et volontaire, en regard de la demande d'un client. Le problème et les connaissances qui le concernent définissent avec assez de précision les possibles de l'intervention. Ainsi, les interventions et leurs compositions possibles apparaissent comme données, le travail des chercheuses se limitant alors à la recension des divers couples problème/intervention. Dans la première phase de leur recherche, Doenges et al. (1996: 16) ont identifié 336 interventions, toutes structurées comme suit: un intitulé formel, traitement d'un déséquilibre électrolytique: hypocalcémie, une définition de l'action, mise en oeuvre de moyens visant à favoriser l'équilibre calcique..., et une série d'activités dont l'ordre et la réalisation dépendront du diagnostic infirmier. Il ne s'agit pas d'une véritable liste de procédures ou de protocoles mais d'un certain nombre d'actions clefs (1996: 44) dont l'articulation méthodique définit une intervention en sciences infirmières. Les chercheuses relèvent, au surplus, de nombreuses "catégorisations d'interventions", en général formulées de façon générique (contrôler la douleur, répondre aux besoins affectifs, etc.). Il ne s'agit pas ici d'actes, parfois appelés interventions, plus spécifiques et au nombre de 2500 chez Campbell (cité par McCloskey, Bulechek, 1996: 23).
Au coeur de cette perspective de formalisation des soins infirmiers réapparaît le courant techniciste centré sur la maladie "[qui] exige une intervention infirmière" (Doenges et al, 1996: 14). La relation rôle propre et diagnostic infirmier implique dans bien des cas une rationalisation de l'action complexe, le terme intervention s'impose alors comme le plus efficace pour désigner cette mise en ordre du faire des infirmières en réponse à un problème souvent perçu comme indiscutable.
Bref, l'usage de la notion d'intervention renvoie ici à une rationalisation du travail, à son inscription dans le monde des systèmes, avec les enjeux de taylorisation que cela comporte.
L'intervention et la socialisation du travail en soins infirmiers
Il semble que les infirmières puisent de plus en plus dans les sciences humaines (Abdelmalek et Gérard 1995: 12; Lauzon et Pépin 2000: 17; Perreault et Saillant, 1996) pour réaliser et concevoir leur travail, et ce à l'encontre du fait qu'il fut historiquement orienté (soit) vers des tâches techniques, souvent répétitives et inscrites dans des protocoles (Orem, 1987: 35). Leclair déplore d'ailleurs que "l'intervenant ayant une formation "d'infirmière" [...] est essentiellement perçu comme un distributeur de premiers soins et comme une personne pouvant intervenir essentiellement sur le plan physique" (1982: 204), et Osiek-Parisod décrit combien il est difficile pour les infirmières scolaires de se faire reconnaître comme de véritables intervenantes (1994: 39). Au mieux sont-elles des dispensatrices de soins et des dépisteuses de problèmes que leur accès privilégié à l'intimité, à la faveur de la proximité au corps, leur permet de réaliser. En fait, l'action infirmière est plus qu'une action paramédicale: il y a "plus que ça" écrit Adam (1979: xi). Les infirmières s'efforcent de faire reconnaître les dimensions tacites de leur action professionnelle, dimensions longtemps considérées comme "résidu" de leur pratique (Petitat, 1989: 349), comme part féminine. C'est du côté du soin, catégorie féminisée s'il en est une (Saillant, 1992; Carpentier-Roy, 1991), que se retranchait l'indicible et le tacite de la pratique infirmière, nommés caring, "la part d'imprévisibilité" (Brassard et Duhart 1978: 172) dans les traitements médicaux, véritable "pratique officieuse" des infirmières (Duhart et Charton-Brassard, 1973: 91). L'intervention est alors une relation peu ou mal reconnue, se réalisant dans le cadre général des services sociosanitaires de l'État. La catégorie intervention apparaît, de ce point de vue, comme une ouverture, favorisant une certaine émancipation du joug médical et patriarcal. En appeler de l'intervention, c'est revendiquer la reconnaissance du travail de l'ombre, l'émancipation de l'assujettissement médical, notamment par une expansion du côté des sciences sociales et par la conquête du "rôle propre".
Osiek-Parisod écrit, à propos des infirmières scolaires, que leur intervention professionnelle se loge au carrefour de trois logiques, de trois univers conflictuels: de la profession, du système scolaire et de "la relation psycho-relationnelle de la relation à l'usager" (1994: 16). Ce carrefour participe d'un champ d'intervention dont l'un des paramètres est le développement du concept de santé globale (le bio-psycho-social) en appelant à la transgression des frontières disciplinaires canoniques. Petitat estime qu'une telle approche est vécue comme une nécessité pressente (1992: 139) pour les infirmières qui "cherchent, avec des traits d'union, à recomposer les morceaux d'un éclatement" (Petitat, 1989: 37), notamment celui du patient perçu et senti dans son humanité, mais traité dans sa physiologie.
Benner (1995) aborde cette question en affirmant que la séparation entre relationnel et technique confine l'art au care et le technique au cure, division qu'elle refuse. Le va-et-vient entre la maîtrise technique et l'expansion vers la relation d'aide, jadis d'inspiration vocationnelle, prend racine dans une double filiation qui aura marqué toute la profession: "filiation matrilinéaire religieuse et filiation patrilinéaire médicale" (Abdelmalek et Gérard, 1995: 170). L'usage de la notion d'intervention permet de transcender ces filiations et de renouveler incidemment le lexique marqué jusqu'alors de la division sexuelle du travail.
Bref, l'usage de la notion d'intervention renvoie ici à la reconnaissance du caractère praxéologique du travail, à son inscription dans des conventions pratiques partagées avec différents professionnels, avec les enjeux interdisciplinaires que cela comporte.
L'intervention et la praxisation du travail en soins infirmiers
La difficile reconnaissance d'une part du travail des infirmières s'exprime notamment par la séparation corps/esprit. Selon Osiek-Parisod (1994), psychologues et travailleuses sociales considèrent les infirmières scolaires comme d'excellentes somaticiennes, mais peu ou pas autorisées à intervenir autrement que sur et par le corps. Devenir intervenante, dans cette perspective, c'est se faire reconnaître le droit de parole, mais d'une parole professionnellement légitime, en ce qui a trait aux affaires de l'âme. Quoiqu'il en soit, la parole des infirmières existe, souvent dans la proximité du corps, dans la création de cet espace relationnel (Hurtubise et al., 1999) ostensible, espace symbolique de l'intervention psychosociale marquant les contours de la parole autorisée. Pour les infirmières, la parole est souvent ce tacite de l'acte technique, scientifiquement validé. L'intervention peut être perçue comme simple intrusion dans l'intimité si elle n'est pas accompagnée de messages supportants (Adam, 1979: 51), donc d'un discours de l'aide. Ce faisant, la parole devient justification de l'acte et condition praxique de l'efficacité du geste.
Outre la justification, l'action sur les consciences sera visée par la parole. Il s'agira notamment de créer les conditions de la conversion du patient quant à la compliance, quant au désir de guérir, quant à l'hygiène, etc. Par exemple, la définition de l'intervention infirmière rédigée par Buteau (1982: 194) se rapproche d'une conception fréquemment lue en travail social: il s'agit de prendre part au cours naturel des choses pour en influencer la direction. Et cette influence concerne autant les processus bio-physio-chimiques que les processus psychosociaux. Corbin (1992) utilise le terme soignant pour désigner l'ensemble des personnes soutenant une personne en déficit d'auto-soin, intervenant pour désigner spécifiquement le praticien qui s'introduit dans la vie d'autrui afin de la soutenir et de l'influencer, et soignants lors des étapes critiques du processus d'aide. Pour Freeman, "l'intervention nursing" est une affaire "d'influence profonde sur l'attitude du malade" (1973: 69). Le terme fort de convaincre est également employé (Benner, 1995: 50; Corbin, 1992: 43). Par-delà son ancrage théorique, lorsqu'un principe fondateur de la pratique est en jeu, l'infirmière est face à une "obligation morale: celle d'intervenir" (Travelbee, 1978: 10). Grobe estime que les interventions "sont des moyens délibératifs (précis et organisés), cognitifs (raisonnés ou motivés par un motif conscient) et qui peuvent prendre une forme physique ou verbale" (1993: 114). Elle propose de classer en huit grandes catégories (définition des besoins, surveillance des soins, etc.) les interventions infirmières, entendues comme séries concrètes et situées d'actes. Le nombre de ces séries varie selon les auteurs. Cook et Fontaine (1991) en font un usage minimaliste en considérant quelques grands types d'interventions (en situation de crise, d'urgence, etc.). Chez ces mêmes auteurs, la notion d'intervention désigne également l'ensemble de la pratique infirmière, qu'elles comparent à l'intervention psychosociale (1991: 584). L'intervention semble alors se référer à une métadiscipline transverse aux ancrages théoriques et conceptuels disciplinaires.
Bref, l'usage de la notion d'intervention renvoie ici à une subjectivation du travail, avec les enjeux éthiques que cela comporte.
Éléments d'une grammaire des usages et des sens d'intervention
À la lecture des pages précédentes[4], on se rend compte que les différents et nombreux usages de la notion d'intervention se distribuent moins en regard d'un principe disciplinaire ou idéologique qu'autour de familles sémantiques. Nous avons reconstruit trois groupes d'acceptions que nous avons formalisés en axe d'une grammaire de l'intervention. Ces axes, a posteriori, se sont révélés avoir un air de famille avec la théorie de l'action habermassienne, théorie qui articule trois dimensions de l'action: le monde des systèmes, qui implique un agir téléologique et stratégique; le monde du vécu, qui implique un agir régulé par des normes; le monde du subjectif, qui implique un agir dramaturgique[5].
1. L'intervention comme condition de la pratique se déploie autour de l'axe des systèmes d'intervention (Barel, 1973): la notion d'intervention se réfère et mobilise donc le monde des systèmes hors et antérieur à la praxis des praticiens. Elle traduit un effort incessant de rationalisation du travail et d'assujettissement de la praxis à des impératifs scientifiques, technologiques, politiques et technocratiques. L'intervention se distingue alors de l'aide ou du caring par son rattachement à des méthodes et à une spécification de l'impératif d'action pouvant prendre la forme, entre autres, de protocoles d'actions. Intervenir, c'est alors répondre à la question suivante: quelle est la façon la plus efficace et rationnelle d'agir en regard de la demande sociale telle que formulée par l'État et les autres acteurs sociaux?
2. L'intervention comme vécu de la pratique se déploie autour de l'axe du sens pratique (Bourdieu, 1972): l'intervention se réfère au monde vécu tel qu'il se pose à la praticienne par quantité de règles et de raisons pratiques inhérentes au travail (la relation avec les usagers, la division du travail, etc.). Ce sens pratique tend à se sédimenter en invariants praxéologiques (Soulet, 1997) partagés selon des modalités diverses encore à élucider par un ensemble de métiers relationnels. Par exemple, l'établissement de la relation ou du climat de confiance sont des dimensions pratiques incontournables de toute action dans ces métiers et sont en grande partie indépendantes de l'intention des sujets impliqués et des modèles conceptuels. On considère ici des savoir-faire, des coups de main, des habitus, des routines et l'ensemble des exigences pratiques de l'efficacité du travail. Intervenir, c'est alors répondre à la question suivante: comment rencontrer ces exigences pratiques à l'occasion d'une demande concrète?
3. L'intervention comme mobilisation du soi professionnel se conçoit comme l'engagement du sujet professionnel. Cette troisième famille se déploie autour de l'axe praxique: l'intervention se réfère alors au monde subjectif, à la praxis comme mobilisation de soi dans des activités complexes. Il s'agit donc du monde des intentions et des projets et, surtout, du sens que prend toute action professionnelle dans le cadre d'une relation avec un usager. Intervenir, c'est donc répondre à cette question: quel sens a pour le praticien sa propre action en regard de la demande existentielle d'un client? La pratique professionnelle apparaît ici comme une praxis, entendue comme une action éthique et volontaire, véritable engagement existentiel en vue du mieux vivre ensemble.
Ces trois dimensions de l'intervention s'articulent en pratique selon divers possibles de la situation clinique. Nous estimons que les divers jeux de sens que cette grammaire permet en pratique sont indicateurs d'une transformation de la professionnalité, notamment autour du principe d'une plus grande transversalité de l'action des divers intervenants, notamment quant à l'arrimage de leur action à des nécessités d'agir problématisées hors du cadre disciplinaire. Ici, la protocolarisation de l'action professionnelle et son insertion dans des programmes publics souvent transversaux, l'interdisciplinarité, et l'expansion relative des sciences sociales vers des métiers dont l'objectivité apparaît plus grande sont autant de phénomènes dont la diffusion de la notion d'intervention est un analyseur.
Conclusion: modèles conceptuels et pratique de l'interdisciplinarité en sciences infirmières
Tout compte fait, l'extraordinaire diffusion de la notion d'intervention a peu, et beaucoup, à voir avec les soins infirmiers. Peu, car il ne s'agit pas d'un phénomène propre à cette discipline. La notion d'intervention est en voie de se constituer comme un concept transversal à l'ensemble des métiers relationnels. Beaucoup, puisque cette transversalité engage les infirmières à concevoir leur action professionnelle de façon arrimée, sérielle au sens de Sartre (1960), avec le travail social, la médecine, le droit, etc. Si la travailleuse sociale intervient, comme l'infirmière intervient, font-elles toutes deux le même travail? La réponse est évidemment négative. Mais l'action de l'une, tout aussi distincte soit-elle de celle de sa collègue, s'arrime à celle de l'autre, à travers des nécessités d'agir socialement problématisées. La diffusion de la notion d'intervention pour dire et concevoir la pratique professionnelle nous apparaît comme un indicateur, un analyseur, des transformations de la professionnalité, dont, en premier égard, quant à l'interdisciplinarité. Cette transformation n'est pas sans effet pour les sciences infirmières. Notamment, elle invite les théoriciens en sciences infirmières à tempérer leur désir d'élucidation d'une "essence" infirmière au profit de l'incorporation conceptuelle du rapport à l'autre, ouvrant ainsi la porte à une perspective davantage constructiviste. Ainsi, les modèles conceptuels en émergence devraient donner une plus grande place au métissage professionnel.
L'analyse du travail réel des infirmières, notamment par l'étude de l'articulation in situ des trois axes de l'intervention, permettrait un travail de modélisation conceptuelle peut-être un peu moins programmatique, un peu plus ancré empiriquement, qui permettrait de mieux comprendre l'insertion des infirmières dans les systèmes sociosanitaires d'intervention.
Yves Couturier et Julie Daviau
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- Notes:
- 1.- Pour des raisons historiques hors de notre propos, le Québec a connu un certain retard dans l'implantation de l'État social. C'est au tournant des années 60 qu'un vaste vent de changement souffla sur le Québec. La réforme des services sociaux put concevoir un système moderne qui, dès le début, s'appuyait sur une conception relativement interdisciplinaire des pratiques professionnelles dans le champ sociosanitaire. Ainsi, travailleuses sociales, infirmières, médecins, etc., collaborent au plan professionnel dans le cadre des CLSC, où tant l'intervention psychosociale que l'intervention sanitaire se doivent de s'articuler entre elles.
- 2.- Petitat (1989) et Lazure (1985) ont démontré comment l'histoire de la profession s'est réalisée dialectiquement entre le cure et le care, avec des temps plus centrés sur l'un, puis sur l'autre. Actuellement, il nous semble y avoir à la fois technicisation et élargissement de la pratique aux dimensions relationnelles. Peut-être que les catégories cure et care, associées à la notion de soin, sont-elles moins pertinentes que par le passé pour comprendre l'évolution de la pratique infirmière.
- 3.- Nous entendons par praxis la mobilisation de soi dans des activités complexes et finalisées (Ladrière, 1990).
- 4.- Cette analyse du champ conceptuel de l'intervention en soins infirmiers fut doublement appuyée. D'une part, nous avons fait le même exercice pour les écrits provenant du travail social. Nous avons d'autre part mis à l'épreuve cette grammaire en analysant des récits de pratiques de praticiens.
- 5.- Penser l'intervention et ses possibles interdisciplinaires, c'est penser le travail par ces trois axes pris dans la globalité et la complexité des rapports qu'ils impliquent. Cependant, à l'encontre d'Habermas, nous ne prenons pas le risque de proposer, de façon programmatique, la conceptualisation d'un dépassement éventuel (par l'agir communicationnel) de ces conditions formelles de l'action. Un tel dépassement, paradoxalement, vient dénier au plan programmatique ce qui le fonde au plan théorique. Il nous semble plus prudent de considérer ces axes comme trois dimensions formelles des pratiques, sans chercher à les faire parler outre mesure.
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- Notice:
- Couturier, Yves et Daviau, Julie. "Modèles de pratique en sciences infirmières et nécessités d'intervenir. Mais que vient faire la notion d'intervention dans la conception de la pratique infirmière?", Esprit critique, Hiver 2003, Vol.05, No.01, ISSN 1705-1045, consulté sur Internet: http://www.espritcritique.org
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