Esprit critique - Revue électronique de sociologie
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Vol.04 No.12 - Décembre 2002
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Articles
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Regard neuf sur le dopage sportif
Par Luc Collard

Résumé:
Il est classique de dissocier le dopage du sport, envisagé dans sa pureté originelle. C'est ainsi que se positionnent quelques centaines de sportifs à qui l'on demande de classer les responsables du dopage. Ils se présentent globalement comme les victimes d'un système perverti. Pourtant, à l'aide d'outils empruntés à la théorie des jeux, nous suggérons ici que la légalisation du dopage pourrait très bien contribuer à sa disparition, dans certaines formes de compétition.


Auteur:
Luc Collard. Professeur agrégé d'EPS. Prix de thèse 1998 en Sciences sociales à l'université René Descartes - Paris 5 Sorbonne. Maître de conférences en STAPS. Habilité à diriger des recherches. En poste à la Faculté des Sciences du Sport UFR STAPS. Université de Picardie Jules Verne. Membre du LEMTAS (Laboratoire d'étude des méthodes et techniques de l'analyse sociologique). Livres: Sports, enjeux et accidents. Paris: PUF, 1998, 224 pages; Education physique, sciences et culture (co-écrit avec B. During et M-H. Brousse). Amiens: CRDP, 2001, 116 pages. Article récent: "Le risque calculé dans le défi sportif". Revue L'Année sociologique vol. 52/2002 - no2, p. 343-361.


     Navrant. Navrant est le consensus mou gravitant autour de ce phénomène. Comme si le dopage était un "effet pervers" du sport - au sens de Raymond Boudon (1977) -, un effet collectif non-recherché résultant de la composition d'actions individuelles rationnelles. Rationnel le sportif qui recherche le plus haut niveau de performance; rationnel le sponsor qui veut en avoir pour son argent et l'équipe dirigeante qui veut des résultats; rationnel le médecin ou le pharmacien qui met sa compétence au service du rendement sportif; rationnels les médias qui popularisent le sport. Tous s'insurgent contre ce fait social, nuisible à la pureté originelle du sport et qui semble être le fruit d'une agrégation involontaire d'actes cohérents. Tous se renvoient la balle avant de s'en retourner à leurs fonctions respectives, satisfaits d'avoir défendu une fois de plus la morale sportive toujours sauve qui les soutient.

     "Pureté originelle", "morale sportive" dites-vous? Pourtant, et ainsi que l'a remarquablement montré Patrick Laure (1995), l'emploi délibéré de substances destinées à accroître artificiellement les performances est étroitement associé à l'histoire du sport. Pour exemple, aux Jeux olympiques de Saint-Louis, USA, en 1904, le compte rendu officiel salue la victoire de Thomas Hicks, obtenue à grand renfort de Brandy (eau de vie): "Le marathon a démontré, du point de vue médical, que les drogues peuvent être très utiles aux athlètes en cours d'épreuves" (p.176)... C'est bien le regard que l'on porte au dopage qui a fondamentalement changé - dans les années 1960 d'après Patrick Laure - et non son existence même.

     Aujourd'hui, le dopage est interdit, condamné, proscrit. Mais justement, vers qui se tourner pour y mettre fin? Vers le sport lui-même dont la logique compétitive peut susciter de tels agissements? Vers le corps médical qui, à l'instar du docteur Frankenstein, se lance dans un combat qui l'oppose à la "créature" qu'il a lui-même contribué à créer? Vers les sponsors dont les impératifs financiers dictent la politique des dirigeants sportifs? Vers les médias qui demandent de plus en plus d'exploits pour des raisons d'audimat? Vers les sportifs eux-mêmes adeptes de la victoire coûte que coûte?

     À travers les réponses de quatre cents sportifs à ces questions - étudiants en Faculté des Sciences du Sport - il s'agira de mettre à découvert l'aspect péremptoire des opinions qui font qu'aujourd'hui, parler du dopage, c'est s'exposer à un discours "langue de bois" visant à protéger les impératifs éthiques revendiqués comme fondateurs du sport. De façon moins complaisante, nous nous permettrons d'envisager ce phénomène comme consubstantiel à la sportification des pratiques corporelles, avant d'imaginer - à l'aide de la théorie des jeux - ce que deviendrait le dopage s'il était légalisé en sport.

I - Selon vous, quels sont les principaux responsables du dopage sportif?

     C'est à cette question que sont invités à répondre exactement 423 étudiants sportifs. On leur propose de se prononcer à l'égard de cinq groupes de responsables potentiels:

[M']: médecin, pharmacien, diététicien;

[M]: média, spectacle;

[S]: sponsor, équipe dirigeante;

[S'']: sport, compétition motrice;

[S']: sportif, acteur compétiteur.

     Il s'agit pour les répondants de classer de cinq à un les facteurs perçus du plus au moins responsable du dopage. Par addition successive des ordinations individuelles, on obtient un ordre collectif de type linéaire, nécessairement exempt de circuit de longueur 3.

Le classement du groupe donne:

Sponsor>média>sportif>médecin>sport,

que l'on peut encore écrire: S>M>S'>M'>S'', où ">" signifie perçu "plus responsable du dopage que".

     Précisons que ce résultat est très marqué et qu'on le retrouve à l'intérieur de chaque promotion d'étudiants sportifs étudiée (171 DEUG 1ère année, 127 DEUG 2ème année et 125 Licences STAPS, interrogés en début de cours en amphi, les questionnaires étant, bien sûr, anonymes). Cet ordre correspond à "l'ordre de Black latent" en référence au mathématicien Ducan Black (1948) qui en a développé la procédure (il s'agit simplement du classement du plus au moins des scores obtenus pour chaque critère - M', M, etc. - par addition des tournois individuels).

     Pour Black, on peut à partir d'un classement de ce type dénombrer 2n-1 ordres homogènes par rapport cet ordre "latent". Pour n=5 (les cinq responsables potentiels du dopage), il vient 16 ordinations "blackiennes", c'est-à-dire cohérentes par rapport au classement général: S>M>S'>M'>S''. Pour les trouver, il suffit, une fois désigné un premier facteur de dopage, de toujours respecter la proximité relative des quatre autres par rapport à l'ordre latent. Soit: S' (sportif), le facteur jugé le plus responsable du dopage par un répondant. Pour être "blackiens", les facteurs suivants seront alors obligatoirement rangés par ce votant selon leur proximité relative vis-à-vis de S' dans l'ordre latent. Les deux ordinations S'>M>S et S'>M'>S'' seront toujours respectées. Les différents rangements blackiens réalisables seront dus à toutes les interpolations possibles entre ces deux groupes de facteurs de dopage dont l'ordre interne, qui se déploie de part et d'autre de S', sera toujours reproduit.

     Ainsi, les classements S'>M>S>M'>S'' ou S'>M'>S''>M>S ou encore S'>M'>M>S''>S sont des ordres blackiens vis-à-vis de l'ordre de base, symptomatiques d'une homogénéité groupale. Par contre, les classements S'>S''>M'>S>M ou S'>S''>S>M>M' ne sont pas blackiens - ils ne respectent pas l'ordre de proximité relative de chaque critère vis-à-vis des autres dans le tournoi latent.

     Essayons d'expliquer plus simplement la logique "blackienne" à partir d'un exemple. Imaginons que les membres d'un groupe doivent classer selon leur préférence quatre sports, du plus au moins. Soit le classement majoritaire obtenu par l'agrégation de l'ensemble des tournois individuels qui donne cyclisme>football>ping-pong>pétanque. L'ordre majoritaire dit "latent" renvoie ici à une probable ordination sur le critère "dépense énergétique". Une pluralité de voix ressort en faveur du sport le plus énergétique et la suite du classement procède de cette intention latente. Ducan Black (1948) suggère donc que tout classement linéaire majoritaire possède une logique implicite plus ou moins visible; il nomme "latent" cet ordre collectif.

     Imaginons, qu'individuellement, un membre du groupe ait une attirance toute particulière pour le football (qu'il place logiquement en 1er), il diffère en cela de la majorité. Cependant, s'il place ping-pong devant pétanque, il conforte quand même la logique groupale sous-jacente puisque football>ping-pong>pétanque est toujours un classement de pertinence énergétique. Si un autre préfère en premier la pétanque, mais qu'il classe ensuite ping-pong devant football, football devant cyclisme; cette fois-ci, son choix est opposé à l'ordre collectif, mais toutefois conforme "à l'esprit" qui anime la dynamique de classification collective. Sa logique de classement est toujours motivée par le coût énergétique; et en cela il est également "blackien".

     Par contre, les défenseurs du ping-pong qui placent cyclisme en 2 et football en 3 se réfèrent à une autre logique de classement. La pertinence n'est plus de nature énergétique dans ping-pong>cyclisme>football; elle est davantage ici de nature psychosociologique (du sport sans partenaire - ping-pong, au sport avec partenaires - football, en passant par le sport avec partenaires occasionnels - cyclisme). Les ordinations de ce type, ne respectant pas la proximité relative de chaque critère vis-à-vis des autres au regard du classement majoritaire initial, ne sont pas "blackiennes", tout simplement parce qu'elles renvoient à d'autres logiques latentes.

     C'est ainsi que l'on considère un groupe "homogène" lorsqu'il possède un nombre important de tournois blackiens; et "hétérogène" si une majorité d'ordinations individuelles échappe à la spécificité combinatoire collective.

     Ci-dessous, nous présentons les 16 ordres blackiens eu égard à l'ordre latent S>M>S'>M'>S'' et la fréquence avec laquelle ils ont été cités parmi les 423 sportifs interrogés.

 

Ordres blackiens

Fréquence d'apparition

     

1

S>M>S'>M'>S''

87x

2

M>S>S'>M'>S''

65x

3

M>S'>S>M'>S''

21x

4

M>S'>M'>S>S''

52x

5

M>S'>M'>S''>S

0x

6

S'>M>S>M'>S''

29x

7

S'>M>M'>S''>S

0x

8

S'>M>M'>S>S''

8x

9

S'>M'>M>S>S''

17x

10

S'>M'>S''>M>S

0x

11

S'>M'>M>S''>S

0x

12

M'>S''>S'>M>S

0x

13

M'>S'>S''>M>S

0x

14

M'>S'>M>S''>S

0x

15

M'>S'>M>S>S''

6x

16

S''>M'>S'>M>S

0x

 

Total /423 =

285



     Ces derniers résultats tendent à renforcer l'impression générale. Non seulement un ordre identique ("Black latent") s'est retrouvé dans chaque promotion d'étudiants, mais en plus 285 classements individuels sur 423, soit les deux tiers, sont blackiens, c'est-à-dire renvoient à une même logique sous-jacente. D'ailleurs, sur les 5! = 120 ordinations distinctes possibles que pourrait générer ce type d'arrangement de cinq éléments, sept seulement (6%) portent 67% du total des réponses. C'est le signe d'une forte cohérence groupale.

     Aux deux premiers rangs, viennent majoritairement S et M, Sponsor et Média. Ce résultat ne laisse pas de surprendre puisque l'on sait que le dopage existait avant l'arrivée massive de ces deux phénomènes. Les répondants semblent indiquer que l'argent et le spectacle sont aujourd'hui les ressorts d'un système dans lequel les sportifs (majoritairement au troisième rang) ne seraient que des exécutants. De véritables pions dans l'échiquier commercial du sport. C'est une vision pessimiste du sport où les acteurs se voient cantonnés à des rôles d'applicateurs d'exigences mercantiles qu'ils semblent endosser à leur corps défendant: "On m'aurait menti?"

     Moins surprenante l'avant-dernière place - dans l'ordre de Black latent - des médecins, pharmaciens et autres diététiciens. En effet, la confiance et le pouvoir accordés à la médecine sont des aspects devenus classiques dans nos sociétés. Philippe Ariès en 1975 dans Essais sur l'histoire de la mort en Occident, montre comment la santé comme la mort deviennent progressivement un monopole médical du Moyen Âge à nos jours. S'en remettre à la médecine manifeste toujours d'une attitude rationnelle et rassurante. Comment dès lors accuser le pouvoir médical d'être responsable des maux dont souffre le sport? Tout comme l'envisage l'éthique sportive, la santé est également le leitmotiv de la médecine.

     Ainsi que nous le présentions, le sport apparaît au dernier rang des responsables du dopage. Le sport est présenté "mains propres, tête haute". Cette place est la plus affirmée. À l'unanimité des 285 étudiants sportifs blackiens, le sport (S'') occupe la place de victime du dopage. Tous les autres facteurs ont, un moment ou un autre, été jugés plus responsables qu'un autre: mais pas lui.

     Le sport, il est vrai, représente le fond de commerce des répondants - mais également de toutes les personnes que l'on interroge en général sur ce sujet. La santé, le désintéressement, le renforcement de la solidarité, le mérite triomphant du hasard, bref toutes les vertus sur lesquelles repose apparemment l'existence même du sport sont incompatibles avec la prise illicite de substances permettant artificiellement l'accroissement des performances.

     Ayant en commun un certain nombre d'intérêts fondamentaux, à savoir tout ce qui est lié à l'existence même du sport, les questionnés connaissent les règles souterraines du jeu. En suspectant le sport d'être à la source du dopage, ils se couperaient des valeurs parmi celles-là mêmes qui cernent le portrait du sportif tel qu'il devrait être...

     Pourtant, est-il déraisonnable de faire l'hypothèse que le dopage est induit par la machinerie concurrentielle du sport? Les risques compétitifs y sont aujourd'hui plus importants que les occasions. Le "rapport" du jeu n'est pas bon. Les probabilités de se dessaisir de l'enjeu sont plus grandes que celles de remporter un prix. Lorsqu'une compétition de natation avait cours à la fin des années 1800, les quelques protagonistes n'avaient ni les mêmes entraînements, ni les mêmes techniques de nage et en deux ou trois compétitions ils pouvaient devenir champions d'Angleterre. Le jeu en valait la chandelle pour les nageurs talentueux, et même si le dopage existait déjà, il était ouvertement annoncé et pas nécessairement efficace. La victoire récompensait surtout l'originalité des actions motrices employées et la personnalité des joueurs. À présent, on sait bien que le crawl est "biomécaniquement" plus performant que le papillon, le dos ou la brasse, que pour être au meilleur de ses performances il faut faire tel ou tel type d'entraînement, qu'il vaut mieux faire tel poids, telle taille, avoir telle proportion graisseuse, telle souplesse articulaire, telle alimentation... Les athlètes se sont homogénéisés et multipliés, les techniques sportives se sont standardisées et réduites. La glorieuse incertitude du sport se joue désormais à quelques centièmes, voire quelques millièmes de seconde... Difficile en conséquence de sortir du lot du fait de ses caractéristiques propres. Qui plus est, le nombre de marches à gravir pour rentabiliser les heures d'entraînement étant de plus en plus important, il n'y a rien d'étonnant à ce que tous les moyens soient mis en oeuvre pour se différencier un tant soit peu des concurrents. Aboutir à l'inégalité des résultats, à la domination du plus fort sur le plus faible, c'est bien le principe de base de la logique sportive même si l'on préfère parler de solidarité et de "ce qui compte c'est de participer" (Coubertin n'a jamais écrit cela d'ailleurs). Et le dopage moderne recrée la distinction qui autrefois s'incarnait dans la part d'improvisation motrice. Outre les substances dopantes passant par l'estomac ou les veines, il faut également citer l'utilisation de chambres froides où les sportifs stationnent quelques minutes avant la compétition, l'entraînement en altitude, l'électro-stimulation musculaire ou encore le conditionnement psychologique qui ont la même fonction: accéder au sommet de la hiérarchie et faire progresser les performances dans la "liberté de l'excès" ainsi que le recommandait Pierre de Coubertin (1934) lui-même.

     Toutefois, la logique sportive proclame également l'égalité des chances... C'est ici que le bât blesse car le dopage crée une inégalité de réussite au départ si, bien qu'interdit, il est adopté sournoisement par certains. Véritable talon d'Achille du sport, il n'est pas impossible qu'il contribue à la disparition pure et simple de certaines compétitions. À moins qu'il ne se cache plus et que chacun puisse profiter des mêmes progrès médicaux.

II - Que se passerait-il si le dopage était légalisé en sport?

     On peut toujours imaginer que, d'un commun accord, les sportifs du futur acceptent de voir baisser leur performance en évacuant de leurs préparations tous les produits dopants ou prétendus l'être. C'est le souhait politiquement correct mais qui n'est pas exempt de biais. Des substances nouvelles, non détectables ou non listées comme "dopantes" verront sans doute le jour. De nouvelles formes d'entraînement comme la stimulation de centres cérébraux accroissant la production d'hormones "naturelles" pourraient bien faire des meilleures équipes médicales les géniteurs des meilleurs sportifs de demain.

     On peut aussi imaginer la légalisation des substances dopantes même les plus performantes. À condition que quelques précautions soient prises: que preuve soit faite que ces produits ne sont pas dangereux pour la santé - question d'éthique, et que le résultat de la compétition mentionne toutes les artifices utilisés - un dépistage systématique serait donc nécessaire. Le classement des compétitions ne sanctionnerait pas les dopés, mais ils seraient déclarés comme tels. Quelle serait alors l'attitude des joueurs? Comment réagirait à la compétition suivante un athlète battu à la première par un dopé? Quelle serait la conduite adoptée par les participants dans le cas de réitération successive de compétitions?

     La Théorie des jeux, une branche des mathématiques surtout utilisée en économie, peut nous permettre - autant que faire se peut - de rationaliser la réponse à ces interrogations.

     Une situation sportive acceptant le dopage ressemblerait à ce qu'il est coutume d'appeler "le dilemme des prisonniers". Si, ni moi ni mon adversaire ne nous dopons, nous obtenons un indice de satisfaction de 3 pour chacun, ce qui est assez satisfaisant mais inférieur au score de 5 si je me dope et que mon adversaire ne se dope pas (la victoire est alors plus facile et mon adversaire est le grand perdant qui obtient 0). Par contre, mon adversaire et moi n'obtenons chacun que 1 si nous nous dopons tous les deux (car si l'égalité des chances est reproduite nous nous sommes ici dopés pour rien).

 

Joueur 2

Joueur 1

 

Non Dopé

Dopé

Non Dopé

[3,3]

[0,5]

Dopé

[5,0]

[1,1]



     La confrontation décrite ici est un dilemme car la situation satisfaisante (ne pas se doper à deux) [3,3] n'est pas équilibrée - car l'un a intérêt à changer de tactique si l'autre maintient la sienne - ; et la situation équilibrée (les deux se dopent) n'est pas satisfaisante - puisque récoltant le plus faible score pour les deux [1,1] -. Dans une telle relation, ce qu'a fait votre adversaire lors des compétitions précédentes influencera vos décisions à venir.

     Il y a une vingtaine d'années, Robert Axelrod, de l'Université du Michigan, a mis en évidence une stratégie simple appelée "donnant-donnant", souvent efficace, que nous adaptons à notre sujet: "à la première rencontre je ne me dope pas et, les rencontres suivantes je me comporte comme mon adversaire à la compétition précédente".

     Jean-Paul Delahaye (1998) propose une stratégie nommée "graduelle", un peu plus complexe mais prétendue encore plus efficace: "je ne me dope pas, mais, si mon adversaire se dope, je réplique par une série de N compétitions dopées, où N est le nombre d'épreuves où mon adversaire s'est dopé, suivie de deux épreuves sans dopage ayant pour objet de renouer une phase de coopération". Utilisant un système de simulation informatique, les auteurs font concourir ces deux stratégies face à une troisième "aléatoire" où le joueur se dope ou pas de façon hasardeuse d'une compétition à l'autre.

Par exemple, si le joueur "aléatoire" réalise 7 compétitions de la façon suivante:

Dope (D) + Non Dope (ND) + D + D + ND + ND + ND;

le joueur en stratégie "graduelle" répliquera par:

ND + D + ND + ND + D + D + D.

En reprenant les scores de la matrice de satisfactions ci-dessus, il vient un score de:

5 + 0 + 5 + 5 + 0 + 0 + 0 = 15 points pour le joueur en stratégie "aléatoire", et un score de:

0 + 5 + 0 + 0 + 5 + 5 + 5 = 20 points pour le joueur en stratégie "graduelle". Cette dernière stratégie apparaît plus rentable.

     Delahaye calcule l'évolution des populations de stratégies pendant dix générations à partir d'un effectif de 100 stratégies de chaque sorte. Ainsi que le dévoile la matrice des scores obtenus (ci-dessous) la stratégie "aléatoire", la seule à prendre l'initiative du dopage se fait éliminer. Les deux autres stratégies, qui ne s'engagent vers le dopage qu'en réaction au dopage de la stratégie lunatique l'emportent au final (avec un avantage pour la stratégie "graduelle", plus rancunière que la stratégie "donnant-donnant").

Matrice pour les parties de longueur 1000

 

Aléatoire

donnant donnant

graduelle

total

Aléatoire

2263

2241

632

5136

Donnant donnant

2238

3000

3000

8238

Graduelle

2975

3000

3000

8975



     Ainsi, dans les confrontations deux à deux comme on peut les rencontrer dans les duels d'équipes (football, rugby, etc.) ou de personnes (tennis, judo, etc.) "le crime ne paie pas", sous-entendu que, même si le dopage était légalisé, il tendrait à être délaissé par les stratégies les plus efficaces et rationnelles. C'est un résultat particulièrement optimiste et enthousiasmant. Il n'est valable qu'en appliquant notre postulat de départ selon lequel chaque protagoniste serait au courant de l'état (dopé ou non) de son adversaire à l'issue des épreuves ou du moins avant les prochaines rencontres. Dans certains types de pratiques sportives, la légalisation du dopage semble donc profitable à sa disparition.

     Hélas, les simulations informatiques reconduites, non pas sur des confrontations deux à deux de stratégies, mais trois à trois ou davantage laissent transparaître des résultats moins favorables aux stratégies "gentilles" (ne valorisant pas le dopage). Dans les jeux à n joueurs et à somme non nulle comme les courses cyclistes ou les marathons, le maximum de satisfaction peut fréquemment revenir aux stratégies "méchantes" (valorisant le dopage)...

III - Conclusion

     Le dopage n'est pas un phénomène récent auquel le sport serait confronté. Ni les médias, ni les sponsors, ni les dirigeants sportifs, ni les médecins ne peuvent s'en adjuger la paternité. Là où les acteurs recherchent la performance et le progrès, il apparaît comme un allié pouvant avoir une grande utilité. Cela n'a rien de spécifique au sport. Les prouesses des chanteurs, des comédiens de théâtre ou des hommes politiques en meeting se font souvent à ce prix. Pourtant, si ces dernières familles de dopés ne sont jamais montrées du doigt, il en va différemment du sport qui, depuis les années 1960, s'est drapé de valeurs angéliques.

     C'est notre sensibilité au dopage sportif qui a fondamentalement évolué. Notre seuil de tolérance s'est abaissé. L'efficacité remarquable de l'aide médicale a probablement éveillé les méfiances de l'opinion publique qui s'est sentie trompée. Devenu matière obligatoire pour les jeunes scolarisés, moyen de retrouver l'eldorado corporel des premiers âges durant les loisirs ou de recouvrer la santé, le sport se doit et nous doit de soigner son image de marque.

     Mais à vrai dire, cette image de marque empreinte de pureté originelle et d'innocence est profondément décalée par rapport à la logique sportive elle-même. La compétition n'a pas pour mission première d'améliorer la santé ni de favoriser l'altruisme. C'est plutôt une école de domination et de sélection. Ainsi, le prétendu "sport" de l'enseignement scolaire ou des vacances actives, auquel on se réfère pour corriger les dérives du dopage, n'est précisément pas du sport au sens fort du terme. Par un pur artifice linguistique on assimile à son corps défendant deux univers moteurs radicalement distincts.

     Le dopage est prédisposé à s'immiscer dans les pratiques corporelles compétitives. Le problème est, qu'à l'état caché et anarchique, il ne permet pas de respecter l'égalité des chances sans laquelle la mécanique sportive s'effondre. On peut bien sûr le conspuer. Mais il reviendra sous d'autres formes.

     Ainsi que nous l'avons suggéré, la légalisation du dopage couplée à son contrôle systématique et annoncé pourrait, dans certains sports, contribuer à sa propre disparition. Dans certaines pratiques ludiques - non-sportives - comme la plongée sous-marine, le VTT ou l'escalade de loisir, il est même sans intérêt. En revanche, pour certains sports, il apparaît comme un maillon indispensable au progrès des performances.

     Comme l'annonce froidement Pierre Parlebas(1999): "Le sport est né à la fin du XVIIIe siècle et, comme tout fait social, un jour il disparaîtra" (p. 389). Il sera alors remplacé par des activités physiques plus en phase avec les valeurs du moment même s'il est probable que ces dernières seront encore dénommées "sport" par le sens commun.

Luc Collard

Références bibliographiques:

Ariès, Philippe. Essais sur l'histoire de la mort en Occident du Moyen Àge à nos jours. Paris: Édition du Seuil, 1975.

Axelrod, Robert. The evolution of cooperation. New York: Inc. Publishers, 1984.

Black, Ducan. In Georges Guilbaud; Eléments de la théorie mathématique des jeux. Paris: Edition Dunod, 1968.

Boudon, Raymond. Effets pervers et ordre social. Paris: Édition des Presses Universitaires de France, 1977.

Coubertin, Pierre de. Pédagogie sportive. Lausanne: Bureau international de pédagogie sportive, 1934.

Delahaye, Jean-Paul. Jeux mathématiques et mathématiques des jeux. Baume-les-Dames: Édition pour la science, 1998.

Laure Pierre. Le dopage. Paris: Édition des Presses Universitaires de France, 1995.

Parlebas Pierre. Jeux, sports et sociétés. Paris: Édition INSEP, 1999.


Notice:
Collard, Luc. "Regard neuf sur le dopage sportif", Esprit critique, vol.04 no.12, Décembre 2002, ISSN 1705-1045, consulté sur Internet: http://www.espritcritique.org
 
 
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