Les écritures du moi: de la représentation
de soi à l'auto-analyse
Par Christine Plasse
Présentation de l'auteur:
Enseignante de sociologie. Institutions de rattachement: Université Lumières Lyon II, France; Université Catholique de Lyon, France; IDRAC - Villeurbanne, France; CEPEC - Craponne, France. Diplômes: DEUG de sciences humaines et sociales, Université Lyon II, France; Licence de sociologie, Université Lyon II, France; Maîtrise de sociologie (mention TB), Université Lyon II, France; DEA de sociologie (mention TB), Université Lyon II, France; Doctorat de sociologie (mention très honorable avec les félicitations du jury), Université Lyon II, France. Domaines de recherche: - Sociologie des pratiques d'écriture; Sociologie de l'éducation et de l'école; Sociologie historique des "mentalités" et des "représentations" sociales.
Résumé:
Dans cet article, nous faisons référence à
notre thèse sur les autobiographies rédigées
par les professeurs de Lettres de la Sorbonne entre 1880 et 1940.
Nous présentons les dimensions symboliques, sociales et
culturelles impliquées dans ces récits personnels.
Nous nous attachons à restituer les significations, les
mécanismes et les logiques qui régissent ces pratiques
spécifiques d'écriture en leur qualité de
discours. Il s'agit, plus précisément, de révéler
les catégories mentales, les formes de présentation
ou de représentation de soi, les schèmes de perception
et les habitus qu'engagent les professeurs dans leurs narrations
biographiques. Ainsi, nous présentons les récits
étudiés du triple point de vue de leur mode de production,
de diffusion et de réception.
Une pratique d'écriture
aussi liée que le "genre autobiographique" à la
construction de l'identité personnelle, comme image de
soi pour autrui, ne saurait rester étrangère au
questionnement sur le pourquoi et le comment de tels récits.
Cette interrogation ne va pas sans quelques difficultés.
Nous voulons expliciter,
dans cet article, ce que l'on appelle ordinairement les "autobiographies".
Quelle est cette forme d'autodiscipline moderne et d'expression
maîtrisée des émotions? Quel est le sens engagé
dans l'acte de mettre en écrit sa vie? Quelles sont les
significations qui sous-tendent le fait de mettre en forme ses
souvenirs et de restituer ceux-ci dans une catégorie prédéfinie
de discours? Quel est le lien existant entre l'histoire vécue
par une personne et le récit qu'elle peut en faire? Quelle
est la place de l'écrit dans les processus de prise de
conscience de soi? Quel est l'effet induit chez le lecteur par
la lecture de ce genre de récits?... Autant de questions
qui méritent d'être étudiées avec précaution
et minutie.
Le point de départ
de cette interrogation a été un long travail de
recherche[1] qui nous a conduit
à étudier les différents aspects des récits
autobiographiques rédigés par les professeurs de
Lettres de la Sorbonne entre 1880 et 1940. Cette réflexion
repose sur l'intérêt que nous manifestons depuis
longtemps, d'une part, pour ce que l'on appelle communément
"les intellectuels" c'est-à-dire plus précisément
la conscience de soi et de groupe que ceux-ci engagent dans leurs
pratiques, leur réseau, leur communauté d'appartenance
et, d'autre part, pour les professeurs de l'enseignement supérieur
français au tournant du siècle (XIXème-XXème
siècles) lorsque le champ universitaire en voie d'autonomisation
est confronté à maintes transformations.
Représentations mentales et structures
sociales incorporées: les écritures autobiographiques
Dans cette recherche,
nous nous sommes attachés à comprendre et à
analyser le statut de l'écriture autobiographique dans
la production universitaire ainsi que les dimensions symboliques,
sociales et culturelles de ces écritures comme écritures
"autoréférencées" (Hébrard, 1991,
p.283). Au travers d'un répertoire significatif de récits
(ceux de Ferdinand Baldensperger (1940), d'Ernest Lavisse (1988),
de Jules Marouzeau (1938), d'Alfred Mézières (1906)),
nous avons voulu rendre compte des "normes" et "valeurs" de la
"présentation de soi", de la définition que les
différents professeurs donnent d'eux-mêmes dans des
écrits à prétention personnelle et remémorative.
Cette recherche
s'inscrivant dans la perspective théorique de Pierre Bourdieu
a eu pour principale orientation d'expliciter les catégories
mentales de perception, d'évaluation et d'appréciation
que les universitaires engagent pour se représenter et
pour donner signification au monde. Il s'agit à la fois
de repérer comment s'organisent la perception et la représentation
de soi et de saisir les limites socialement définies de
ce qu'il est possible et légitime d'écrire. C'est
dire que cette analyse renvoie plus généralement
au degré "d'estime publique de soi" que la profession enseignante
s'accorde.
Analyses de discours et récits autobiographiques
Pour ce travail,
nous avons privilégié une démarche d'enquête
qualitative reposant sur des analyses de discours. Cette méthode
appliquée aux quatre textes retenus nous a permis de révéler
les différentes thématiques et sujets engagés
(enfance, "adolescence", années de scolarité, âge
de la maturité, figures marquantes, épisodes saillants...),
les agencements narratifs et les procédés rhétoriques.
Nous avons pu ainsi restituer les significations, les mécanismes
et les logiques qui régissent ces pratiques spécifiques
d'écriture en leur qualité de discours. Il s'agit,
comme nous l'avons déjà explicité, de comprendre
les catégories mentales, les formes de présentation
ou de représentation de soi, les schèmes de perception
et les habitus qu'engagent les professeurs dans leurs récits
autobiographiques.
Ainsi, ces narrations
renvoyant à des trajectoires individuelles variées
et à des contextes historiques différents mais fonctionnant
dans le même univers culturel et professionnel nous donnent
à découvrir des régularités et des
constantes qui prennent la forme de similitudes que ce soit dans
les sujets considérés, dans la chronologie adoptée,
dans la manière de traiter certains faits, dans le style
ou dans les valeurs mises en avant. On note cependant l'existence
de variations importantes entre les oeuvres retenues qui renvoient
à autant "d'histoires sociales individuelles" (Muel-Dreyfus,
1983, p.9), (disparités quant aux générations
présentées, aux régions et milieux d'origine,
aux cursus scolaires et aux disciplines universitaires d'appartenance).
Les différences et les convergences entre les textes se
jouent autour de cinq points: les thématiques, les sensibilités,
les styles d'écriture, les projets autobiographiques et
les valeurs ou les morales mises en avant. Ainsi, les évocations
qui parsèment les autobiographies donnent à entendre
des tonalités différentes ou convergentes. Ces ressemblances
et différences peuvent être portées au compte
d'une logique générale que l'on a voulu restituer.
Textes, formes et schèmes mentaux
Nous avons mis
en évidence l'existence d'une "raison structurale", en
tant que "grammaire génératrice" de pratiques et
de représentations, permettant d'expliciter les propriétés
narratives ou rhétoriques des récits autobiographiques
et les systèmes de relations à l'oeuvre dans les
actes d'écriture et de mise en forme. Nous pensons que
celles-ci peuvent être portées au compte d'une relation
fondamentale entre l'intériorisation des diverses expériences
du passé et les représentations engagées
dans les écritures biographiques. Ce parti pris permet
d'affirmer que c'est en saisissant le rapport qu'entretiennent
les auteurs à leur propre histoire personnelle que l'on
peut rendre compte de la manière dont les universitaires
se sont appropriés cette pratique d'écriture et
des catégories de perception qui déterminent l'agencement
de leurs discours autobiographiques. On a approché, plus
précisément, la présence d'une relation prépondérante
entre les structures sociales et les structures mentales. Les
secondes étant en quelque sorte "l'expression" des premières.
L'habitus[2], concept générique
de notre sociologie, est aux dires de Pierre Bourdieu, et ceci,
simultanément, l'intériorisation par acquisition
des structures sociales et l'extériorisation de l'acquis
sous forme de pratiques et de schèmes mentaux. L'habitus
est ainsi, en tant qu'incorporation du passé, à
la fois le produit de conditions "objectives" intériorisées
et le producteur de représentations et de pratiques. Ce
concept doit être pensé à la fois comme le
produit d'une histoire collective et comme l'expression de la
trajectoire des individus.
Trajectoires sociales et prédispositions
autobiographiques
Nous avons explicité
deux grands modèles génériques de rapport
à la pratique autobiographique.
Boursiers et dilettants: des figures emblématiques
La première
catégorie mise en avant est représentée par
le modèle des boursiers ou "transfuges" incarnés
par les figures d'Ernest Lavisse et de Jules Marouzeau. On a affaire
à des auteurs, anciens boursiers, issus des classes moyennes,
qui ont trouvé dans l'école un substitut efficace
à la faiblesse de leurs capitaux de départ (capitaux
économique, social et culturel). Ces auteurs entretiennent
inévitablement, via leur récit, la croyance que
l'école sait récompenser les plus méritants
des candidats. Ils partagent dès lors un même attachement
et une commune dévotion à l'école. C'est
la raison pour laquelle ces récits d'enfance qui représentent
des fables scolaires positives et optimistes incarnent les expressions
exemplaires des discours méritocratiques et des poncifs
de l'école libératrice. On a affaire à une
vision méritante et volontariste de l'ordre social. Ainsi,
les histoires que nous content les auteurs sont la reconstitution
à grands traits de leur longue et irrémédiable
rupture avec leur milieu d'origine. Rupture engagée dès
leur plus jeune enfance et qui se manifeste par une blessure ou
un déchirement, par un sentiment de "trahison" et de reniement.
C'est la raison pour laquelle le rapport au passé scolaire,
thématique prépondérante dans ces récits,
paraît déterminant chez ces deux auteurs dans la
conscience qu'ils prennent de leur trajectoire sociale.
La seconde catégorie
mise en avant est représentée par le modèle
des héritiers incarnés par Ferdinand Baldensperger
et Alfred Mézières. Ces deux auteurs revendiquent
un projet autobiographique plus ample et plus affirmé,
plus détendu et moins didactique, plus détaché
et moins oppressant que ceux précédemment présentés.
Ferdinand Baldensperger et Alfred Mézières mettent
l'accent sur la thématique de la "capitalisation culturelle"
plutôt que sur "l'acculturation scolaire" comme chez Ernest
Lavisse et Jules Marouzeau. Nos deux héritiers, en effet,
privilégient fortement les thématiques de l'affiliation
et de la filiation, de la continuité et de l'hérédité,
faisant de l'adhésion essentialiste à l'origine
une célébration du passé et de la tradition.
Ainsi, alors qu'on lit davantage dans les souvenirs de Lavisse
ou de Marouzeau une mesure du renoncement, un retour sur des moments
forts de rupture ou de déstabilisation, on trouve davantage
chez Mézières et Baldensperger l'évocation
d'un sentiment de fierté, d'une appartenance ou d'un sens
de l'attachement. Il convient de comprendre le sens plus général
de ces représentations. Ces professeurs sont originaires
de milieux fortement dotés en capitaux sociaux et culturels.
Ces deux héritiers n'ont pas connu une expérience
de rupture fondamentale d'avec leurs origines. Ces auteurs étant,
d'une certaine manière, moins redevables à l'école
de leur mobilité sociale, la thématique scolaire
est abordée d'une manière différente et sur
un ton plus détendu. Ainsi, on est loin du didactisme sérieux,
du témoignage raisonneur et moralisateur des Lavisse et
Marouzeau, signes et rançons des efforts et sacrifices
des parvenus. Dans ces conditions, la quête de l'histoire
personnelle passée n'est plus quête d'une cohérence
ou d'une réassurance mais recherche d'une confirmation.
Effets de trajectoire et pratiques autobiographiques
Nous avons montré
que des expériences sociales particulières de rupture,
de dédoublement, de déracinement, d'acculturation
peuvent engendrer des blessures irréversibles que certains
peuvent parvenir à maîtriser, à expliciter
et à extérioriser. Ainsi, l'autobiographie, inconsciemment,
peut devenir le moyen de combler des fêlures par ce travail
de retour sur soi impliquant objectivation de soi, action de distanciation
et posture réflexive. Dans ces conditions, l'écrit
peut constituer un moyen efficace, une démarche salvatrice
pour résoudre les contradictions et les dissociations qui
peuvent émerger du décalage ou de la discordance
existante entre "l'image de soi actualisée" et "l'image
de soi héritée".
Dans cette perspective,
on a pu montrer de quelle manière l'"entendement professoral"
(Bourdieu et Saint-Martin, 1975) qui se donne à lire au
travers de cadres de jugement et d'appréhension, expressions
d'un long travail d'intériorisation et d'incorporation
de conditions objectives (comme la position et la trajectoire
de l'individu dans les champs social et universitaire) sont au
fondement de visions à la fois communes et différenciées
de soi et du monde. On met ainsi en exergue, dans cette recherche,
l'hypothèse suivant laquelle les autobiographies comme
"romans personnels" doivent être lues à la fois comme
le produit d'une histoire collective et comme l'expression de
la trajectoire singulière des individus. Dans ces conditions,
l'étude de ces narrations permet d'engager et de valider
une réflexion sur le passé incorporé et sur
les conditions de son "actualisation" dans des écrits rétrospectifs
et "autoréflexifs".
Discours autobiographique et enjeux symboliques
Ecriture autobiographique et pouvoir performatif
En s'attachant
aux conditions d'émergence et d'affirmation des différentes
manières de parler de soi, on a pu saisir et comprendre
les images historiques et sociales que les auteurs retenus construisent
de la figure de l'universitaire.
Nous avons montré,
en effet, que tout ce qui est engagé et révélé
dans l'acte de parler de soi et immanquablement des autres, détermine
fortement et de façon prépondérante les représentations
et les images publiques que l'on peut se faire de cette catégorie
professionnelle. Ainsi, ces discours autobiographiques exercent
un véritable "pouvoir de croyance" ou "pouvoir symbolique"
(Bourdieu, 1977), celui de donner à voir, de faire exister
et de faire croire. On peut parler à ce propos d'énoncés
performatifs. Ces représentations sont, par conséquent,
un facteur de reconnaissance et de légitimation pour l'ensemble
de la profession en rehaussant l'image de l'universitaire à
l'extérieur des enceintes enseignantes proprement dites.
Cette action est d'autant plus performante que les narrateurs
sont des personnes consacrées, concentrant entre leurs
mains un capital de reconnaissance intellectuelle et institutionnelle.
Ecriture personnelle et image de soi
Comme nous venons
de le signaler, l'acte de se représenter est un pouvoir
symbolique essentiel, celui de construire une certaine représentation
de l'universitaire et celui de se voir identifié avec la
représentation que l'on veut donner de soi-même,
renforçant ainsi la légitimité et la visibilité
sociale de l'auteur. La propension à écrire sa vie
est ainsi strictement proportionnée au sentiment d'avoir
le droit à l'écriture, droit conféré
par l'importance sociale que l'on s'est vu revêtir.
Au travers de l'ensemble
de ces questionnements, nous avons voulu aussi restituer l'un
des facteurs symboliques importants des systèmes sociaux,
à savoir, la nécessité de se survivre. Nous
avons évalué de quelle manière ces écritures
revêtent une signification donnée où se mêlent
la référence à l'intimité de la mort
grâce à des rituels d'écriture pour l'intégrer,
la domestiquer et la dimension publique ou la vocation posthume
du témoignage rédigé.
L'autobiographie,
comme affirmation publique de l'estime de soi, est à la
fois, en effet, un processus de prise de conscience d'une mort
prochaine, de préparation symbolique à sa propre
fin mais aussi une manière de gérer l'honorabilité
post mortem, d'assurer la pérennité de sa
trace, de se sauver de l'oubli et de préserver son image
des ravages du temps. En sa qualité de chronique des mortels
ou de discours de survivant, ce type de narration, comme affirmation
de la distinction personnelle, se met au service de l'inoubliable.
On peut dès lors considérer cette pratique d'écriture
comme un vecteur de gestion de l'image publique. En se présentant
et en se qualifiant, on veille ainsi à l'intégrité
de sa figure posthume et à une quasi immortalité.
Ces documents doivent donc être appréhendés
comme des formes symboliques de survie afin de mieux vaincre le
sentiment crispé du néant et de la disparition.
Manière aussi de reconnaître la certitude de la mort
et l'incertitude de ce que l'on retiendra de soi. Cette croyance
dans la vie du souvenir que les autres peuvent conserver de vous
sont autant de réponses à l'impossibilité
d'accepter vraiment sa fin.
Conclusion
Ainsi, nous avons
appréhendé les récits étudiés
en leur qualité de "discours performatifs" (Bourdieu, 1982)
du triple point de vue de leur mode de production, de diffusion
et de réception.
- Notes:
- 1.- Nous mentionnons ici quelques
résultats de notre thèse soutenue en mars 2002
à l'Université Lumières-Lyon II et ayant
pour titre Champ universitaire, champ littéraire:
les écritures autobiographiques chez les professeurs
de la Sorbonne. 1880-1939.
- 2.- Cf. les différents
ouvrages de Pierre Bourdieu où ce concept est amplement
développé.
- Références bibliographiques:
Analyser les modalités d'émergence de ces pratiques
d'écriture, comprendre les dimensions symboliques et
les effets sociaux de cette "rhétoute;conomie des échanges
linguistiques, Paris, Fayard, 1982, 244 p.
Hébrard, Jean, "La lettre représentée.
Les pratiques épistolaires populaires dans les récits
de vie ouvriers et paysans" in Chartier, Roger, (dir.), La
correspondance. Les usages de la lettre au XIXème siècle,
Paris, Fayard, 1991, 462 p.
Lavisse, Ernest, Souvenirs (1912), n. éd.,
Paris, Calmann-Lévy, 1988, 287 p.
Marouzeau, Jules, Une enfance (1937), n. éd.,
Paris, Ed. Denoël, 1938, 218 p.
Mézières, Alfred, Au temps passé,
Paris, Hachette, 1906, 257 p.
Muel-Dreyfus, Francine, Le métier d'éducateur.
Les instituteurs de 1900, les éducateurs spécialisés
de 1968, Paris, Ed. de Minuit, 1983, 280 p.
- Notice:
- Plasse, Christine. "Les écritures du moi: de la représentation
de soi à l'auto-analyse", Esprit critique, vol.04
no.11, Novembre 2002, ISSN 1705-1045, consulté sur Internet: http://www.espritcritique.org