La jeunesse en difficulté: une citoyenneté tronquée. Le quartier, la politique, l'avenir
Par Emmanuel Jovelin [1]
Résumé:
Malgré l'embellie économique de la fin des années quatre-vingt-dix, la proportion des jeunes en difficulté s'est accrue ces dernières années. Notre objet consiste à saisir à travers quatre thèmes essentiels: la citoyenneté, le quartier, la politique et l'avenir, le sentiment de ces jeunes qui vivent dans des quartiers difficiles.
Introduction
La manière dont la jeunesse est pensée découle de l'évolution historique de ce concept et de la réalité sociale dans laquelle il a évolué. Si dans les sociétés traditionnelles, et depuis la fin du Moyen-Âge, la jeunesse existait sous forme de groupes institutionnels de jeunes, cette jeunesse qui a commencé à être reconnue pendant le siècle des lumières et qui sera considérée comme une simple force de travail au XIXème siècle, est aujourd'hui au centre de la vie politique française. Ainsi, pendant la période électorale, cette catégorie insaisissable de la population, a été courtisée de toute part malgré le regard quelquefois critique que la société pose sur ce groupe.
Dans cet article, nous aborderons essentiellement la problématique de la "jeunesse de la galère" (Dubet, 1987), celle qui vit dans les bâtis dégradés et qui connaît aujourd'hui un chômage sans précédent. Notre problématique tournera autour de plusieurs axes principaux (le rapport au quartier, la citoyenneté, la politique et l'avenir) pour tenter de saisir avec leurs mots la vie dans les cités, à partir de plus de 150 entretiens. Il s'agit de comprendre essentiellement:
Comment analysent-ils leur situation?
Quel sens donnent-ils aujourd'hui à la politique?
Que représente pour eux cette fameuse "citoyenneté" et comment la vivent-ils?
Quel est leur rapport au quartier?
Comment se représentent-ils l'avenir?
I. La jeunesse, une catégorie insaisissable
Si Alain Vulbeau (1995) définit la jeunesse comme une catégorie d'usagers en tutelle, un groupe d'acteurs en quête d'autonomie, pour l'Organisation des nations unies (ONU), la jeunesse "représente la fraction de la communauté qui se situe entre la fin de l'enfance et le début de l'âge adulte, c'est-à-dire ceux que la communauté considère comme ses jeunes". Gérard Mauger (1987) quant à lui pense que les tentatives de définitions peuvent être classées en deux catégories: premièrement, il la définit comme un âge de la vie, c'est-à-dire une séquence biographique comprise entre la fin de la puberté et la fin de la croissance; deuxièmement, il pense la jeunesse comme une génération.
Il souligne que l'on tente de rendre compte de tels caractères propres à une même classe d'âge en les rapportant non plus à l'identité des positions occupées dans les cycles de la vie mais à la même inscription de leur trajectoire biographique dans les chronologies de la société. Il en est de même de Guy Delbecque (1987) pour qui, la jeunesse est également un âge inséré entre l'enfance-adolescence et l'âge adulte, ce qui montre déjà le flou qui caractérise cette catégorie, d'autant plus que les âges de sortie de l'adolescence et d'entrée dans la vie adulte ne sont pas homogènes entre garçons et filles d'une part et du statut social de chacun d'autre part. En effet, poursuit Guy Delbecque, les jeunes travailleurs, les jeunes chômeurs, les étudiants n'ont pas la même jeunesse. Ils ne vivent pas le même calendrier au même âge et selon la même chronologie. La jeunesse peut être considérée comme une période qui sépare l'enfance de l'âge adulte, mais l'accord est difficile à percevoir dès qu'il s'agit de fixer un terme à cette période. La jeunesse ressemble plus aujourd'hui à un fait de culture qu'à un fait de nature.
Et enfin, Olivier Galland (1992) définit la jeunesse "comme une période de transition durant la quelle s'ajustent par approximations successives, ambitions sociales, positions professionnelles". Ce qui le conduit à dire que la jeunesse est synonyme de provisoire, une période de transition, du passage d'un statut à un autre, de la discontinuité des modes de vie. Comme le dit Gérard Mauger (1987), il est difficile de délimiter une séquence biographique, car cela pourrait supposer l'existence de discontinuité, c'est-à-dire de seuils, d'événement, comme la fin de la scolarité, le départ de la famille d'origine, l'occupation d'un emploi, le mariage etc. Or, que remarquons-nous? Beaucoup de jeunes bousculent les classements tout faits; ils connaissent une insertion professionnelle plus longue et moins linéaire, instituant un nouvel état, celui de la post-adolescence. Ce qui fait dire à Olivier Galland (1992) que "la jeunesse, c'est ce passage durant lequel vont se construire presque définitivement, alors qu'elles sont encore en pointillées, les coordonnées sociales de l'individu". Etre jeune, "c'est être encore en instance d'insertion sociale, en situation précaire d'équilibre et d'attente entre l'apprentissage de rôles et de fonctions qui se terminent et la prise en charge de responsabilités concrètes".
La prise en charge des responsabilités concrètes, c'est l'acquisition de l'indépendance caractérisée par trois attributs: un emploi stable, un logement à la charge du jeune et le début d'une vie commune en couple. Or, la probabilité d'être privé de cette indépendance jusqu'à 23 ans augmente régulièrement de génération en génération. Même si l'écart, entre les étapes scolaires et professionnelles et les étapes familiales s'est resserré entre 1992 et 1997 sauf pour la naissance du premier enfant (28 ans au lieu de 26 ans pour les filles et après 26 ans pour les garçons), la chance de parvenir à une indépendance complète à la fin de "la jeunesse" a plutôt décru par rapport aux générations nées au début des années 50 et s'accélère pour celles nées en 1968-1969 (les générations suivantes étant encore trop jeunes pour avoir des données comparatives, voir Galland, 2000).
Ce détour théorique sur la notion de jeunesse montre que cette catégorie s'oppose à toute définition stricte ainsi qu'à toute tentative de quantification, et que les jeunes représentent une catégorie difficilement saisissable posant l'éternelle question, où commence t-elle, et quand s'achève-t-elle?
Cela amène Pierre Bourdieu à dire que "la jeunesse n'est qu'un mot" (1985), c'est une catégorie non spécifique, un leurre idéologique qui tente d'homogénéiser sous un même vocable un groupe aux réalités sociales différentes, parce qu'il y a des différences entre les jeunesses des classes populaires et de classes bourgeoises; les jeunes sont traversés par une différenciation qui conduit à leurs conditions sociales, c'est donc précise Pierre Bourdieu, par "un abus de langage formidable que l'on peut subsumer sous ce même concept des univers sociaux qui n'ont pratiquement rien de commun.".
Les jeunes sont toujours définis par rapport à la catégorie des adultes. Mais, plus qu'à une question d'âge biologique, le positionnement sociologique est actuellement mesuré à partir de l'emploi comme signe de distinction entre les âges. En fait, tel que le rappelle olivier Galland (1992), la maturité sociale qui s'accompagne de la séparation avec le milieu familial et de l'installation en ménage est étroitement liée à la transition professionnelle des jeunes. Ce que confirment Nicole Drancourt et Laurence Roulleau-Berger (1995), qui conçoivent le statut des jeunes à partir de leur rapport à l'emploi, car c'est bien le travail qui procure une autonomie et une indépendance. Pour ces auteurs, être jeune ou être adulte, ne symbolise pas un âge légal mais plutôt un statut social qui s'oppose au statut social d'adulte. La frontière entre les deux statuts se définirait donc par le passage de la dépendance à l'indépendance. On devient en fait adulte à des âges légaux divers. On retrouve les mêmes propos au niveau juridique, dans la mesure où les jeunes sont concernés par une multiplicité de droits (civil, pénal, mineurs, travail, fiscal etc.); ils sont à la fois considérés comme sujets autonomes, majeurs à 18 ans donc légalement responsables et maintenus dans une situation de dépendance à travers une législation particulière qui les protège. En droit français, il existe des règles spécifiques concernant les jeunes délinquants de 18 à 25 ans. Ces règles en instaurant un régime de responsabilité proche des mineurs montrent que par son statut en constante mutation, les jeunes sont difficiles à classer, comme nous l'avons souligné ci-dessous.
Enfin la jeunesse, constate T. Bloss (1994), est une catégorie historique récente, présentée comme une catégorie à problèmes et construite en grande partie par l'Etat à travers les systèmes éducatifs et les dispositifs post-scolaires.
Pour enrichir cette approche théorique, le rapport du Commissariat général du Plan présidé par D. Charvet (2001) trace les perspectives qui tournent le dos à l'idée de faire de la jeunesse une catégorie particulière de l'action publique et précise que l'allongement de la jeunesse, la prolongation des études et les difficultés d'accès à l'emploi sont devenus une réalité commune à tous les jeunes. Cet allongement de la jeunesse s'est accompagné d'une diversification très forte des parcours et d'une réversibilité des situations, qui fait que "tout n'arrive plus d'un seul coup". Par conséquent, cela permet de revoir la définition de "la jeunesse" parce que le passage à l'âge adulte s'effectue sur des nouveaux registres car les cadres sociaux qui l'organisaient se trouvent dans une période de recomposition. Les difficultés rencontrées par les jeunes conduisent non seulement à une institutionnalisation de la période jeunesse caractérisée par une extension et une diversification des interventions publiques en direction des jeunes mais aussi à une familialisation progressive (retour des jeunes dans leur famille à cause de la crise) où finalement aujourd'hui être jeune, c'est au-delà de la majorité civile être un "grand enfant". Cela nous fait revenir à la case de départ: "quand est-ce que commence la jeunesse et quand s'achève-t-elle"?
II. La jeunesse en difficulté
Parler de la jeunesse en difficulté, pourrait immédiatement renvoyer à la jeunesse des milieux populaires. Or, il y a des jeunes qui vivent dans des beaux quartiers qui aujourd'hui sont également en difficulté même si cette notion doit être mesurée au sens que chacun donne à son existence. Toutefois, cette notion est avant tout administrative, une catégorie de l'intervention publique, c'est-à-dire une catégorie opératoire et non cognitive. L'apparition du terme "jeunes en difficulté" correspond aux politiques des années 80 notamment avec la création, en 1982 de la délégation interministérielle à l'insertion sociale et professionnelle des jeunes en difficulté. Il s'agit des jeunes qui généralement ont des difficultés à faire valoir leurs droits, et par ailleurs qui cumulent les difficultés d'insertion professionnelle, d'accès au logement, à la santé et aux loisirs. C'est cette même délégation qui institue dès 1982 les premières missions locales pour l'emploi des jeunes et les PAIO - Permanences d'accueil, d'information et d'orientation (Drancourt, Roulleau-berger, 1995). Ces dispositifs qui avaient pour but d'accueillir des jeunes de 16 à 25 ans et de rassembler les partenaires concernés par les différents aspects de l'insertion des jeunes ont mis en scène cette "catégorie des jeunes en difficulté", objet de tous les "actes manqués" des promesses des hommes politiques.
En effet, un rapport du Haut conseil économique pour la famille, datant il est vrai de 1995, montre qu'un quart des jeunes de 18-25 ans ne percevait aucun revenu personnel, les deux tiers gagnaient moins de 3000 francs et près de la moitié des décohabitants touchaient moins de 4000 francs (Ekert-Jaffe, 1995). Quoique la reprise ait fait baisser le taux de chômage des jeunes ces dernières années, de 26,6% en janvier 1999 à 20,7% en mars 2000 [2], le président des missions locales déclarait encore à cette époque, que malgré l'embellie qu'a connue la France, les écarts continuaient de se creuser, rendant plus visibles et plus intolérables la situation de ceux qui sont exclus sur le marché du travail. En outre, de nombreux emplois trouvés par les jeunes sans qualification dans le cadre des différents dispositifs demeurent des emplois inscrits dans le cadre des contrats du droit commun.
Pour subvenir à leurs besoins, les jeunes exercent généralement des activités souvent précaires, lorsqu'ils n'ont pas recours à l'aide de leur parent et pourtant le travail constitue une assise indispensable dans la construction identitaire. Le taux de chômage des jeunes a baissé, puisque les générations actuelles trouvent plus facilement du travail à la sortie du système scolaire mais ces emplois continuent à être temporaires. Or, occuper un travail temporaire, c'est exercer un emploi limité dans le temps et n'offrant pas les garanties d'un emploi classique. Ce taux de chômage qui a baissé depuis 1997 pour les jeunes diplômés de l'enseignement supérieur, est beaucoup plus limité pour ceux qui ont quitté l'école très tôt avec un brevet ou sans diplôme (42% étaient au chômage en 2000). Cela conduit d'ailleurs un certain nombre de jeunes dans une galère qui les plonge "dans une situation d'anomie et de vide social, faute de ressources suffisantes, mais aussi culturelles, faute de projets auxquels se raccrocher" (Linhart et Malan, 1990).
III. Analyse sociologique des entretiens
1. Méthodologie
Cette recherche est basée sur plus de 150 entretiens semi-directifs de jeunes âgés de 18 à 25 ans, habitant la région Nord-Pas-de-Calais. La recherche a été effectuée dans le cadre d'une étude commandée par trois institutions différentes: deux associations, une mairie et un travail de recherche mené dans le cadre des enseignements de sociologie avec les étudiants de l'IUT B carrières sociales de l'Université de Lille 3. L'objet de la commande n'était pas le même (mise en place d'une maison de citoyenneté, diagnostic dans un quartier en difficulté, mise en place d'une action d'accompagnement social dans un quartier) mais la méthodologie concernant les questions posées était identique. Les résultats partiels que nous présentons n'épuisent pas le sujet mais révèlent une tendance qui mérite une attention particulière compte tenu du nombre d'entretiens réalisés.[3]
2. Caractéristiques sociodémographiques de jeunes rencontrés
L'ensemble des jeunes vient de familles défavorisées, avec des parents qui sont en grande majorité au chômage ou encore exercent des emplois précaires. Pour un certain nombre d'entre eux, les parents sont malades, divorcés, etc. Quant à leur scolarité, nous retrouvons les caractéristiques rencontrées dans nos recherches sur les travailleurs sociaux (Jovelin, 1999), où les accidents scolaires ont été nombreux, avec notamment plusieurs arrêts de la scolarité. Les raisons de l'arrêt sont évidemment nombreuses, entre la fatalité de l'échec: "je savais que j'allais rater mon CAP, pourquoi j'allais continuer?" et les raisons familiales: "je devais m'occuper de ma mère", "je suis tombée enceinte", et enfin la négation du monde scolaire: "j'aime pas l'école, ça pue"... Les jeunes rencontrés ont en grande majorité un niveau scolaire faible, oscillant entre la 6ème et le CAP (Certificat d'aptitude professionnelle). Quant à leur situation professionnelle, symbolisant d'ailleurs la posture que nous avons adoptée de jeunes en difficulté, elle n'est pas meilleure, puisqu'un certain nombre d'entre eux occupent des emplois précaires, lorsqu'ils ne sont pas au chômage.
Globalement, il y a des jeunes avec des trajectoires assez accidentées qui tentent de lutter pour avoir une place dans la vie sociale comme cette personne: "J'ai eu des tonnes de problèmes. J'ai d'abord été placée à l'ASE (Aide sociale à l'enfance) parce que ma vraie mère était incapable de s'occuper de moi. J'ai été placée chez mes parents nourriciers qui sont, je peux le crier très fort, des gens sympas et extrêmement gentils. Ils font pour moi ce qu'ils ont fait pour leurs enfants. Quand je suis arrivée vers 18 mois, j'ai été tout de même opérée de la colonne vertébrale, j'ai une fermeture éclair dans le dos... ma maman... je dis maman pour ma mère nourricière et ma mère pour ma mère, m'a accompagnée pendant toute l'hospitalisation. Ensuite, j'ai dû porter un corset pendant au moins 3 ans, ça été pénible surtout à l'école vis-à-vis des autres enfants, j'ai eu du mal à m'intégrer dans l'école. C'est vrai que j'étais assez difficile comme gosse! J'ai rencontré aussi des problèmes car avant les éducateurs de la DDASS organisaient des rencontres avec ma mère, ça se passait pas trop bien car ma mère est vraiment bizarre, je crois qu'elle a un grain. Donc après j'étais mal dans ma tête, je me sentais moche dedans et dehors. Tu vois ce que je veux dire, c'est depuis mes 18 ans que je ne la vois plus. C'est ma décision et c'est mieux pour moi. L'école ça n'a pas été facile non plus. Je voulais être palefrenier mais je n'ai pas le niveau intellectuel, ça aussi été dur à accepter. J'aime tellement les chevaux...".
3. Jeunesses et quartier: de l'adoration au rejet
Dans l'optique des travaux de l'école de Chicago (Grafmeyer et Joseph, 1990) la ville est quelque chose de plus qu'une agglomération d'individus et d'équipements collectifs: rues, immeubles, éclairage électrique, tramways, téléphones; c'est également quelque chose de plus qu'une simple constellation d'institutions et d'appareils administratifs (tribunaux, hôpitaux, écoles, postes de police, fonctionnaires, etc.). Selon Park, la ville est un état d'esprit, au sens "de traditions, d'attitudes et de sentiments organisés, inhérents à ces coutumes et transmis avec les traditions". C'est pour cela qu'elle est un produit de la nature humaine et également une unité économique, même s'il est une unité géographique, car elle est fondée sur la division sociale du travail. Quel est l'état d'esprit des jeunes par rapport à leur quartier? Comment pensent-ils l'améliorer?
Les discours recueillis vont de l'adoration au rejet:
"Le quartier...c'est mort, ça bouge presque pas" (20 ans)
"C'est tranquille mais les gens sont toujours cloîtrés derrière leur fenêtre, ils sont renfermés sur eux-mêmes" (25 ans)
"On s'emmerde pas mal quand même, chacun sa merde" (19 ans)
"C'est le bordel tout le temps, je préfèrerai vivre dans une maison" (18 ans)
"Un peu agité, agressions, insultes..." (21 ans)
"C'est le bordel mais j'aime bien ici..." (20ans)
"Ici, c'est le bordel des fois, mais je n'irai pas habiter ailleurs" (19 ans)
L'analyse de ces discours montre que le quartier est bruyant et calme à la fois selon les enquêtés. Les discours peuvent paraître contradictoires, mais cela renvoie à la conscience qu'ils ont des problèmes et des difficultés rencontrées. Les jeunes sont des "présentistes", c'est-à-dire qu'ils voient l'immédiateté: les jeux, le plaisir des rencontres (on se connaît tous), mais ils n'ont pas une vision à long terme.
Le quartier est calme parce qu'il y a trop "de vieux". C'est-à-dire que le calme ne se limite pas uniquement au sens positif mais au manque "d'émotion pour la jeunesse". C'est trop calme, c'est pourri parce qu'il n'y a pas assez de fêtes, de manifestations, la ducasse. Le calme auquel il est fait allusion doit être analysé dans les deux sens possibles et pas nécessairement positif. Pour certains jeunes le quartier est calme mais difficile par période. On cite fréquemment des bagarres, des altercations et le trafic des drogues.
Lors d'une étude effectuée à Frais Marais (Jovelin, 2002)[4] un quartier de la ville de Douai, ces discours revenaient très souvent et nous avons remarqué que les adultes s'inscrivaient dans le sécuritaire (plus de policiers le soir) et les jeunes dans le ludique (plus d'activités). Lorsqu'on leur demande ce qui manque dans le quartier, en grande majorité, ce qui est pointé, ce n'est pas le travail mais le manque des "terrains de jeux, terrains de football, un stade, des parcs de jeux, etc.". Pour mesurer le poids qu'on accorde à son quartier (Jovelin, 2002), il y a des symboles auxquels les habitants tiennent, nous avons donc demandé aux habitants de Frais Marais, à quoi ils tenaient:
En posant cette question, nous pensions à un monument de la ville, à un symbole. Cependant les enquêtés nous ont répondus, de manière personnelle. A vrai dire, ces réponses montrent quelque part une forme d'individualisme. Apparemment, dans ce quartier, il n'y a vraiment rien qui fait sens dans la cité à l'ensemble de personnes interviewées. Les réponses ne traduisent pas un "nous collectif" mais un "je" ou encore "un nouveau collectif intergénérationnel jeunes/vieux". Il n'y a rien qui rappelle la mémoire collective sur laquelle puissent s'appuyer les habitants notamment les jeunes. Cette remarque vaut pour beaucoup de jeunes de milieux populaires. Dans ce quartier les rapports entre les jeunes et les adultes ne sont pas non plus très bons, les mots suivants sont éloquents: "il y a des voyous, pendant l'hiver, il y a des jeunes qui traînent la journée, trop de groupes le soir dans le quartier, d'ailleurs ils ne sont même plus motivés par le travail, les jeunes de 13 à 17 ans sont trop agressifs, il n'y a plus rien à tirer chez les jeunes d'aujourd'hui", etc.
En ce qui concerne le rapport au quartier, cette coupure entre les jeunes et les adultes est aussi présente, voire même très visible dans d'autres quartiers: "c'est un quartier tranquille, même trop tranquille. En réalité, y a pas beaucoup de jeunes, alors du coup, on se fait franchement chier, rien à faire. Il y a aussi... enfin je veux dire des cons, en fait, ils passent leur temps derrière les fenêtres à pister ce qui se passe pour radoter. A croire, ils n'ont rien d'autres à foutre.
Alors qu'ils pourraient aller faire du sport, je sais pas...enfin vous voyez, leur jeu favori c'est pister les jeunes et puis si un jeune a le malheur d'éclater un pétard, alors les gens appellent les keufs. Pourtant ça fait 10 ans que j'habite le quartier. Il n'y a jamais eu de casse" (22 ans).
Les rapports semblent donc moyennement bons et il y aurait un calme apparent sans lien solide. Au regard des entretiens recueillis, il y a une coupure symbolique entre les adultes et les jeunes. Le regard stigmatisant est porté par les deux groupes. Le regard des adultes est franchement sévère et les mots utilisés pour qualifier les jeunes sont loin d'être doux, comme nous l'avons noté à Douai (Jovelin, 2002). Dans la représentation des adultes, il n'y a plus rien à faire de certains jeunes, à cause de la drogue et de la violence. Le non-respect de ces jeunes par rapport à leurs aînés montre encore la méfiance des adultes.
Tout cela nous ramène, au niveau théorique, au thème de la désorganisation sociale (souligné par les jeunes rencontrés), avec ses corollaires d'organisation et de réorganisation. A savoir, si "une organisation est un ensemble d'attitudes et de valeurs collectives qui l'emportent sur les intérêts individuels d'un groupe social", à l'inverse "la désorganisation sociale correspond à un déclin de l'influence des règles sociales sur les individus, se manifestant par un affaiblissement des valeurs collectives et par un accroissement et une valorisation des pratiques individuelles" (Coulon, 1997, p.28). On parle de la désorganisation lorsque "les attitudes individuelles ont des difficultés à trouver une satisfaction dans les institutions jugées périmées du groupe primaire". C'est un phénomène qu'on trouve dans les sociétés qui connaissent des changements rapides, aussi bien économiques qu'industriels notamment les quartiers dans lesquels vivent les jeunes que nous avons rencontrés. Ce qui fait dire à Thomas et Znaniecki que cette désorganisation ne provient pas "d'un paradis social perdu, elle est la conséquence d'un changement extrêmement rapide, d'une densification de la population urbaine (voire d'une désertification à l'inverse)" (Coulon, 1997). Nos recherches à Grande-synthe, Douai (Jovelin, 2002) et Hem (Jovelin 1998), nous l'ont montré. A Grande Synthe (Geuns et al, 2000) par exemple les entretiens réalisés révèlent un sentiment d'abandon, présenté comme le signe d'une désorganisation de la municipalité qui aurait une vision erronée des problèmes de sa jeunesse. Or, ils reconnaissent également que la mairie fait beaucoup pour la jeunesse, mais ces actions positives ne touchent pas l'essentiel: le travail, parce que les salles des sports et des jeux "ne nourrissent pas son monde et ne ramènent pas du pain à la maison". Ce concept de désorganisation sociale est important car, il permet de comprendre comment dans certaines circonstances les règles sociales perdent de leur efficacité et amènent la désintégration sociale.
Devant une situation de pourriture, telle qu'ils peuvent le dire, pour se faire entendre et se faire voir, les jeunes occupent donc les espaces de façon visible et bruyante. Ces espaces sont difficiles à nommer tant ils dépendent de la singularité des jeunes. Ce sont aussi des espaces prévisibles et visibles (centres commerciaux, parking d'immeubles, bas d'immeubles, etc.), qu'on peut appeler des lieux publics incivils car ils ne possèdent pas les qualités requises pour favoriser la communication. Les jeunes ne traînent pas dans des espaces publics de citoyenneté partagée, c'est-à-dire favorisant un engagement citoyen et un pouvoir de décision réellement partagé (Lévy, 1999). Beaucoup de jeunes, nous ont parlé de halls d'entrées et de centres commerciaux: "le centre tout le monde peut y aller, nous on y va faire un tour, un baby puis on repart, personne nous dit rien (...) on est dehors, c'est simple parce que chez nous on a rien à faire, pour sortir parler, même si on a rien à faire, on se marre (...) on est dans la maison des quartiers aujourd'hui parce qu'il fait froid dehors. Si c'était l'été on aurait été à coup sûr dans le parc à côté (...) on squatte dans l'immeuble parce que dehors, il pleut et les flics y viennent nous voir... tes papiers".
Les raisons de l'occupation de ces espaces informels sont connues depuis longtemps (cf. les travaux de l'école de Chicago). Les travaux de S. Bouamama (1997) abondent dans ceux de l'école de Chicago, puisque l'une des causes premières est pour lui l'exclusion sociale, en insistant sur le fait que ces jeunes sont soumis au temps vide, décalé par rapport au monde du travail. Ce temps caractéristique de la vie des jeunes se conjugue avec la solitude, les amenant à rechercher la présence d'autres jeunes qui vivent la même situation qu'eux. Par ailleurs, la fuite du foyer familial en est un autre motif, puisque le logement familial ne sert qu'à dormir et que les jeunes n'ont pas alors d'espaces privés qui leur soit propre. Une autre explication de cette occupation de l'espace selon l'auteur est la revendication de ce même espace. Ainsi en occupant l'espace par petits groupes, ils veulent être vus comme des "acteurs incontournables". Cette forte visibilité s'adresse en particulier aux acteurs locaux et pas forcément au voisinage, qui souvent dérangé par les jeunes les informe immédiatement. Nous avons remarqué, lors des interviews, que les jeunes réclament des lieux où ils puissent s'exprimer, faire ce qu'ils veulent, ce qui est à l'opposé des lieux prévus par les pouvoirs publics. Comme le souligne F. Blondel (1999), "la revendication principale des jeunes est celle d'espaces qui ne soient pas fonctionnalistes, c'est-à-dire d'espaces libres", correspondant à un emploi du temps strict qui s'organise au rythme des institutions.
Enfin, le quartier est un repère pour les jeunes. Ils y sont attachés au moins pour 70% des enquêtés. Le quartier est un marqueur d'identité reconnue, médiatisé auquel les jeunes s'identifient notamment lorsqu'ils y vivent depuis longtemps et c'est la seule référence positive pour certains d'entre eux qui leur permet encore de se valoriser. J. Bordet (1998) dans son travail décrit la difficulté de constitution d'une identité de sujet chez les jeunes enfermés dans des relations collectives avec un rapport problématique à leur environnement immédiat. En effet, si dans notre échantillon, le quartier constitue pour certains jeunes une référence positive, il en est tout autrement dans la recherche de J. Bordet car la cité est considérée comme une "base insulaire face à l'extérieur vécu de plus en plus de façon menaçante", et donc négative. Toutefois, nous pouvons rappeler que son étude est basée sur 15 entretiens dans 5 familles, ce qui est très peu.
Que peut-on faire pour améliorer le quartier?
A cette question, nous avons obtenu beaucoup de réponses:
"Des jeux de proximité pour jeunes, des terrains de football, mettre en place des animations éducatives, des chantiers pour refaire le terrain de foot, plus d'écoute pour les jeunes de 10 à 16 ans et plus d'activités, plus d'adultes responsables, patrouille de police, donner du boulot aux jeunes".
Nous avons volontairement retranscrit les différentes réponses obtenues pour dire avec leurs mots les différentes propositions dans l'amélioration de leur quartier. Il y a, manifestement, un élément "fédérateur": ce sont les activités. Entre la mise en place d'un autre terrain de football et l'amélioration du terrain existant, on peut comprendre à travers les discours la place qu'occupent les loisirs notamment auprès des jeunes les plus en difficulté.
Nous avons en face des personnes qui souhaitent l'amélioration de leur quartier: en changeant l'image, en le faisant bouger, qu'il soit moins "mort", que les gens soient plus polis, que les jeunes touchent moins à l'alcool, mais la participation à cette amélioration est moindre. Il ressort des discours "qu'il faut qu'ils fassent ça". Les "ils" ce sont les acteurs politiques, qui doivent assumer, ils ne sont pas concernés par cette construction du quartier. Nous avions l'impression de voir des "citoyens spectateurs", anesthésiés par la crise.
Il faut reconnaître que les jeunes ont l'impression d'être rejetés par les institutions (notamment ceux qualifiés de routiers institutionnels)[5], et ils ont intériorisé cette image de l'exclu inadapté aux normes de fonctionnement qu'impose le système. Lorsqu'on est exclu de la consommation commerciale, culturelle, de l'école et de la vie imposée par la société, on se sent inutile. Nous dirons encore avec F. Blondel (1999) que "le jeune se trouve devant un paradoxe, où il est interpellé comme sujet auquel on demande d'être responsable de son intervention, de faire sa place et qui dans le même temps est positionné comme objet d'intervention d'institutions diverses qui l'éduquent ou l'animent". Ce paradoxe est à l'origine de trois scénarios possibles:
- la soumission, qui conduit à l'acceptation des normes et à l'intériorisation du mode de fonctionnement de l'institution;
- la révolte, qui est une réaction liée à la frustration de la non reconnaissance ou bien lorsqu'on leur impose un système de valeurs dans lequel ils ne se reconnaissent pas,
- et enfin l'attitude la plus courante, caractéristique de notre échantillon est le désinvestissement, même s'ils ont encore des désirs à défaut de l'espoir.
Le désinvestissement est l'expression de l'impossibilité de participer au gâteau national, tel qu'il est proposé par ceux qui tiennent les rênes du pouvoir. Ainsi les jeunes se questionnent, comme le fait F. Blondel (1999): "comment être sujet de ses désirs dans un monde où les objets offerts pour les satisfaire sont maîtrisés par d'autres et pris dans un système de pouvoir, de codification et de normalisation dans lequel le sujet est constamment objectivé?". Les adultes ont souvent l'impression d'amener les jeunes à la citoyenneté ou à l'autonomie, en pensant contribuer à leur intégration dans le milieu social, sans leur donner les moyens de promouvoir leur participation à un environnement qu'ils acceptent et qui les intègre. Il s'avère plus souvent que cet environnement les maintient dans un rôle plus d'objet que de sujet. Les acteurs locaux pensent ainsi contribuer à la participation des jeunes dans la vie locale, c'est faux, c'est un leurre car la participation "est une étape de la citoyenneté active, celle où la collectivité reconnaît l'être humain comme une cellule fondamentale de sa propre existence et en conséquence, lui permet de se découvrir lui-même dans la plénitude de sa responsabilité et à l'édification de la société" (Andrieux, 1999a et b).
Il est primordial de considérer aussi que les jeunes ont un rapport au temps contradictoire, ils ont certes besoin du temps pour se construire, mais en même temps, ils sont dans le registre de l'immédiateté et du concret, pour rendre crédible un projet. C'est le cas des jeunes qui avaient été consultés pour faire partie d'un Atelier d'urbanisme (Cresta, 2001, p.37): "C'est bien mais combien de temps ça va prendre pour que ça fasse des trucs comme çà (...) Si ce qu'on a dit ils le font dans trois ans, ça sert à rien on aura peut-être un boulot (...) Tant que ça se fasse, ce qu'on peut dire, nous, ils auront oublié, ça sera jamais pour nous, faut être réaliste". Dans le projet monté avec les jeunes, les adultes doivent penser à des projets concrets, visibles, par des actes réalistes. Si les adultes préfèrent laisser le temps au temps dans la mise en place des projets auxquels les jeunes peuvent participer dans la construction d'une véritable citoyenneté, en les positionnant en tant que citoyens, les jeunes sont dans l'action immédiate, dans la spontanéité, ce qui expliquent les trois scénarios (la soumission, la révolte et le désinvestissement) énoncés par F. Blondel (1999).
4. Jeunesses et citoyenneté
Le concept de citoyenneté est né avec la cité antique: "la citoyenneté en Grèce (politeia) comme à Rome (civitas) est une qualité qui confère le droit de participer à la gestion des affaires de la cité, en étant pleinement intégré à la communauté des citoyens; et cette communauté est fondée sur un principe fondamental d'égalité, tous les citoyens étant censés être non seulement égaux devant la loi (isonomia), (Chevalier, 1999) mais encore disposer d'un pouvoir légal d'intervention dans les décisions collectives (isegoria)". La citoyenneté témoigne de l'appartenance à une communauté politique, et elle recouvre la capacité de concourir à l'expression de la volonté générale. Il n'y a pas un modèle idéal de citoyenneté qu'il suffirait de mettre en oeuvre pour penser à une véritable démocratie mais une recherche permanente d'un "bien vivre" pouvant aider à l'amélioration et à l'approfondissement d'une vie sociale complexe, par l'affirmation de la démocratie. Ainsi, "la citoyenneté a donc une histoire avec des fonctionnements démocratiques qui émergent, s'épuisent ou deviennent insuffisants et sont remplacés ou complétés par d'autres en fonction des questions concrètes posées à la cité" (Chevalier, 1999). Dans ces conditions, nous pensons que la citoyenneté est plus un idéal à atteindre, souvent transposée dans les discours politiques aux intentions déclaratives ineffectives, qu'une réalité palpable.
Le principe de la citoyenneté moderne s'est affirmé pour la première fois lors de la révolution française, où les droits de l'homme n'étaient plus concédés puisqu'en principe tous les êtres humains naissent libres et égaux. La citoyenneté est envisagée initialement en référence à la politique et a pour corollaire le droit de participer directement ou indirectement à l'exercice du pouvoir politique.
Lorsqu'on parle du citoyen, il est titulaire de la souveraineté nationale à son échelle et dans le cadre de l'Etat nation. Si nous nous référons aux analyses de B. Ellefsen et J. Hamel (2000), il y a ce qu'ils appellent la citoyenneté abstraite et la citoyenneté pratique. Nous allons nous attacher à ces deux notions avant d'analyser les discours des enquêtés.
La citoyenneté abstraite renvoie à l'égalité politique, à la participation à l'exercice de la souveraineté nationale, par le droit de vote qui en est la pierre angulaire. Selon nos auteurs, la citoyenneté évoque l'engagement dans la vie de la cité, en d'autres termes "la citoyenneté porte en elle, l'idée de volonté commune et d'organisation collective à laquelle tous ont une voix, concrétisée par l'agora, pour la défendre et la rendre viable". Si la citoyenneté confère des droits, elle sous-tend aussi l'existence des devoirs et elle "garantit les droits juridiques et politiques de tous, quelle que soit leur appartenance sociale, religieuse, ethnique et autre". Ces droits donnent effectivement corps à une citoyenneté qualifiée d'abstraite, car elle est octroyée avant même d'être exercée.
La citoyenneté pratique sort des limites de l'égalité politique et juridique des individus. Elle a un lien avec l'insertion des individus dans la société. Si la citoyenneté politique se présente sous la forme d'un état, parce que "tous les droits qui y sont rattachés transcendent l'expérience pratique des individus", la citoyenneté pratique, n'est pas un état mais une action, parce qu'elle consiste "à prendre pied dans la société en faisant corps avec ses semblables pour défendre sa propre vie, assurer sa survie biologique, manifester son indépendance et tirer personnellement profit de son adhésion à l'ensemble social" (Ellefsen et Hamel, 2000). Toutefois, dans nos sociétés, c'est le travail qui est au centre de cette citoyenneté pratique, dans la mesure où il est l'un des cadres sociaux intégrateurs, qui permet aux individus de participer à la vie collective, d'où l'idée de la citoyenneté tronquée pour le public qui nous intéresse, le travail étant une denrée rare chez eux.
Pour clore ce débat théorique, nous allons également prendre le point de vue de notre collègue S. Bouamama (1997), qui nous semble intéressant pour cette recherche, lorsqu'il aborde les modèles de la citoyenneté. En effet, il distingue:
La citoyenneté capacitaire, car pour qu'elle s'exerce réellement elle nécessite des capacités. Cela suppose donc que les hommes et les femmes aient des aptitudes pour la pratiquer, en excluant ainsi les enfants et les jeunes qui sont jugés immatures. Cette notion de capacité aurait deux formes, d'un côté, si elle s'appuie sur l'idée d'un don, on arrive à la conclusion que certaines personnes seraient naturellement plus aptes à la citoyenneté que d'autres. Par contre, si on se base sur la notion d'apprentissage, on peut dire que tout le monde est en capacité de devenir citoyen, pour cela, il faut encore que l'apprentissage soit terminé. Cette deuxième forme peut exclure les jeunes qui n'auraient pas terminé leur scolarité, ou encore qui seraient exclus de la course à la performance.
La citoyenneté ancrée sur le politique marque assez fortement la citoyenneté actuelle dont le symbole majeur est le suffrage universel, comme nous l'avons dit plus haut. Or, la jeunesse en difficulté touchée aujourd'hui par la crise économique se fait surtout entendre par son abstention. A savoir les jeunes étrangers qui eux n'ont pas droit au vote s'inscriraient dans une sorte de citoyenneté virtuelle qui n'aurait aucun sens pour eux, comme ils le disent dans les discours recueillis. Là, on serait vraiment dans la citoyenneté tronquée qui se situe plus souvent dans les discours des hommes politiques que dans les faits réels.
La citoyenneté unitaire est celle de la centralité politique et administrative d'un système résultant de l'histoire. Il s'agit d'une citoyenneté qui ne s'exerce que dans un système macro politique, malgré une décentralisation bien amorcée. Au fond, l'échelle du local ne trouve pas encore son ancrage entre les différentes collectivités (Etat, région, quartier, etc.) pour rejoindre les citoyens en demande.
Ce caractère unitaire de la citoyenneté est renforcé par le fait qu'il n'existe qu'un mode unique d'exercice de droit de cité, à savoir la désignation de représentants par les élections politiques, ce qui veut dire donc que cette notion est en similitude avec celle d'électeur. Celui qui ne vote pas ne le serait pas.
La citoyenneté passive, issue de la préhistoire du combat démocratique, théorisée à l'époque des premières républiques romaines de l'antiquité, visait, elle, à s'opposer au retour des tyrans en posant des droits protégeant les citoyens (droit à un avocat, à l'inviolabilité du domicile, etc.). Le citoyen est perçu comme un être passif, il n'est qu'un usager mais doté des droits que les pouvoirs publics doivent garantir (Geuns et al., 2000a).
Pour les jeunes, la citoyenneté est un mot creux qui semble difficile à définir. Ils en entendent parler, beaucoup parler, mais un certain nombre ne sait pas ce que cela signifie et donc ce que cela recouvre. A la question: "que pensez-vous de la citoyenneté?"
Les réponses sont généralement:
"La citoyenneté, oui, oui, c'est un mot à la mode. C'est vrai qu'on en parle pas mal mais de là à savoir mettre une définition dessus, c'est autre chose. Pour moi, la citoyenneté, c'est être responsable de ses actes, respecter les autres et les choses. Etre citoyen pour un enfant, c'est être poli, de ne pas insulter l'instit., ne pas dégrader, ne pas être moqueur envers ses camarades ou les agresser. C'est être quelqu'un de modèle, quelqu'un qui a des valeurs comme la tolérance, le respect... voilà quoi pour moi. Mais bon, c'est surtout un mot à la mode. On parle de citoyenneté par rapport aux incivilités croissantes comme les dégradations dans les quartiers difficiles. Euh, c'est bien de parler de citoyenneté, de jeunes qui se responsabilisent. C'est un mot phare en ce moment mais un peu creux. C'est comme la tolérance, c'est beau à employer mais dans la réalité vraie, c'est un mot qui n'a vraiment pas beaucoup de sens pour beaucoup de gens" (23 ans, sans emploi, licence de psychologie).
"La citoyenneté, c'est respecter les gens, le peuple, vivre ma vie, mais je m'en fous d'être un bon citoyen ou pas. C'est pas parce que je suis mauvais citoyen que je vais mal vivre" (19 ans, en formation pâtisserie).
"La citoyenneté, on l'entend souvent, de là à ce que moi je sache ce que ça veut dire par rapport à ce qui se fait, c'est une bien grande question. De la à ce que les gens qui en parlent savent ce que c'est, c'est une autre question... mais je sais pas moi, pour moi la citoyenneté, c'est... je vais dire une entraide, c'est... je sais pas. Citoyenneté, citoyen, être un petit peu responsable de la vie qu'on a, être un petit peu... je sais pas franchement, j'ai l'impression que c'est la vie dans laquelle on est, c'est pas trop ça. Enfin, je veux dire, c'est pas être individualiste. Certainement parce que c'est un mot qui est nouveau dans le sens où on l'a certainement pas employé dans le bon terme quand je l'ai entendu... parce que bon on a des charmantes personnes qui sont élues à la citoyenneté et qui sont élues justement pour régler tous ces problèmes... ils sont là aussi pour dire qu'il y a une espèce de... solidarité peut-être pas au niveau financier. Mais, enfin je veux dire un même esprit au niveau d'une ville, quelque chose où tout le monde se sente bien dans la ville et qu'il y ait des choses pour un peu tout le monde. Et j'ai l'impression qu'ils se trompent lourdement quoi. Le mot citoyenneté pour moi, il n'a rien à faire dans la vie actuelle quoi. Pour moi, il faut d'abord qu'on règle tous les problèmes des individus, qu'on essaie d'aménager une vie pour chacun, qu'on essaie de faire quelque chose de correct pour un peu tout le monde et que ce soit pas toujours les mêmes privilégiés qui aient toutes les bonnes choses et les autres qui restent dans leur case, dans leur petit trou. Je sais pas la citoyenneté, c'est être citoyen. Déjà, il faut que tout le monde se sente intéressé sur ce qui se passe au niveau de la ville" (23 ans, bac sciences médico-sociales, contrat emploi solidarité).
Le but n'était pas de vérifier les connaissances théoriques, à propos de ce concept mais plutôt d'analyser le sens que les jeunes donnent à ce terme et surtout les discours produits autour de cette problématique. Ce mot leur paraît creux, ils essaient de l'expliquer à leur manière mais en ayant une vision critique quant à leur propre place dans la société. Quelquefois le citoyen est confondu avec la seule dimension d'électeur. C'est pour cela qu'une action en terme de débat sur les éléments constitutifs de la citoyenneté semble nécessaire et pourrait constituer un axe de travail indéniable dans les quartiers. En effet, à l'annonce de ce concept, les critiques fusent; comment comprendre la citoyenneté lorsqu'on ne sait pas de quoi l'on parle?
Lors de l'enquête (Geuns et al., 2000b) que nous avons menée à Grande-Synthe un jeune a dit "la citoyenneté, elle ne représente rien pour moi. Elle n'est pas prise en compte. La citoyenneté, il n'y en a pas. Ce sont les mouvements d'association, c'est tout... après tout c'est quoi, les jeunes ne savent même pas ce que c'est... il n'y a pas une réelle sensibilisation à la citoyenneté. Il n'y a pas assez de conférences établies par les élus, de lieux des rencontres, élus/citoyens pour discuter de la citoyenneté". Ou encore "la citoyenneté au sens large du terme c'est habiter la cité, habiter un endroit où on se sent bien... mais le mot que je raccorde à la citoyenneté, c'est celui de droit de voter. Ce que je ne comprends pas, c'est que mon père qui a fait 40 ans à l'usine Sollac, n'a pas le droit de voter. Et pourtant, il est plus citoyen que moi".
Dans les quartiers, les réactions ont quelquefois étaient violentes à l'évocation de ce mot. Les discours ci-dessus sont révélateurs des difficultés rencontrées par des jeunes en manque de reconnaissance, même si nous n'avons pas rencontré un radicalisme à outrance. Les difficultés sont réelles, une demande explicite de proximité avec les élus et les décideurs est maintes fois exprimée. Il est entendu, que si on prend en compte la définition que donne Jacques Chevalier (1999) de la citoyenneté, pour ce qui est des jeunes rencontrés, nous sommes dans la citoyenneté tronquée, celle des "cocus" à qui on fait croire un certain nombre de choses irréalisables. Ainsi selon nos analyses, ni la citoyenneté politique, ni la citoyenneté abstraite, ne sont présentes à travers ce que nous avons vu. Nous n'avons rencontré que des "fragments de citoyennetés", qui ne permettent même pas aux individus, de comprendre où ils en sont. Finalement, nous sommes encore là devant un concept "des bobos" (bourgeois bohèmes), qui n'a de sens que pour ceux qui l'ont popularisé.
Les explications données par certains jeunes ne sont pas dépourvues de sens à croire le discours suivant: "la citoyenneté c'est aimer son prochain, s'aimer soi-même, tu vois déjà c'est ça la citoyenneté. Parce que c'est un grand mot citoyenneté et déjà à l'origine ça veut dire, citoyen, citoyen de quoi, d'un pays tu vois, citoyenneté ça veut dire quelqu'un d'intègre, comment on dirait quelqu'un de normal, comme tous les gens qui vivent bien, qui font de mal à personne.
Voilà aujourd'hui l'image de la citoyenneté en France, c'est baise la gueule à tout le monde et soit plus malin que tout le monde voilà quoi.
Tu vois au départ tout le monde devrait avoir la chance de devenir riche, à l'origine la citoyenneté ça doit être quelque chose de beau mais en vérité, c'est un mot qui veut dire plein de trucs. Citoyenneté ça devrait être la liberté, ça évoque ma mère, ça évoque plein de choses, tu vois mes chers citoyens,... c'est un habitant, c'est quelqu'un de bien, de présentable. Mais ça veut plus rien dire citoyenneté parce que la politique à l'école on t'apprend avec la pièce: liberté, égalité, fraternité. Quand j'étais petit, je l'ai fait. Mais faut te faire ta propre opinion, les trois relations, elles ne comptent plus, tu te les rentres dans le cul et tu prends ce que tu as à prendre". (21 ans, sans emploi, niveau 3ème de collège).
Ce dernier discours symbolise à notre sens ce que représente pour ces jeunes, la citoyenneté qui en principe devrait être "quelque chose de beau", mais qui ne l'est plus, parce qu'elle est vidée de son sens par ceux-là mêmes qui en parlent. En fait, il y a une négation du politique, à partir de ce concept. Les jeunes ne comprennent pas comment on peut penser à l'égalité des chances, alors que soi-même on n'est pas "intègre".
Le sentiment qu'ils nous ont donné est celui du dégoût, les poussant d'ailleurs à revendiquer le délit social, pour renverser la logique de la galère comme le font certains hommes politiques, qui d'après la représentation que s'en font nos enquêtés se sont enrichis sur le dos des électeurs. Les promesses non tenues, l'absence d'une politique de proximité rapproche le discours sur la citoyenneté à celui du champ politique, c'est-à-dire un discours sensiblement négatif tel que nous allons l'aborder ci-dessous.
5. Le rapport au politique
Max Weber (1965) définit la politique comme "l'ensemble des efforts que l'on fait en vue de participer au pouvoir ou d'influencer la répartition du pouvoir soit entre les Etats, soit entre les divers groupes à l'intérieur d'un même Etat". Il s'agit de l'ensemble des règles que s'impose à elle-même une collectivité pour vivre en sécurité. Mais Weber va plus loin, puisqu'en ce qui le concerne, la politique est aussi définie comme une domination de l'homme par l'homme par tous les moyens. Dans son analyse, il ne s'intéresse, ni aux techniques, ni à l'organisation, ni aux motivations du pouvoir mais avant tout aux principes de légitimité qui le fondent.
Le problème politique est celui de la socialisation. Annick Percheron[6]; l'a abordé, en proposant une définition comme acquisition d'un code symbolique résultant des transactions entre l'individu et la société. La socialisation n'est pas seulement transmission de valeurs, de normes et de règles mais "développement d'une certaine représentation du monde et en particulier de mondes spécialisés", ici le monde politique. En ce qui concerne les jeunes de milieux populaires, la politique c'est la rencontre entre la période de galère et la prise de conscience de leur propre place au sein de la société. Ces jeunes qui ont des discours extrémistes face aux dirigeants politiques, ne le concrétisent pas par le vote lors des élections. Le sujet politique est apparemment dépourvu d'intérêt pour au moins 80% de nos enquêtés. Si en grande majorité le vote se tourne à gauche, pour ceux qui font cette démarche, les discours produits, montrent le décalage existant entre eux et les hommes politiques. Il y a nettement une coupure: "eux et nous". Mais il s'agit essentiellement de "eux, qui ont tout et qui de surcroît sont malhonnêtes parce qu'ils sont tous corrompus et nous, les pauvres honnêtes, qui n'avons rien". Est-ce que les jeunes se sentent représentés par les autorités politiques?
Nous pensons, qu'il conviendrait de laisser libre court aux discours des acteurs interviewés pour comprendre la force et le choc des mots, qui, nous le redisons, n'engagent que leurs auteurs:
"La politique c'est le darwa, tiens tu vois le Maire, là, il est trempé dans de sales magouilles. Déjà au centre ville tout ça, il voulait mettre du marbre, il repasse avec sa belle gueule aux élections et tout, mais rien dans les quartiers. Mais dis-toi bien qu'il traite avec des gens des quartiers, des gros bonnets, lui aussi, il se fait de l'argent facile, comment tu crois qu'ils financent leurs partis, ces bâtards, c'est du détournement de fonds ou d'autres choses...les campagnes tout ça, ça coûte cher, trop de sous et puis des années après t'entends ouais, tel parti, tel parti, il a magouillé, y a eu des dessous de table pour la présidentielle et nanani, nanana, c'est obligé, tu vois, ils peuvent pas être vraiment intègres, zarma. Tu vois quoi...c'est des bâtards, c'est tout". (21 ans, sans emploi, niveau 3ème de collège).
"On dit que c'est tous des vendus, ils promettent pour être élus et ben les promesses s'envolent et ils en font qu'à leur tête quoi... ils se font de l'argent sur le dos des personnes quoi pour avoir des voix, ils feraient n'importe quoi... quand tu te dis que c'est eux qui sont au-dessus de nous, t'en reviens pas et eux ils détournent des millions et des millions, le contribuable qui paye... moi je vais faire le quart, je vais prendre le sursis ou du ferme. Pour moi, y a pas de justice, la justice c'est plus haut qu'il la font, comment veux-tu que je respecte un élu, ou qui que ce soit en sachant que lui-même ne va pas me respecter". (22ans, sans emploi, niveau CAP).
"Parce que pour moi, c'est tous les mêmes. Des promesses et des promesses, dès qu'ils passent et qu'ils ont le pouvoir, après ils font tous la même chose. Ils profitent pour eux et leur famille et les autres peuvent crever. La gauche, la droite, les verts, les cocos et encore le pire de tous c'est le front national, ils racontent généralement tous que des conneries. Je pense que la politique, il en faut mais des fois c'est vraiment compliqué pour les gens comme nous. De plus les hommes politiques parlent beaucoup et font peu car ils sont pas assez sur le terrain. Ils connaissent pas les vrais problèmes des gens" (21 ans, BEP vente, sans emploi).
Ces discours nous ramènent aux travaux de Robert Lane (1962), lorsqu'il a étudié la population d'Eastport et qu'il a été amené à mettre en évidence le phénomène "d'aliénation". Les enquêtés, étudiés sont comme le suggère l'auteur précité, des "aliénés politiques", c'est-à-dire qu'ils se sentent étrangers au système politique. Ils ont le sentiment de ne pas être concernés par ce qui se passe au niveau du pouvoir politique. Ils se considèrent comme des figurants, dont le rôle principal est laissé aux acteurs politiques qui ont tout le pouvoir et décident ce qu'ils ont envie de faire. Les analyses de Robert Lane (1962) sont éclairantes pour notre échantillon, notamment les trois propositions qu'il fait sur l'état d'esprit des aliénés politiques:
"Je suis l'objet non le sujet de la vie politique. Je n'exerce aucune influence et ne participe à rien. Politiquement, je parle sur le mode passif"; "Le gouvernement ne s'occupe pas de moi. Ce n'est pas mon gouvernement"; "Je n'approuve pas les manières dont les décisions sont prises; les règles du jeu sont déloyales, truquées; la constitution est à certains égards frauduleuse".
Lorsque nous nous penchons sur les discours des jeunes, nous retrouvons les mêmes caractéristiques énoncées par Robert Lane. Les jeunes interrogés ramènent la politique aux hommes et femmes politiques. Les personnalités du monde politique "parlent beaucoup et n'agissent pas autant qu'ils le prétendraient". Ce qu'ils disent "c'est 10% de ce qui se passe, les politiques ils papotent, ils papotent, c'est des faux jetons parce qu'ils vont faire ça et ils font rien". La politique selon les jeunes "est une forme de business et il y a beaucoup de corruption". Tout cela renvoie à des réponses du style "la politique ne m'intéresse pas, c'est rien du tout, ils sont tous corrompus, et ils jugent les mecs dans les quartiers, c'est vrai c'est un peu leur travail mais il faut aussi qu'ils se regardent".
Que dire? Nous disons qu'il existe chez les jeunes un sentiment d'aliénation, de domination, et de manipulation des masses par les personnalités politiques. Ils tentent dans leurs discours de se détacher de ce monde qui ne les concerne pas, de ce sentiment et de vivre voire de construire leur relation et leur vie d'une autre manière avec certes beaucoup de difficultés. Le terme politique peut être associé aux notions de partis politiques, de gouvernement, d'Etat, à des élections, à des hommes politiques, etc. Lorsqu'on en parle avec les jeunes, ils y voient d'abord les femmes et les hommes qui oeuvrent dans ce champ, avant de parler des institutions étatiques. Nous percevons combien l'image est nécessaire dans notre système de représentation. De toute manière, leur préoccupation n'est pas de voter, ni d'appartenir à un groupe politique, ils ont d'autres priorités: "l'insertion dans la vie sociale par le travail". Ce sont des jeunes qui, en très grande majorité, ne participent pas à la vie politique, parce que pour eux, nos représentants ne sont même plus crédibles au niveau idéologique et ne respectent même pas le citoyen qui le fait élire, d'autant qu'ils ne tiennent pas leurs promesses. Tout cela conduit à un constat:- nous vivons tous dans un même monde, mais parallèle, c'est-à-dire qu'il existe une fracture entre les personnes interrogées et le monde politique. Même si notre échantillon ne permet pas de généraliser les conclusions de nos travaux, nous affirmons qu'il y a aujourd'hui, une faible légitimité émanant du pouvoir politique chez les jeunes en difficulté.
6. Jeunesses et avenir: Entre le rêve et le pessimisme
Les discours des jeunes sur l'avenir naviguent entre le rêve et le pessimisme: "Avoir du boulot, avoir du travail, une maison et une bonne bagnole, avoir des enfants, avoir une formation" (23 ans, Contrat emploi solidarité); "j'te dirais quand j'y serai, peut-être demain" (19 ans, sans emploi); "avenir, j'connais pas, c'est au jour le jour, c'est peut être bien comme ça" (21 ans, sans emploi); "je vis au jour le jour, j'ai pas de pognon, je ne fais pas de projets, j'ai pas de boulot. Tu vois, j' vais te dire un truc, j'engueule ma copine parce qu'elle veut arrêter le lycée. Il faut pas qu'elle fasse la même connerie que moi. Voilà, j'ai plus envie de répondre, salut" (20 ans, sans emploi, niveau 4ème collège). "L'avenir, question difficile, j'espère me marier, avoir des enfants, ça serait déjà pas mal, mais ça risque d'être difficile" (25 ans, niveau collège); "l'avenir:- un boulot, un logement, une femme, des enfants et ne pas boire" (20 ans, contrat emploi solidarité).
Si nous nous hasardons à faire une typologie, nous pouvons dire qu'il y a:
Les optimistes, qui croient dans leur capacité de réussite parce qu'ils sont déjà dans un processus de professionnalisation ou de formation.
Les neutres sont dans l'angoisse devant l'avenir. Ils se situent en fait entre les pessimistes et les résignés. Ils savent qu'ils doivent redoubler d'efforts pour rêver d'un avenir meilleur mais, ils ne voient aucune issue et refusent de se projeter dans l'avenir.
Les pessimistes s'inscrivent dans une forme de rationalisation. Ils ont peur de se prononcer, l'avenir est incertain, ils ont une image d'une société sans avantages, qui n'apporte que des inconvénients. Ce sont de personnes qui développeraient en apparence une conduite d'échec, tellement, ils sont dans un schéma négatif. Ils ne sont pas loin de la catégorie des résignés.
Les résignés, ce sont des personnes qui vivent au jour le jour. Ils sont jeunes, mais avec généralement des trajectoires lourdement accidentées. Dans cette catégorie, nous avons certains jeunes en errance, dont quelques-uns qui ont une "bonne" carrière dans l'Aide sociale à l'enfance, avec une multitude de placements. Ils n'attendent, rien de plus de la vie et ils s'auto-persuadent, qu'ils sont heureux ainsi.
Cette typologie est un "idéal type" au sens de Max weber, et ne reflète donc pas une réalité. C'est une construction théorique nous permettant d'avoir une lecture fine des discours des enquêtés. Un regard sur la trajectoire scolaire de personnes interrogées (ce n'est un secret pour personne), montre que plus le capital scolaire est appréciable, plus on est en capacité de se projeter dans l'avenir et vice-versa. Dans la catégorie des "résignés", il y a principalement des désinsérés types, qui ont des trajectoires jalonnées par un triple HN[7], c'est-à-dire par une Histoire individuelle Négative emboîtée dans une Histoire familiale Négative, insérée dans une Histoire sociale Négative. En effet le manque de réseau de sociabilité, le chômage, l'alcoolisation, la consommation des produits ne leur permettent pas de se projeter dans la vie comme ceux qui pensent être normaux. Le comportement des "résignés" est perceptible à travers leur trajectoire familiale comme le souligne Pascale Poulet-Coulibando (2000) "le chômage des parents comme leur retrait volontaire du marché du travail (inactivité) serait de nature à se persuader qu'on n'a pas de place dans la société et que les efforts sont inutiles. Un rendement trop faible de l'emploi engendrerait aussi le sentiment que malgré les efforts consentis, on ne peut pas s'en sortir, qu'il n'y a pas de place et que les efforts de la personne, du jeune lui-même ou de ses parents, sont en définitive, vains". Cette remarque conduirait donc à "une reproduction sociale à l'état quasiment pur" (Clerc 2000), dont la résignation serait l'un des modes d'expression.
Conclusion
La jeunesse aujourd'hui, une citoyenneté tronquée (le quartier, la politique, et l'avenir), tel est le titre de cet article. Si l'avenir des jeunes rencontrés est incertain, cette incertitude n'est que le catalyseur des sentiments négatifs exprimés face à la politique, au quartier et à la citoyenneté. Le problème majeur de cette jeunesse est le sentiment d'exclusion. C'est sans grande naïveté que nous avons constaté un désengagement des jeunes au niveau politique. Les jeunes se sentent déconnectés des décisions prises par les hommes politiques, ils essaient de reconstruire un autre monde mais qui s'arrête dans leur propre imagination. En effet, comme nous avons eu l'occasion de le souligner: "les personnes qui subissent la vie, avec une impression de vide, d'ennui, d'inutilité finissent parfois par ne plus se projeter dans le temps avec le risque de se défaire d'une partie de leur identité et de se replier sur elles-mêmes, sur leur espace privé; entraînées dans une attitude de résignation, elles ne manifestent d'abord plus leurs craintes, leurs envies, leur colère, leurs attentes et progressivement, elles finissent par ne plus savoir non plus ce qu'elles attendent. C'est certainement une manière de se protéger de trop de souffrances et désillusions. Cette perte progressive d'acquis introduit doucement une déperdition, un appauvrissement du rapport à la réalité avec le but de créer un espace fictif, un espace imaginaire dans lequel elles s'enferment, créant ainsi un clivage entre les actifs et les attentistes" (Geuns et al., 2000b)
Dans cette période difficile, les propos de ces jeunes, ne sortent pas du néant mais d'un quotidien semé d'embûches et de tracas. La classe politique devrait réfléchir à la place que peuvent occuper "ces citoyens de seconde zone", qui ont une analyse fine du monde politique et de leur place dans cette société. La construction de la société de demain ne peut se faire sans eux, il est donc important de casser le clivage entre les "gens qui parlent bien" (la classe dominante) et "eux" (les exploités/les exclus). Vivre dans une démocratie où une partie de la population se demande comment se projeter dans l'avenir, alors que le futur semble muré n'est pas digne d'une société moderne. Le combat contre l'injustice sociale passe par les actes et non par des formules magiques transformées en façades électorales.
- Notes:
- 1.- Emmanuel Jovelin Responsable du Groupe d'études et de recherche en travail social (GERTS) est également Co responsable du DESS Développement social urbain et du diplôme universitaire des Sciences sociales appliquées à la gérontologie. Institut supérieur de formation permanente, Université catholique de Lille.
- 2.- INSEE, Enquête sur l'emploi de mars 2000, INSEE Première, no 723, juin 2000.
- 3.- L'ensemble des résultats fera prochainement l'objet d'une publication.
- 4.- Frais Marais, l'un de nombreux quartiers de la ville de Douai, est un hameau situé au Nord Est de la ville, dont la distance avoisine les 7 km avec le centre ville. Composé de 3 cités totalement différentes, la particularité de cette ville/village est d'être composée de deux entités géographiques bien distinctes, séparées par des champs et distantes d'environ 1,5 km qui provoquent une coupure amplifiée par la création de nouvelles voies routières.
- 5.- Il s'agit, des jeunes placés dans les institutions, qui malheureusement sont exclus de ces mêmes établissements habilités à les encadrer, à cause de leurs actes délictueux.
- 6.- Annick Percheron., L'univers politique des enfants, Paris, FNSP, Colin, 1974. Citée par Claude Dubar, La socialisation. Construction des identités sociales et professionnelles, Paris, Ed. Armand Colin, 1991. p. 23-24.
- 7.- E. Jovelin., "De l'anomie à la pacification, faire face et s'en sortir dans les grands ensembles", in Marc-Henry Soulet, Viviane Chatel., Faire face et s'en sortir en situation de vulnérabilité, Fribourg, Ed. Université de Fribourg. (A paraître). Actes du colloque de l'Association internationale des sociologues de langue de française AISLF).
- Références bibliographiques:
Andrieux, J.J, "La participation comme modèle éducatif", Sauvegarde de l'Enfance, no 2, 1999a
Andrieux J.J., "L'avenir sera citoyen", Territoires, novembre, 1999b.
Blondel, F., "Les trois défis de l'éducation", Sauvegarde de l'Enfance, no 2, 1999.
Bloss, T., "Une jeunesse sur mesure. La politique des âges", Cahiers internationaux de sociologie, vol. XCVII, 1994.
Bordet, J., Les jeunes de la cité, Paris, PUF, 1998.
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- Notice:
- Jovelin, Emmanuel. "La jeunesse en difficulté: une citoyenneté tronquée. Le quartier, la politique, l'avenir", Esprit critique, vol.04 no.07, Juillet 2002, consulté sur Internet: http://www.espritcritique.org
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