La fin du travail et la mondialisation. Idéologie et réalité sociale
Par Brahim Labari
Ouvrage:
Denis Collin, La fin du travail et la mondialisation. Idéologie et réalité sociale, Paris, L'Harmattan, 1997, 206p.
Denis Collin, un marxiste de bon aloi, s'emploie dans cet ouvrage à déconstruire le "mythe" de la mondialisation et à repenser la catégorie "fin de travail". L'apport de sa réflexion est essentiellement philosophique, mais le sociologue du travail pourrait légitimement trouver matière à débattre dans ce livre aux multiples dimensions. Le lecteur est averti que l'auteur ne cède pas à la tentation de l'idéologie dominante, celle de la fin du travail avec le processus triomphant de la mondialisation. Cette idéologie ne peut pas être combattue par l'indignation morale contenue dans "l'horreur économique" de V. Forrester ni par les standards de la pensée unique remis à la mode par D. Meda. Ce n'est donc pas en s'indignant des méfaits du capitalisme, mais en contribuant à la compréhension de son mode de fonctionnement que l'auteur...
La mondialisation économique si décriée par de nombreux analystes (sociologues; économistes; politologues), et adulée par les ultra-libéraux (toutes chapelles confondues) n'est pas une production ex nihilo de la fin du XXème siècle. Elle était déjà en germe dans le système capitaliste reproduisant à l'échelle planétaire ses corollaires sociaux (un système d'exploitation créant des inégalités, fabriquant de plus en plus d'exclus, enrichissant les riches en appauvrissant les pauvres). Tel est le fil conducteur d'un ouvrage qui invite à la compréhension des ressorts sous-jacents au système capitaliste mondial.
Très sévère dans ses analyses, D. Collin ne croit pas à la fin du travail qui continuera à constituer un paramètre essentiel de la vie sociale et mentale. Après avoir fait un historique du travail, l'auteur en arrive à expliquer ce que cache son hypothétique fin en prenant appui sur une clarification conceptuelle (travail; activité; emploi; oeuvre...). Il fait valoir que le travail s'identifie au début de l'humanité. Reconvoquant les textes bibliques (le travail est perçu comme une malédiction condamnant Adam et sa descendance à gagner leur vie à la sueur de leur front), A. Smith et K. Marx (l'homme maîtrisant la nature dont les fruits sont accaparés par lui à des fins de satisfaction de ses besoins égoïstes tout en en faisant naître d'autres), l'auteur définit le travail comme "une activité qui correspond au processus biologique fondamental, c'est-à-dire à la reproduction de la vie... une activité cyclique qui ne connaît jamais de fin, une activité épuisante toujours à recommencer, parce que le besoin biologique revient de manière cyclique et parce qu'en permanence la nature menace d'envahir et de submerger le monde humain" (p.34). Et l'auteur de soutenir que ce n'est pas la généralisation du machinisme qui va mettre le travail en quarantaine. Le machinisme, nous dit l'auteur, ne signe pas la fin du travail mais consacre ses métamorphoses. Le salut de l'homme résidera à jamais dans la meilleure répartition, et une réduction équitable du temps de travail. A l'idéologie de la fin du travail, l'auteur se propose de substituer "une perspective raisonnée de la réduction du temps de travail... et le droit à la paresse à l'épanouissement humain". La fin ultime, semble-t-il, de l'âge de la politique. Le sociologue du travail s'intéresserait à coup sûr à la partie "la fin du travail?". En gros, cette alternative ne saurait se réaliser qu'au sein d'une économie réelle (c'est-à-dire productive et créatrice de richesses) et non celle privilégiant la spéculation boursière si en vogue dans nos sociétés contemporaines.
Il est donc question du machinisme et des technologies virtuelles qui, d'après l'auteur, ne "déferont" pas le travail. Est ainsi voué aux gémonies le monde virtuel des TIC: "Toute personne sensée, qui gère le budget familial, fait des courses, s'occupe d'emmener sa voiture chez le mécanicien, prépare le cartable de rentrée des enfants, etc. sait bien que l'essentiel des dépenses du ménage porte sur des objets palpables et nullement virtuels; les internautes, comme tout un chacun, mangent des nourritures terrestres, dorment dans des draps de coton ou de lin, et vivent comme vous et moi" (p.78).
L'auteur fait l'hypothèse que ce qui est en crise, ce n'est pas le travail en soi, mais la salariat et extensivement le mode de production capitaliste: "ce qui est en cause et constitue le moteur de la légitime indignation de V. Forrester, c'est le rapport salarial et c'est pourquoi ce n'est pas d'abord d'horreur économique qu'il s'agit, mais bien d'horreur sociale [...] Le mode de production capitaliste se manifeste [...] par l'expulsion du travailleur hors du procès de travail..." (p.82). Mais la destruction de la classe ouvrière traditionnelle, "l'épicentre de la contestation du mode de production capitaliste", a permis une précarisation accrue des travailleurs empêchant la formation de la conscience de classe, clé de voûte de la transformation sociale.
L'ouvrage comporte des réflexions intéressantes sur les stratégies des entreprises en vue de conquérir de nouveaux marchés (p. 85-91). Ainsi la "montée vertigineuse" du chômage dans les pays industrialisés n'est pas imputable à la "fin du travail" mais à cette tendance de la quête des marchés et à l'impuissance du politique à maîtriser ce processus qui lui échappe.
La partie consacrée à la mondialisation est la plus hybride car elle embrasse tout à la fois des concepts aussi diffus que l'Etat, la nation, la démocratie, la souveraineté, la finance, la cybernétique... Et si la mondialisation n'était qu'un mythe, une représentation mystifiée et mystifiante de la réalité sous le vernis d'un empirisme un peu court? Le sous-titre de l'ouvrage est à ce titre révélateur. D'une part, l'idéologie occupe une place importante dans les représentations sociales des individus et forme leurs croyances dans un système mondial présenté comme inéluctable et neutre. De l'autre la réalité sociale dérivée immédiat des hommes concrets qui font l'histoire (inconsciemment) et dont il s'agit de retracer le système qu'ils font triompher, en l'occurrence le capitalisme. On est là devant un principe fondateur du paradigme marxiste: "si la théorie et la pratique se confondent, la science n'a plus lieu d'être". L'auteur, manifestement, fait sien ce principe en dévoilant en intellectuel engagé l'ambivalence d'un système capitaliste qui ne finit pas d'asservir à la fois des masses humaines laborieuses, mais aussi un certain nombre d'analystes qui ne demandent qu'à l'être[1]. Asservir est ici à prendre dans le sens d'aliénation si évidemment important dans la littérature marxiste.
La mondialisation, d'abord celle du capital et accessoirement du travail, n'épuise pas la question des Etats nationaux qui sont encore et toujours des Etats bourgeois. Elle laisserait donc le politique impuissant étant donné qu'elle est présentée comme le destin des individus et des nations et non leur choix. Le centre diffuse sa domination sur la périphérie en laissant se développer les corollaires néfastes de la mondialisation (marchés financiers "dérégulés" méprisant les hommes) dont il faut faire l'inventaire pour ensuite proposer une alternative conséquente. Cette dernière passe par un effort théorique sans complaisance destiné à repenser le monde au-delà des idéologies à la mode.
On l'aura donc compris: D. Collin prend pour objet l'étude de l'idéologie qui fausse le raisonnement sociologique. Et c'est cette dimension qui semble digne d'intérêt. Tout comme Durkheim invite le sociologue à "écarter systématiquement les prénotions", les fidèles de Marx montent la garde pour distinguer le scientifique de l'idéologique. Mais on peut se demander où finit l'idéologique et où commence le scientifique. L'auteur a tendance à faire du marxisme, plus qu'une référence, une religion. Cela s'explique amplement par un recours systématique mais non moins légitime à des citations de Marx pour corroborer ses thèses à propos du capitalisme international.
D'accord avec l'auteur pour dénoncer les inégalités de plus en plus criantes (la nécessité d'une sociologie critique), conséquence d'un capitalisme à outrance; pour soutenir que le travail est une donnée inépuisable structurant les rapports humains. Mais où se trouve l'alternative pour remédier à la souffrance sociale? Que fait-on d'autre si ce n'est s'indigner en expliquant, en aidant à la compréhension d'un état de choses engendré par le grand Capital? Ce ne sont pas les contradictions du système capitaliste ni le rôle (pédagogique) actif et tout à fait louable de l'avant-garde qui vont entamer sa chute. La conclusion s'ouvre sur la nécessité d'un "renouveau théorique", mais ce voeu restera au stade de la pensée bien loin des masses laborieuses...
L'auteur aurait pu développer plus avant les paradoxes de l'ultra libéralisme à commencer par la nécessité pour les hommes (tous les hommes) de circuler librement comme sont autorisés à le faire les capitaux. Au moins les ultra-libéraux auront le mérite de la logique.
Jusqu'au bout, l'auteur a chaussé les lunettes d'une sociologie du soupçon, et en cela on doit lui savoir gré.
- Notes:
- 1.- L'opposition entre Forrester et Collin pourrait être d'un autre ordre. La première s'adresse à un large public tout acquis à une juste cause accessible parce que terre à terre mais néanmoins commerciale (en font foi la couverture médiatique et de façon conséquente le nombre d'exemplaire vendu); le second réduit son auditoire étant donné la densité théorique du livre reconnaissable à son caractère universitaire.
- Notice:
- Labari, Brahim. "La fin du travail et la mondialisation. Idéologie et réalité sociale", Esprit critique, vol.04 no.08, Août 2002, consulté sur Internet: http://www.espritcritique.org