Le renouvellement des sciences humaines
Par Amparo Lasén
Les changements des identités dans les sociétés contemporaines suscitent des nouvelles formes et tendances qui échappent aux procédures d'analyse et de réflexion des sciences sociales. Ce déficit de catégories analytiques révèle un besoin urgent de pensée et de révision théorique. Cette nécessité inspira la rencontre d'un groupe chercheurs en sciences sociales travaillant dans, ou près de, différentes universités européennes. Depuis 1998, nous avons formé un réseau appelé Les astuces du social, dans le but de créer les conditions d'un espace générationnel et de pensée interdisciplinaire. Les résultats des colloques organisés et des recherches communes ont paru dans les publication suivantes : Gabriel Gatti et Iñaki Martínez de Albéniz (ed.), Las astucias de la identidad. Figuras, territorios y estrategias de lo social contemporáneo, Bilbao, Universidad del País Vasco, 1999 ; et dans le numéro monographique de la revue Política y Sociedad, no 36, enero-abril 2001, publiée par la faculté de Sciences politiques et Sociologie de l'université Complutense de Madrid.
L'astuce constitue un bon pré-texte pour tendre des ponts et établir des complicités entre différents regards du social. Il s'agit à la fois de reconnaître l'importance de la ruse dans les pratiques sociales actuelles, notamment dans les phénomènes identitaires, et aussi dans la démarche de compréhension et de connaissance du social. Ce n'est donc pas seulement une sociologie de l'astuce, mais aussi une sociologie rusée, ironique, résistante, silencieuse parfois, et moqueuse à l'égard de la sociologie institutionnalisée. Les articles qui constituent ce dossier sont liés aux questions qui mènent au renouvellement des sciences humaines: les limites et les paradoxes de l'identité, les cartes pour les connaître, les modèles et la modélisation, la visibilité, les formes émergeantes de l'identité, la nomination, les imaginaires, ainsi que des stratégies de connaissance et analyse comme l'astuce, la métaphore ou la narration.
Les rencontres qui ont mené à la constitution de ce réseau répondent à une attente, à un désir et à une quête de sens, qui troublent les habitudes et constituent des discontinuités dans le quotidien, et dans le domaine de la recherche et de la pensée aussi. Il faut être à l'affût, saisir l'occasion de la rencontre, guetter le signe avant-coureur de la coïncidence entre l'attente et l'événement. L'indétermination, l'ambivalence, la multiplicité de choix virtuels, ne font que faciliter la rencontre, qu'augmenter les possibilités de 'rencontrer' la rencontre. Cette rencontre de jeunes sociologues constitue une expérience de renouvellement ouverte qui ne fait que commencer, appelant à d'autres personnes et perspectives, souvent cachées, invisibles dans les territoires de l'Université et ses annexes, participant, avec des stratégies rusées, des possibilités apportées par ces cadres institutionnels. J'ai parlé d'espace générationnel, car les jeunes sociologues européens ne partagent pas seulement un même espace social traversé par les questions et phénomènes à analyser, ils se trouvent aussi dans la même situation problématique à l'égard des ""places"" dans les institutions de recherche et l'Université. Face à la difficile intégration institutionnelle, condition jusqu'à présent nécessaire pour le développement d'une activité de recherche, au lieu de revendiquer la place, on essaie de construire des cartes de manière différente, de chercher de nouveaux espaces, de bâtir de nouvelles transterritorialités, en un mot de poursuivre cette activité de recherche dès la relation précaire ou absente à l'égard des cadres institutionnels. En outre, l'intention est d'échanger des approches différentes du social changeant, en vue de nourrir une pensée commune mais non consensuelle et des expériences de connaissance multiples. Ces rencontres manifestent le dessein de créer un réseau, c'est-à-dire un espace politique.
L'article de Gabriel Gatti part de l'éblouissement de la sociologie par les notions fortes de l'individu et de l'Etat-nation. Derrière les résolutions optiques de ces identités fortes, la sociologie génère des points aveugles, marginalisant le social invisible qui apporte en dehors de l'observable ce que l'auteur appelle les modalités faibles de l'identité. Contre les tyrannies visuelles de la ""sociologie classique"", il appelle à fixer l'attention dans les frontières, l'invisible, le monstrueux. Sinon, on court le danger de rester aveuglés par les paradigmes et instruments reçus pour la fondation moderne de la sociologie, cet héritage scientifique qui institue le regard, le visible, comme la réalité qu'il faut recueillir dans des ""cartes"". Le parasite est la figure qui condense à la fois les exemples des modalités faibles de l'identité caractéristiques de notre temps et la posture épistémologique la plus appropriée à en rendre compte.
Un exemple de cette attention à la frontière dans l'étude des modalités identitaires est l'analyse de l'enfance de David Casado. Cette catégorie se construit en relation avec le statut d'adulte et sa constitution est le résultat de la construction et de la stabilisation de l'ordre social moderne. L'auteur se sert de l'analyse de la paire enfant/adulte, carré sémiotique à l'appui, pour démontrer l'impossibilité d'envisager l'identité comme une structure binaire. La constitution des identités d'enfant et d'adulte montre ainsi comment c'est la frontière, entre ces deux statuts dans le cas étudié, qui engendre l'identité.
La contribution d'Elena Casado a, entre autres, le mérite de nous faire connaître Donna Haraway, auteur peu connue en France dont la pensée créative et pertinente mériterait bien plus d'attention. En accord avec Haraway, Casado montre comment l'analyse des tropes du discours féministe oblige à prendre en compte leur pouvoir à l'heure d'informer - de donner forme - à la réalité. La métaphore en tant qu'inscripteur, est capable de faire et de refaire le monde. Les métaphores dans la théorie féministe, citées dans l'article: le cyborg, la métisse et les nomades, sont autant d'exemples des effets performatifs des mots, de la fonction rhétorique et politique de la métaphore, sans renoncer à la mimesis, reconnaissant ainsi son importance dans le champ scientifique et dans les autres domaines de la construction sociale.
La question de l'identité nationale est abordée par José Antonio Santiago, cette fois dans sa relation avec le sacré. Le discours nationaliste est imprégné d'éléments religieux qui témoignent de la persistance du religieux dans la sphère publique au sein des sociétés modernes et de son importance pour la formation et le maintien des identités collectives. Son analyse de la relation entre identité et sacré part d'une lecture des travaux de Durkheim et de Weber pour arriver à comprendre la tendance à la sacralisation des nations comme résultat du caractère arbitraire et imaginaire de ces dernières et comme explication et légitimation de la mort et de la souffrance générées en leur nom.
Le parasite, la métaphore, la frontière ou la multiplicité contre le binairisme sont quelques unes des déclinaisons de l'astuce du social et du sociologue proposées dans ces articles, destinés à susciter d'autres rencontres, à imaginer d'autres ruses.
- Notice:
- Lasén, Amparo. "Le renouvellement des sciences humaines", Esprit critique, vol.04 no.09, Septembre 2002, consulté sur Internet: http://www.espritcritique.org