Esprit critique - Revue ‚lectronique de sociologie
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Vol.04 No.11 - Novembre 2002
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Articles
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Les écritures du moi: de la représentation de soi à l'auto-analyse
Par Christine Plasse

Présentation de l'auteur:
Enseignante de sociologie. Institutions de rattachement: Université Lumières Lyon II, France; Université Catholique de Lyon, France; IDRAC - Villeurbanne, France; CEPEC - Craponne, France. Diplômes: DEUG de sciences humaines et sociales, Université Lyon II, France; Licence de sociologie, Université Lyon II, France; Maîtrise de sociologie (mention TB), Université Lyon II, France; DEA de sociologie (mention TB), Université Lyon II, France; Doctorat de sociologie (mention très honorable avec les félicitations du jury), Université Lyon II, France. Domaines de recherche: - Sociologie des pratiques d'écriture; Sociologie de l'éducation et de l'école; Sociologie historique des "mentalités" et des "représentations" sociales.

Résumé:
Dans cet article, nous faisons référence à notre thèse sur les autobiographies rédigées par les professeurs de Lettres de la Sorbonne entre 1880 et 1940. Nous présentons les dimensions symboliques, sociales et culturelles impliquées dans ces récits personnels. Nous nous attachons à restituer les significations, les mécanismes et les logiques qui régissent ces pratiques spécifiques d'écriture en leur qualité de discours. Il s'agit, plus précisément, de révéler les catégories mentales, les formes de présentation ou de représentation de soi, les schèmes de perception et les habitus qu'engagent les professeurs dans leurs narrations biographiques. Ainsi, nous présentons les récits étudiés du triple point de vue de leur mode de production, de diffusion et de réception.


     Une pratique d'écriture aussi liée que le "genre autobiographique" à la construction de l'identité personnelle, comme image de soi pour autrui, ne saurait rester étrangère au questionnement sur le pourquoi et le comment de tels récits. Cette interrogation ne va pas sans quelques difficultés.

     Nous voulons expliciter, dans cet article, ce que l'on appelle ordinairement les "autobiographies". Quelle est cette forme d'autodiscipline moderne et d'expression maîtrisée des émotions? Quel est le sens engagé dans l'acte de mettre en écrit sa vie? Quelles sont les significations qui sous-tendent le fait de mettre en forme ses souvenirs et de restituer ceux-ci dans une catégorie prédéfinie de discours? Quel est le lien existant entre l'histoire vécue par une personne et le récit qu'elle peut en faire? Quelle est la place de l'écrit dans les processus de prise de conscience de soi? Quel est l'effet induit chez le lecteur par la lecture de ce genre de récits?... Autant de questions qui méritent d'être étudiées avec précaution et minutie.

     Le point de départ de cette interrogation a été un long travail de recherche[1] qui nous a conduit à étudier les différents aspects des récits autobiographiques rédigés par les professeurs de Lettres de la Sorbonne entre 1880 et 1940. Cette réflexion repose sur l'intérêt que nous manifestons depuis longtemps, d'une part, pour ce que l'on appelle communément "les intellectuels" c'est-à-dire plus précisément la conscience de soi et de groupe que ceux-ci engagent dans leurs pratiques, leur réseau, leur communauté d'appartenance et, d'autre part, pour les professeurs de l'enseignement supérieur français au tournant du siècle (XIXème-XXème siècles) lorsque le champ universitaire en voie d'autonomisation est confronté à maintes transformations.

Représentations mentales et structures sociales incorporées: les écritures autobiographiques

     Dans cette recherche, nous nous sommes attachés à comprendre et à analyser le statut de l'écriture autobiographique dans la production universitaire ainsi que les dimensions symboliques, sociales et culturelles de ces écritures comme écritures "autoréférencées" (Hébrard, 1991, p.283). Au travers d'un répertoire significatif de récits (ceux de Ferdinand Baldensperger (1940), d'Ernest Lavisse (1988), de Jules Marouzeau (1938), d'Alfred Mézières (1906)), nous avons voulu rendre compte des "normes" et "valeurs" de la "présentation de soi", de la définition que les différents professeurs donnent d'eux-mêmes dans des écrits à prétention personnelle et remémorative.

     Cette recherche s'inscrivant dans la perspective théorique de Pierre Bourdieu a eu pour principale orientation d'expliciter les catégories mentales de perception, d'évaluation et d'appréciation que les universitaires engagent pour se représenter et pour donner signification au monde. Il s'agit à la fois de repérer comment s'organisent la perception et la représentation de soi et de saisir les limites socialement définies de ce qu'il est possible et légitime d'écrire. C'est dire que cette analyse renvoie plus généralement au degré "d'estime publique de soi" que la profession enseignante s'accorde.

Analyses de discours et récits autobiographiques

     Pour ce travail, nous avons privilégié une démarche d'enquête qualitative reposant sur des analyses de discours. Cette méthode appliquée aux quatre textes retenus nous a permis de révéler les différentes thématiques et sujets engagés (enfance, "adolescence", années de scolarité, âge de la maturité, figures marquantes, épisodes saillants...), les agencements narratifs et les procédés rhétoriques. Nous avons pu ainsi restituer les significations, les mécanismes et les logiques qui régissent ces pratiques spécifiques d'écriture en leur qualité de discours. Il s'agit, comme nous l'avons déjà explicité, de comprendre les catégories mentales, les formes de présentation ou de représentation de soi, les schèmes de perception et les habitus qu'engagent les professeurs dans leurs récits autobiographiques.

     Ainsi, ces narrations renvoyant à des trajectoires individuelles variées et à des contextes historiques différents mais fonctionnant dans le même univers culturel et professionnel nous donnent à découvrir des régularités et des constantes qui prennent la forme de similitudes que ce soit dans les sujets considérés, dans la chronologie adoptée, dans la manière de traiter certains faits, dans le style ou dans les valeurs mises en avant. On note cependant l'existence de variations importantes entre les oeuvres retenues qui renvoient à autant "d'histoires sociales individuelles" (Muel-Dreyfus, 1983, p.9), (disparités quant aux générations présentées, aux régions et milieux d'origine, aux cursus scolaires et aux disciplines universitaires d'appartenance). Les différences et les convergences entre les textes se jouent autour de cinq points: les thématiques, les sensibilités, les styles d'écriture, les projets autobiographiques et les valeurs ou les morales mises en avant. Ainsi, les évocations qui parsèment les autobiographies donnent à entendre des tonalités différentes ou convergentes. Ces ressemblances et différences peuvent être portées au compte d'une logique générale que l'on a voulu restituer.

Textes, formes et schèmes mentaux

     Nous avons mis en évidence l'existence d'une "raison structurale", en tant que "grammaire génératrice" de pratiques et de représentations, permettant d'expliciter les propriétés narratives ou rhétoriques des récits autobiographiques et les systèmes de relations à l'oeuvre dans les actes d'écriture et de mise en forme. Nous pensons que celles-ci peuvent être portées au compte d'une relation fondamentale entre l'intériorisation des diverses expériences du passé et les représentations engagées dans les écritures biographiques. Ce parti pris permet d'affirmer que c'est en saisissant le rapport qu'entretiennent les auteurs à leur propre histoire personnelle que l'on peut rendre compte de la manière dont les universitaires se sont appropriés cette pratique d'écriture et des catégories de perception qui déterminent l'agencement de leurs discours autobiographiques. On a approché, plus précisément, la présence d'une relation prépondérante entre les structures sociales et les structures mentales. Les secondes étant en quelque sorte "l'expression" des premières. L'habitus[2], concept générique de notre sociologie, est aux dires de Pierre Bourdieu, et ceci, simultanément, l'intériorisation par acquisition des structures sociales et l'extériorisation de l'acquis sous forme de pratiques et de schèmes mentaux. L'habitus est ainsi, en tant qu'incorporation du passé, à la fois le produit de conditions "objectives" intériorisées et le producteur de représentations et de pratiques. Ce concept doit être pensé à la fois comme le produit d'une histoire collective et comme l'expression de la trajectoire des individus.

Trajectoires sociales et prédispositions autobiographiques

     Nous avons explicité deux grands modèles génériques de rapport à la pratique autobiographique.

Boursiers et dilettants: des figures emblématiques

     La première catégorie mise en avant est représentée par le modèle des boursiers ou "transfuges" incarnés par les figures d'Ernest Lavisse et de Jules Marouzeau. On a affaire à des auteurs, anciens boursiers, issus des classes moyennes, qui ont trouvé dans l'école un substitut efficace à la faiblesse de leurs capitaux de départ (capitaux économique, social et culturel). Ces auteurs entretiennent inévitablement, via leur récit, la croyance que l'école sait récompenser les plus méritants des candidats. Ils partagent dès lors un même attachement et une commune dévotion à l'école. C'est la raison pour laquelle ces récits d'enfance qui représentent des fables scolaires positives et optimistes incarnent les expressions exemplaires des discours méritocratiques et des poncifs de l'école libératrice. On a affaire à une vision méritante et volontariste de l'ordre social. Ainsi, les histoires que nous content les auteurs sont la reconstitution à grands traits de leur longue et irrémédiable rupture avec leur milieu d'origine. Rupture engagée dès leur plus jeune enfance et qui se manifeste par une blessure ou un déchirement, par un sentiment de "trahison" et de reniement. C'est la raison pour laquelle le rapport au passé scolaire, thématique prépondérante dans ces récits, paraît déterminant chez ces deux auteurs dans la conscience qu'ils prennent de leur trajectoire sociale.

     La seconde catégorie mise en avant est représentée par le modèle des héritiers incarnés par Ferdinand Baldensperger et Alfred Mézières. Ces deux auteurs revendiquent un projet autobiographique plus ample et plus affirmé, plus détendu et moins didactique, plus détaché et moins oppressant que ceux précédemment présentés. Ferdinand Baldensperger et Alfred Mézières mettent l'accent sur la thématique de la "capitalisation culturelle" plutôt que sur "l'acculturation scolaire" comme chez Ernest Lavisse et Jules Marouzeau. Nos deux héritiers, en effet, privilégient fortement les thématiques de l'affiliation et de la filiation, de la continuité et de l'hérédité, faisant de l'adhésion essentialiste à l'origine une célébration du passé et de la tradition. Ainsi, alors qu'on lit davantage dans les souvenirs de Lavisse ou de Marouzeau une mesure du renoncement, un retour sur des moments forts de rupture ou de déstabilisation, on trouve davantage chez Mézières et Baldensperger l'évocation d'un sentiment de fierté, d'une appartenance ou d'un sens de l'attachement. Il convient de comprendre le sens plus général de ces représentations. Ces professeurs sont originaires de milieux fortement dotés en capitaux sociaux et culturels. Ces deux héritiers n'ont pas connu une expérience de rupture fondamentale d'avec leurs origines. Ces auteurs étant, d'une certaine manière, moins redevables à l'école de leur mobilité sociale, la thématique scolaire est abordée d'une manière différente et sur un ton plus détendu. Ainsi, on est loin du didactisme sérieux, du témoignage raisonneur et moralisateur des Lavisse et Marouzeau, signes et rançons des efforts et sacrifices des parvenus. Dans ces conditions, la quête de l'histoire personnelle passée n'est plus quête d'une cohérence ou d'une réassurance mais recherche d'une confirmation.

Effets de trajectoire et pratiques autobiographiques

     Nous avons montré que des expériences sociales particulières de rupture, de dédoublement, de déracinement, d'acculturation peuvent engendrer des blessures irréversibles que certains peuvent parvenir à maîtriser, à expliciter et à extérioriser. Ainsi, l'autobiographie, inconsciemment, peut devenir le moyen de combler des fêlures par ce travail de retour sur soi impliquant objectivation de soi, action de distanciation et posture réflexive. Dans ces conditions, l'écrit peut constituer un moyen efficace, une démarche salvatrice pour résoudre les contradictions et les dissociations qui peuvent émerger du décalage ou de la discordance existante entre "l'image de soi actualisée" et "l'image de soi héritée".

     Dans cette perspective, on a pu montrer de quelle manière l'"entendement professoral" (Bourdieu et Saint-Martin, 1975) qui se donne à lire au travers de cadres de jugement et d'appréhension, expressions d'un long travail d'intériorisation et d'incorporation de conditions objectives (comme la position et la trajectoire de l'individu dans les champs social et universitaire) sont au fondement de visions à la fois communes et différenciées de soi et du monde. On met ainsi en exergue, dans cette recherche, l'hypothèse suivant laquelle les autobiographies comme "romans personnels" doivent être lues à la fois comme le produit d'une histoire collective et comme l'expression de la trajectoire singulière des individus. Dans ces conditions, l'étude de ces narrations permet d'engager et de valider une réflexion sur le passé incorporé et sur les conditions de son "actualisation" dans des écrits rétrospectifs et "autoréflexifs".

Discours autobiographique et enjeux symboliques

Ecriture autobiographique et pouvoir performatif

     En s'attachant aux conditions d'émergence et d'affirmation des différentes manières de parler de soi, on a pu saisir et comprendre les images historiques et sociales que les auteurs retenus construisent de la figure de l'universitaire.

     Nous avons montré, en effet, que tout ce qui est engagé et révélé dans l'acte de parler de soi et immanquablement des autres, détermine fortement et de façon prépondérante les représentations et les images publiques que l'on peut se faire de cette catégorie professionnelle. Ainsi, ces discours autobiographiques exercent un véritable "pouvoir de croyance" ou "pouvoir symbolique" (Bourdieu, 1977), celui de donner à voir, de faire exister et de faire croire. On peut parler à ce propos d'énoncés performatifs. Ces représentations sont, par conséquent, un facteur de reconnaissance et de légitimation pour l'ensemble de la profession en rehaussant l'image de l'universitaire à l'extérieur des enceintes enseignantes proprement dites. Cette action est d'autant plus performante que les narrateurs sont des personnes consacrées, concentrant entre leurs mains un capital de reconnaissance intellectuelle et institutionnelle.

Ecriture personnelle et image de soi

     Comme nous venons de le signaler, l'acte de se représenter est un pouvoir symbolique essentiel, celui de construire une certaine représentation de l'universitaire et celui de se voir identifié avec la représentation que l'on veut donner de soi-même, renforçant ainsi la légitimité et la visibilité sociale de l'auteur. La propension à écrire sa vie est ainsi strictement proportionnée au sentiment d'avoir le droit à l'écriture, droit conféré par l'importance sociale que l'on s'est vu revêtir.

     Au travers de l'ensemble de ces questionnements, nous avons voulu aussi restituer l'un des facteurs symboliques importants des systèmes sociaux, à savoir, la nécessité de se survivre. Nous avons évalué de quelle manière ces écritures revêtent une signification donnée où se mêlent la référence à l'intimité de la mort grâce à des rituels d'écriture pour l'intégrer, la domestiquer et la dimension publique ou la vocation posthume du témoignage rédigé.

     L'autobiographie, comme affirmation publique de l'estime de soi, est à la fois, en effet, un processus de prise de conscience d'une mort prochaine, de préparation symbolique à sa propre fin mais aussi une manière de gérer l'honorabilité post mortem, d'assurer la pérennité de sa trace, de se sauver de l'oubli et de préserver son image des ravages du temps. En sa qualité de chronique des mortels ou de discours de survivant, ce type de narration, comme affirmation de la distinction personnelle, se met au service de l'inoubliable. On peut dès lors considérer cette pratique d'écriture comme un vecteur de gestion de l'image publique. En se présentant et en se qualifiant, on veille ainsi à l'intégrité de sa figure posthume et à une quasi immortalité. Ces documents doivent donc être appréhendés comme des formes symboliques de survie afin de mieux vaincre le sentiment crispé du néant et de la disparition. Manière aussi de reconnaître la certitude de la mort et l'incertitude de ce que l'on retiendra de soi. Cette croyance dans la vie du souvenir que les autres peuvent conserver de vous sont autant de réponses à l'impossibilité d'accepter vraiment sa fin.

Conclusion

     Ainsi, nous avons appréhendé les récits étudiés en leur qualité de "discours performatifs" (Bourdieu, 1982) du triple point de vue de leur mode de production, de diffusion et de réception.

Christine Plasse

Notes:
1.- Nous mentionnons ici quelques résultats de notre thèse soutenue en mars 2002 à l'Université Lumières-Lyon II et ayant pour titre Champ universitaire, champ littéraire: les écritures autobiographiques chez les professeurs de la Sorbonne. 1880-1939.
2.- Cf. les différents ouvrages de Pierre Bourdieu où ce concept est amplement développé.

Références bibliographiques:

Analyser les modalités d'émergence de ces pratiques d'écriture, comprendre les dimensions symboliques et les effets sociaux de cette "rhétoute;conomie des échanges linguistiques, Paris, Fayard, 1982, 244 p.

Hébrard, Jean, "La lettre représentée. Les pratiques épistolaires populaires dans les récits de vie ouvriers et paysans" in Chartier, Roger, (dir.), La correspondance. Les usages de la lettre au XIXème siècle, Paris, Fayard, 1991, 462 p.

Lavisse, Ernest, Souvenirs (1912), n. éd., Paris, Calmann-Lévy, 1988, 287 p.

Marouzeau, Jules, Une enfance (1937), n. éd., Paris, Ed. Denoël, 1938, 218 p.

Mézières, Alfred, Au temps passé, Paris, Hachette, 1906, 257 p.

Muel-Dreyfus, Francine, Le métier d'éducateur. Les instituteurs de 1900, les éducateurs spécialisés de 1968, Paris, Ed. de Minuit, 1983, 280 p.


Notice:
Plasse, Christine. "Les écritures du moi: de la représentation de soi à l'auto-analyse", Esprit critique, vol.04 no.11, Novembre 2002, ISSN 1705-1045, consulté sur Internet: http://www.espritcritique.org
 
 
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