Le devenir de jeunes adultes déficients intellectuels
Par Michel Corbillon et Arnaud Chatenoud
Résumé:
Le texte expose les résultats d'une recherche portant sur l'insertion sociale et professionnelle de jeunes adultes cinq à dix ans après leur sortie d'un Externat médico-professionnel (EMPro), après une présentation rapide du contexte et de la méthodologie utilisée. Malgré un taux important d'emploi, l'intégration sociale et l'accès à l'autonomie restent problématiques pour beaucoup. Par ailleurs, résultats quantitatifs et analyse d'entretiens font apparaître que l'exercice professionnel en milieu ordinaire ou en milieu protégé renvoie à des modes de socialisations différents et contribue à la production, par les jeunes adultes, de leur identité sociale. La question du rapport au handicap s'avère ici déterminante.
Si, d'une façon générale, la connaissance de la population "handicapée" en France reste relativement imprécise[1], le devenir des jeunes adultes handicapés semble encore plus mal connu. Les études longitudinales étudiant les processus d'insertion de ce public sont rares, et plus encore en ce qui concerne spécifiquement les personnes ayant une déficience intellectuelle.
Education, formation et emploi des jeunes déficients intellectuels en France
En France, le secteur médico-éducatif assure les soins et l'éducation des enfants et adolescents handicapés, lorsque leur handicap nécessite une prise en charge globale[2]. Les établissements médico-éducatifs ou d'éducation spéciale regroupent plusieurs structures organisées autour d'un type de handicap qui détermine l'orientation: en principe, les enfants ou les adolescents accueillis dans un établissement présentent la même déficience principale. Il existe trois types de structures: les établissements pour enfants handicapés moteurs ou déficients sensoriels graves ou polyhandicapés, les instituts de rééducation spécialisés dans l'éducation des enfants présentant d'importants troubles du comportement et les instituts médico-éducatifs pour enfants déficients intellectuels. Ces derniers sont les plus nombreux et ils accueillent les deux tiers des enfants handicapés. Ils comprennent les IMP (instituts médico-pédagogiques) et les IMPro (instituts médico-professionnels). Les premiers assurent les soins et l'enseignement général et pratique adaptés aux enfants de 6 à 14 ans. Les seconds font suite aux IMP et accueillent les déficients intellectuels plus âgés qui reçoivent une éducation générale et une formation professionnelle adaptées à leur handicap.
A leur majorité, les jeunes adultes en capacité de travailler peuvent bénéficier d'une reconnaissance du statut de travailleur handicapé qui leur ouvre droit à une allocation d'adulte handicapé (AAH) et leur permet d'obtenir éventuellement un emploi réservé en milieu de travail "ordinaire" ou un emploi en milieu de travail "protégé". Les établissements de travail protégé[3] proposent aux travailleurs handicapés des activités adaptées à leur état, en conciliant mise au travail et protection. Ces établissements, réservés aux travailleurs handicapés, fonctionnent comme une entreprise soit en assurant des productions propres, soit en passant des contrats de sous-traitance mais ils bénéficient de subventions et du contrôle de l'Etat. Parallèlement à l'activité professionnelle, des soutiens médico-sociaux sont proposés aux travailleurs exerçant dans ces structures.
Une étude menée dans le Rhône à la fin des années 80 par M.-T. Espinasse et C. Merley (1989), sur l'insertion professionnelle des jeunes handicapés deux ans après leur sortie d'établissement, montre que, si la quasi-totalité des jeunes sortis d'Institut médico-professionnel (IMPro) est orientée vers l'emploi (93,2%), un nombre important d'entre eux ne bénéficie pas, deux ans après, d'une insertion stable. La comparaison avec un second échantillon ultérieur semble indiquer, pour les auteurs, une dégradation des possibilités d'accès à l'emploi, tant dans le milieu ordinaire que dans le milieu protégé.
Les statistiques nationales indiquent, à travers l'activité de la Commission technique d'orientation et de reclassement professionnel (COTOREP), une forte progression de demande de reconnaissance du statut de travailleur handicapé (+ 11,4% par an). Le nombre de places en Centre d'aide par le travail (CAT), majoritairement occupées par des adultes handicapés mentaux, a, lui aussi fortement progressé, avec cependant de très larges disparités selon les régions (Borrel, Gosselin, 1997).
Une recherche sur le devenir à la sortie d'un EMPro
A partir de ce constat, une recherche menée à partir d'un Externat médico-professionnel de la région parisienne s'est donnée pour objectif de répondre aux questions suivantes à visées informatives, mais également compréhensives: que deviennent les jeunes quelques années après leur accueil en établissement spécialisé? quelle est leur insertion sociale et professionnelle? que disent-ils de leur parcours, de leur vie présente? Pour répondre à ces questions, trois études complémentaires ont été effectuées. La première a consisté en une analyse des caractéristiques des jeunes et de leur famille et des modalités de l'accueil, afin de les mettre en relation avec les éléments de devenir. La seconde étude visait le devenir et les effets à court et moyen termes de l'action. La troisième approche, plus compréhensive, souhaitait expliciter les parcours différenciés mis en évidence dans la phase 2.
L'EMPro concerné a une capacité d'accueil de 77 jeunes (garçons et filles) de 12 à 20 ans "présentant des déficiences intellectuelles avec un retard scolaire massif et d'éventuels troubles de la personnalité et du comportement, mais avec des potentialités permettant d'envisager, à terme, une autonomie suffisante pour une insertion socioprofessionnelle en milieu normal ou protégé" (extrait du projet d'établissement). L'établissement a un objectif prioritaire d'insertion professionnelle des adolescents déficients qu'il accueille. De son organisation, proche de celle d'un établissement scolaire, on peut dégager deux niveaux principaux: à un premier niveau, apprentissages scolaires et techniques (en ateliers) s'avèrent prépondérants; à un second niveau, la participation progressivement plus importante à des stages professionnels constitue un point charnière de la prise en charge. Conjointement à cette "ossature" d'apprentissage, l'établissement propose, de façon plus individualisée, un ensemble de soutiens de type thérapeutique ou rééducatif (orthophonie, psychomotricité) ainsi que des ateliers orientés vers la vie sociale et l'autonomie des jeunes. Depuis 1982, un "service d'insertion", installé hors des murs de l'établissement, complète le travail effectué en direction des entreprises de la région pour organiser des stages et faciliter l'insertion professionnelle des jeunes à la sortie de l'établissement. Pour les jeunes à qui sont proposés un temps de prise en charge dans le service d'insertion, correspond donc un objectif clairement défini d'insertion en milieu ordinaire.
Le dispositif de recherche
Comme nous l'avons indiqué, trois études ont été réalisées entre novembre 1999 et mai 2001. Dans la première étude, à partir du dossier et de divers éléments produits par l'institution (données administratives et psycho-socio-éducatives), 100 situations de jeunes sortis entre 1991 et 1995 ont été étudiées. Trois dimensions ont structuré le travail de recueil de données: les caractéristiques des jeunes, les caractéristiques familiales, les caractéristiques de la prise en charge éducative.
La seconde étude, centrale dans notre projet, concernait le devenir psychosocial à moyen terme et supposait de retrouver le plus grand nombre de sujets de l'étude 1. Nous avons adressé aux jeunes retenus dans l'étude 1 un courrier présentant notre démarche et un questionnaire que le jeune adulte pouvait remplir seul ou en se faisant assister. Les limites rencontrées concernent la déperdition "habituelle" de sujets d'étude qui n'ont pu être contactés ou mobilisés. Le taux de réponse obtenu pour l'ensemble de la population recherchée est de 54%. Le questionnaire proposé est organisé autour de sept thématiques correspondant à une double dimension: l'insertion socioprofessionnelle (logement, situation professionnelle, ressources financières), les ressources sociales (famille, amis, santé, satisfaction). Ces thématiques s'appuient sur la proposition théorique de R. Castel (1995) de retenir deux axes pour situer un individu dans l'espace social: l'insertion dans le monde du travail et l'intégration à un réseau socio-familial. Autour de ces deux dimensions, les résultats d'études précédentes justifient une attention particulière sur certains points:
- l'insertion professionnelle: les évolutions du contexte socio-économique et les connaissances sur l'insertion des jeunes handicapés nécessitent de dépasser la simple distinction actif/inactif et milieu protégé/milieu ordinaire. La prise en compte de l'insertion doit être élargie non seulement aux changements de situation professionnelle vécus mais également aux caractéristiques de cette situation (type de contrat, temps de travail, etc.).
- la question des ressources sociales disponibles pour l'individu fait l'objet, depuis plusieurs années, d'un intérêt renouvelé tant de la part des pouvoirs publics que des chercheurs en sciences sociales (Degenne et Lemel, 1999). Cette notion de soutien social s'avère d'autant plus d'importante pour les chercheurs et les praticiens travaillant auprès de populations dites "en difficulté" (Corbillon, 2000; Gracia et Musitu, 1997). Concernant plus spécifiquement les personnes handicapées, au cours des années 70 et 80, plusieurs auteurs ont fait apparaître, dans leurs études, à quel point les personnes déficientes mentales éprouvent des difficultés à établir et maintenir des contacts interpersonnels, non seulement avec des personnes non déficientes mais également avec leurs pairs déficients mentaux (Kaufman et Alberto, 1976). Le développement de la perspective éco-systémique a par ailleurs plus particulièrement attiré l'attention sur l'importance du réseau de soutien social des personnes déficientes (Dunst et al., 1986; Burke et Cigno, 1997).
La troisième étude a consisté en une série de rencontres avec sept "anciens" sous la forme d'entretiens. Cette approche s'est révélée particulièrement féconde, permettant par l'analyse et la confrontation des entretiens, de tracer des configurations d'insertion possible, configurations permettant d'éclairer en retour les données quantitatives recueillies dans la phase précédente. Il ne s'agissait pas ici de "sélectionner" des jeunes représentatifs de parcours d'insertion après un accueil à l'EMPro mais de proposer des "variations sur un même thème" (Lahire, 1995), celui de l'intégration sociale. Ce sont donc des variations du possible qui ont été recherchées pour mieux saisir, à travers chaque situation singulière, les éléments explicatifs de ces possibles parcours[4]. Le projet consistait ici à passer d'une réflexion statistique sur les rapports, les corrélations entre différentes variables (études 1 et 2), à une prise en compte plus "microscopique" des processus et modalités d'intégration sociale des jeunes adultes. En déplaçant le regard vers la singularité de chaque cas, il s'agissait d'appréhender ce que le langage des variables ignore ou ne peut que présupposer: la mise en relation des événements, par les acteurs eux-mêmes.
La population étudiée
Conformément aux données nationales concernant les mineurs en établissement pour déficients intellectuels, les jeunes accueillis à l'EMPro sont majoritairement des garçons, nés en Ile-de-France. Ils sont le plus souvent les aînés de familles plus nombreuses que dans l'ensemble de la population. L'âge médian d'admission est 14 ans et 9 mois, les plus jeunes avaient 12 ans (10 jeunes) et les plus âgés 17 ans (7 jeunes), si l'on excepte un cas d'admission à 19 ans. Les garçons sont admis plus précocement (35% le sont à 12-13 ans) que les filles (12%).
Concernant les caractéristiques familiales, les éléments les plus significatifs sont, d'une part, une proportion assez importante de femmes sans emploi, donnée qui peut être liée au fait d'avoir à s'occuper d'un enfant réclamant plus d'attention et/ou à la proportion plus importante de familles nombreuses (28% sont composées de quatre enfants et plus) ce qui limite l'activité professionnelle des mères. D'autre part, nous pouvons relever chez les parents de notre échantillon, un taux de mortalité assez important ainsi que des problèmes de santé ou des accidents assez nombreux. La répartition socioprofessionnelle des familles diffère peu de la population générale, même si l'on note, pour les pères, une légère sur-représentation des chômeurs (15%) et des employés (23%) et une sous-représentation des ouvriers (17%). Les situations conjugales connues sont évolutives, nous avons tenté de les repérer lors de la naissance de l'enfant, puis à l'admission à l'EMPro et, enfin, durant l'accueil. Si lors de la naissance de l'enfant, le taux de mariage est important (82%), les divorces et séparations se développent avec le temps, comme dans la population globale. Lors de l'admission, 31% des situations résultent de ruptures. Deux-tiers des jeunes vivent avec leurs deux parents au sein de l'unité familiale. 19 vivent seulement avec leur mère (dans 9 cas, on note la présence d'un beau-père) et deux seulement avec leur père (dans 1 cas, présence d'une belle-mère). 11 sont dans une situation de suppléance familiale (8 en internat et 3 en famille d'accueil).
Insertion sociale: une autonomie limitée
Dans la plupart des cas (87%), une orientation est explicitement proposée par l'établissement à l'issue du passage à l'EMPro Le service d'insertion (41%)[5] et les établissements de travail en milieu protégé (42%) sont les orientations effectives les plus fréquentes. Les autres orientations en milieu ordinaires se partagent entre emploi, formation et service militaire.
Cinq à dix ans après leur sortie de l'EMPro, 13% des jeunes adultes sont au chômage, 8% poursuivent une formation, 10% sont dans une situation de "rupture" par rapport à l'emploi (centre de soins, sans activité,...) et 69% exercent un emploi. Ce dernier résultat peut être relevé comme positif au regard du taux de chômage des jeunes français sortis sans diplôme du système éducatif[6]. Cependant, il convient de relever que, dans notre échantillon, 66% des jeunes ayant un emploi exercent en milieu protégé. Le dépassement du seul critère emploi/non-emploi et l'examen du parcours professionnel depuis la sortie de l'EMPro permettent de distinguer assez nettement la forte stabilité de l'intégration en milieu protégé d'une plus forte autonomisation des jeunes adultes évoluant en milieu ordinaire, cette dernière allant de pair avec une plus grande précarité. Parmi les seconds, l'on retrouve les indicateurs d'une plus large autonomie: salaires plus élevés pour ceux ayant un emploi, permis de conduire et/ou véhicule, logement personnel (même si cela reste rare). On le comprend aisément: en milieu ordinaire, les jeunes adultes, comme tout un chacun, sont confrontés à la nécessité de développer et d'exploiter leurs habiletés techniques et relationnelles, quel que soit le soutien dont ils disposent par ailleurs de la part de leur famille ou de professionnels. A l'inverse, comme son nom l'indique, le milieu protégé est caractérisé par cette dimension de protection (et ce quelles que soient les exigences de production) qui, en même temps qu'elle offre des garanties, limite les choix et les responsabilités que les jeunes sont en nécessité d'assumer en milieu ordinaire.
Quel que soit le milieu d'exercice professionnel, en raison des faibles rémunérations correspondant aux qualifications et types d'emploi occupés[7], les jeunes adultes ont des ressources financières faibles voire très faibles: près de 80% perçoivent moins de 762 euros de revenus mensuels. Même si l'explication est partielle, cette donnée doit être mise en regard de la situation vis-à-vis du logement: seul 8% de l'échantillon habite dans un logement personnel[8]. Il est évident que la faiblesse des ressources financières constitue un frein important pour l'accès à cette forme d'autonomie. Avoir un logement personnel est l'un des projets les plus souvent cités par les jeunes adultes interrogés.
Dans les limites de cet article, nous n'évoquerons que rapidement les liens entre la situation socioprofessionnelle actuelle et les éléments du passé. De façon générale, remarquons que les corrélations les plus significatives relient essentiellement des indicateurs de l'insertion à des aspects du passage dans l'établissement. Plus que le niveau scolaire, ce sont les stages effectués durant la prise en charge à l'EMPro qui apparaissent le plus discriminant. Les jeunes adultes réunissant les indicateurs d'autonomie (emploi en milieu ordinaire, permis de conduire, logement personnel) ont effectué tous leurs stages en milieu ordinaire et ont obtenu des évaluations positives[9]. Pour la plupart, ils ont quitté l'établissement avant 18 ans, ont été orientés vers la structure d'insertion puis vers un milieu non protégé. Sur ce dernier point, signalons que les passages d'un secteur d'emploi à un autre s'avèrent rares: seuls quatre jeunes adultes exercent en milieu protégé après avoir travaillé en milieu ordinaire et aucun n'a fait le "chemin" inverse.
Les relations familiales et sociales
Cinq à dix ans après leur sortie de l'EMPro, une majorité de jeunes (65%) vit encore au domicile parental. L'espace familial est essentiellement constitué par les parents et la fratrie qui forment le principal "réservoir" de sociabilité et de soutien. Les rencontres avec les autres membres de la parenté sont beaucoup moins fréquentes. Les deux tiers des jeunes citent les parents comme première source de soutien émotionnel et d'aide au quotidien citée. Cette donnée peut être reliée à des éléments du passé et à des caractéristiques sociales de la famille. Les jeunes qui considèrent leur famille comme source principale de soutien, vivent dans des familles ayant un niveau socio-économique plus élevé et qui n'avaient pas de problèmes sociaux ou de santé, au moment de l'accueil à l'EMPro. Durant cette période, les relations parents-enfants étaient jugées bonnes.
Les propos des jeunes durant les entretiens confirment cette place de la famille restreinte comme principale source d'échanges et de soutien. Il est évident que, dans un effet tautologique, la cause produit l'effet, et que cette limitation des contacts en dehors de la famille génère des possibilités restreintes de rencontres amicales ou amoureuses. D'une situation à l'autre, cette dépendance objective aux parents engendre plus ou moins d'insatisfaction. Quels que soient la satisfaction ou les "bénéfices" que le jeune trouve dans la proximité familiale et dans l'aide apportée, il est important de relever que pour tous les jeunes rencontrés qui n'ont pas d'habitation personnelle, l'accès à un logement autonome constitue le projet le plus important, confirmant les résultats obtenus par questionnaire.
Du point de vue de la situation conjugale, moins de 4% des jeunes adultes ayant répondu au questionnaire vivent en couple et seules deux personnes ont un enfant.
Concernant la sociabilité amicale, même si 22% des jeunes déclarent n'avoir aucun ami, la plupart d'entre eux disent en avoir un ou plusieurs, sur qui ils peuvent compter ou à qui ils peuvent se confier. Ces amitiés sont marquées par la stabilité puisque, pour 70%, cette amitié dure depuis plus de 3 ans. Concernant le soutien disponible, les amis sont la deuxième source d'aide citée (par 31% des sujets) devant les éducateurs (25%). Cette sociabilité amicale peut être reliée à des éléments du passé: ceux qui ont le plus d'amis aujourd'hui sont ceux pour lesquels il était noté, durant l'accueil dans l'établissement, de meilleures relations avec les jeunes et avec les adultes, ce qui laisse supposer une continuité dans la capacité à nouer et maintenir des relations amicales. Mais si les jeunes interrogés disent en majorité avoir des amis, on relève, qu'ils sont très peu engagés dans des activités sociales. Près des trois quarts ne participent à aucun groupe ou association, qu'il soit sportif, culturel ou religieux.
L'importance de la dimension identitaire dans la trajectoire d'insertion
A partir des entretiens, l'objectif était de reconstruire de façon compréhensive des types possibles de trajectoire d'insertion. Dans cette perspective où prédomine la question du travail et de l'insertion professionnelle, les différences entre l'insertion en milieu ordinaire et l'insertion en milieu protégé sont manifestes.
Pour les jeunes adultes réalisant une insertion en milieu ordinaire, la trajectoire est marquée, comme pour la fraction la moins qualifiée de la population "jeune", par la précarité, la succession de stages ou d'emplois à durée déterminée. Pour les jeunes réalisant une insertion en milieu protégé (ici, en CAT), il est évident que ce type d'inscription produit une stabilité. Cela n'apparaît en soi ni étonnant, ni original. Ce qui est plus intéressant, en revanche, c'est que le récit que font les jeunes de leur parcours d'insertion permet de comprendre l'importance du contexte environnemental dans la formation de modes de socialisation différents. Ceci signifie que l'insertion en milieu ordinaire ou en milieu protégé ne peut se réduire à une simple question de degrés de protection, chacun de ces milieux produisant des manières de faire, de penser, d'agir que le jeune acquiert et intériorise (l'on peut parler ici de "socialisation secondaire" selon l'expression de P. Berger et T. Luckmann, 1986). Ainsi, l'inscription en CAT produit une forme d'intégration spécifique qui n'est pas un simple pendant, mieux protégé, du travail ordinaire mais elle organise, en la renforçant, la question du handicap. La spécificité de ce mode de socialisation et d'intégration en milieu protégé et la "coupure" avec le milieu ordinaire se révèle tout particulièrement dans les situations où les jeunes refusent cette assignation et revendiquent leur "normalité": Moi je pouvais pas... j'avais des capacités, j'avais des aptitudes que je ne pouvais pas mettre à profit là-bas [au CAT]... du temps de l'ancienne directrice, je conduisais les véhicules, je faisais les livraisons. Avec le nouveau directeur... je ne pouvais plus conduire... je savais faire les choses mais je ne pouvais pas les faire parce que vis-à-vis des autres, vis-à-vis des ouvriers, j'aurais été supérieur à eux de par mes capacités, et pour eux j'aurais remplacé l'éducateur, et donc l'éducateur n'aurait plus été crédible, donc j'ai été obligé...
Cette distinction entre milieu protégé et milieu ordinaire, si elle fournit un éclairage, reste cependant schématique et ne peut rendre compte de la diversité des trajectoires. Tel que nous le voyons dans les différentes configurations proposées, jouent de façon importante la position professionnelle occupée (avoir un emploi ou non, précaire ou stable) mais également le type de relations familiales et notamment les choix parentaux qui viennent influer ou modifier les trajectoires d'insertion.
Ces trajectoires sociales, chaotiques ou linéaires, contribuent fortement à la production par les jeunes adultes de leur identité sociale. A travers les relations qu'ils vivent, liées à la place occupée dans l'espace social, s'imposent des modes d'être, des façons de se (re)présenter qui, s'ils ne sont jamais totalement déterminés, s'avèrent néanmoins déterminants. Bien évidemment, l'importance des déficiences et capacités personnelles joue un rôle majeur dans les possibilités futures d'insertion et d'intégration, pourtant, et nous avons tenté de le montrer, si la question du handicap prend ici une résonance particulière, c'est aussi en raison de l'importance que prend cette "différence" construite socialement dans la trajectoire biographique des jeunes. Le handicap est ici entendu, non dans son sens médico-social (dont la référence est la définition donnée par l'Organisation mondiale de la santé, à partir de critères censés être précis et mesurables) mais dans une acception sociologique où le handicap apparaît comme stigmate, c'est-à-dire comme un ensemble d'informations à connotation négative, servant, dans la relation sociale, à caractériser certaines personnes ou certains groupes[10]. Nous voulons souligner à quel point la confrontation à cette question s'avère tout à fait essentielle dans la construction identitaire de ces jeunes adultes: alors que l'accès au statut d'adulte est acquis par l'autonomie (sociale, économique, relationnelle), l'inadaptation et le handicap renvoient à un statut de mineur, "d'incapable". L'inscription socioprofessionnelle que le jeune doit réaliser à la sortie de l'EMPro constitue donc une nouvelle phase de socialisation qui pose individuellement la question de la reconnaissance ou du refus du stigmate, autour de l'opposition schématique milieu protégé/milieu ordinaire. En guise de contre-exemple, un portrait s'avère ici tout à fait intéressant pour montrer l'importance de l'environnement social dans la production sociale de ce stigmate. Pour l'un des jeunes rencontrés, vivant dans un environnement familial et social où cette différence n'est pas marquée, la question du handicap "disparaît" du processus identitaire. La question de l'insertion socioprofessionnelle se pose, et l'identité sociale se construit alors de façon similaire à celle du groupe des pairs fréquentés dans le quartier. A l'inverse, un autre jeune exprime fortement la souffrance que génère la confrontation identitaire à l'inadaptation.
Production de connaissances en travail social et coopération praticiens-chercheurs
Cinq à dix ans après leur sortie de l'EMPro, si la majorité des jeunes adultes occupe un emploi, l'image concernant leur intégration sociale apparaît beaucoup plus nuancée. Malgré une inscription professionnelle satisfaisante, la plupart des jeunes adultes semble avoir une autonomie limitée. La grande majorité est en situation de dépendance à l'égard de leur famille et/ou d'une institution spécialisée. Rares sont ceux qui ont accédé à un logement personnel ou possèdent un véhicule. Plus rares encore sont ceux qui vivent ou ont vécu en couple. Peu de jeunes participent à des activités culturelles, sportives ou de loisirs.
Le croisement des méthodologies, quantitative et qualitative, nous a conduit à porter une attention soutenue aux différentes formes d'intégration sociale produites par le milieu d'exercice professionnel, celui-ci ne renvoyant pas seulement à des types d'emploi mais à des modes de socialisation différents. Il ne s'agissait bien évidemment pas de trancher dans les avantages et inconvénients de ces deux modes de socialisation mais d'en comprendre les conséquences sociales et personnelles. Pour cela, les entretiens menés nous ont permis de faire apparaître, de façon centrale, la question identitaire. Dans les propos des jeunes, celle-ci revient de façon récurrente. D'une part la "jeunesse" - ce temps d'autonomisation, d'entrée dans le monde adulte - entraîne une modification des statuts et rôles que l'on a, que l'on peut/veut prendre. D'autre part, ce remaniement identitaire prend une résonance singulière pour ces jeunes confrontés à la question du handicap. A partir de la proposition théorique de Goffman (1975), on repère que les difficultés, le désarroi et, pour certains, la souffrance proviennent non pas d'une intégration en milieu ordinaire ou protégé mais plutôt, en fonction de ce milieu et de ses contraintes, de la disjonction, de l'inadéquation possible entre identité pour soi et identité pour autrui. Nous pouvons percevoir ainsi comment des éléments structurels (l'organisation "totale" du CAT, la relative précarité de la situation d'emploi,...) et des éléments relationnels (le rapport au handicap et au stigmate) entrent en adéquation ou en conflit avec des dimensions identitaires personnelles.
Ces résultats de recherche permettent en retour d'alimenter la réflexion des professionnels sur des questions qui étaient à l'origine de la commande. Derrière la question initiale relative au devenir des jeunes, il s'agissait pour l'équipe éducative de s'interroger sur leur projet et leurs choix pédagogiques en les confrontant à l'insertion professionnelle ultérieure. Le contrat de coopération clairement posé entre chercheurs et praticiens permet ici à une recherche en travail social une amélioration des connaissances sur des processus sociaux et, en retour, à des professionnels de se saisir de ces apports pour alimenter leurs réflexions[11].
Michel Corbillon et Arnaud Chatenoud
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- Notes:
- 1.- Ainsi, selon les statistiques de référence, l'ampleur même du phénomène varie considérablement: de 1,5 à 5,5 millions de personnes, (données ministérielles ou enquête décennale de la santé).
- 2.- "Si, comparée aux autres pays d'Europe, la France semble un de ceux où les obligations de l'Etat en matière d'enseignement sont particulièrement fortes, il reste que, dans le domaine de l'éducation spécialisée, au sens large de ce terme, le poids des associations est déterminant". (Mège-Courteix, Lesain-Delabarre, 1997, p. 10). Cette situation s'explique notamment par le développement historique d'un secteur médico-éducatif au lendemain de la deuxième guerre mondiale pour répondre aux demandes d'associations de parents d'enfants inadaptés. De nombreux établissements ont été créés à l'époque et dans les années qui ont suivi. Ils sont aujourd'hui encore gérés par des associations à but non lucratif et soumis au contrôle du ministère des Affaires sociales, du Travail et de la Solidarité.
- 3.- Il existe trois types d'établissements de travail protégé: les centres d'aide par le travail (CAT), les ateliers protégés (AP) et, beaucoup plus rares, les centres de distribution de travail à domicile (CDTD). Le nombre d'établissements et de places pour adultes handicapés a très fortement augmenté au cours des vingt dernières années, passant de 57 286 places pour 871 établissements en 1983 à 97 112 places pour 1 666 établissements en 1996. Les CAT rassemblent plus de 85% des places en établissement pour adultes handicapés (Blanc, 1999).
- 4.- Les jeunes rencontrés ont été choisis à partir du croisement de quatre critères: sexe, lieu de résidence, situation par rapport à l'emploi, statut par rapport au handicap (bénéficiant ou non de l'Allocation pour adulte handicapé).
- 5.- A l'issue du passage dans le service d'insertion, moins de 10% des jeunes sont orientés vers un établissement de travail protégé. Il faut noter cependant que, majoritairement, les jeunes inscrits dans le secteur non protégé n'accèdent pas directement à un emploi mais poursuivent leur parcours d'insertion en intégrant des formations qualifiantes ou des stages.
- 6.- En 2000, 30% des jeunes français sortis depuis 5 à 10 ans du système éducatif sans diplôme étaient au chômage (INSEE, 2000, p. 167).
- 7.- Un travailleur en CAT exerce sans contrat de travail salarial et perçoit, en salaire direct, de 5 à 30% du salaire minimum en France, soit de 50 à 300 euros par mois. A l'époque de l'étude, le salaire minimum interprofessionnel de croissance (SMIC) net mensuel était d'environ 900 euros.
- 8.- Notons que même si cette situation n'est pas spécifique à la population étudiée, elle est nettement plus prononcée: dans la région Ile de France, 29% des jeunes de 18 à 29 ans résident en logement autonome (Roumieux, 2001). Par ailleurs, 45% vivent chez leurs parents (65% dans la population de l'étude). Les autres sont hébergés dans des équipements collectifs (foyers, résidences universitaires, etc.).
- 9.- Avec des spécificités liées aux caractéristiques de la population étudiée, nous retrouvons ici une constante nationale: les jeunes les moins qualifiés sont les plus exposés au chômage (Poulet, 1999). Cependant, des travaux montrent que, parmi les jeunes sortis de l'école sans qualification, l'insertion sociale et professionnelle n'est pas univoque: "Un quart des jeunes les plus marginalisés dans le système éducatif sont autonomes, cinq ans après l'avoir quitté. Ils sont porteurs d'autres compétences que celle qu'exige l'école et savent les mettre en oeuvre. (...) Pour d'autres, elle (leur situation) a pu s'améliorer, suite à la mise en place des mesures jeunes" (Bordigoni, 2001).
- 10.- Il ne faudrait pas, à l'inverse, en conclure que parce que la notion de handicap est une construction sociale, les déficiences psychiques et physiques "n'existent" que dans le processus de disqualification et ne nécessitent pas une prise en charge spécifique et adaptée. Nous touchons là à la contradiction de fond dont est porteur le terme d'intégration autour d'un double mouvement où se mêlent différence et ressemblance. Comme le note J.-S. Morvan (1999, p. 101), "à cet égard, l'étymologie du terme intégration est éclairante; il s'agit d'associer, de faire entrer dans un ensemble, de devenir ressemblant, et également de rendre entier, de refaire, de réparer. L'ambiguïté tient à ce que, dans le même temps, sont implicitement recherchés l'acceptation de la différence et l'effacement de cette même différence."
- 11.- Nous l'avons peu souligné ici, mais les présentations orales en direction des professionnels aux différentes étapes de la recherche ont été l'occasion de surprises et de réflexions sur le fonctionnement organisationnel (par exemple, la prise en compte d'informations relatives à la sphère familiale ou le "poids" du choix et des évaluations de stage dans l'orientation future des adolescents).
- Références bibliographiques:
Berger, P, Luckmann, T. La construction sociale de la réalité. Paris: Méridiens Klincksieck, 1986.
Blanc, A. Les handicapés au travail. Analyse sociologique d'un dispositif d'insertion. Paris: Dunod, 1999 (2ème éd.).
Bordigoni, M. "Les jeunes sortis de l'école sans diplôme face aux risques d'exclusion". Céreq Bref, no 171, 1-4, 2001.
Borrel, C., Gosselin, E. "Les personnes handicapées et l'emploi", Solidarité santé, 4, 21-30, 1997.
Burke, P., Cigno, K. "The Need for Family Support Network", International Journal of Child and family Welfare, 2, (1), 47-60, 1997.
Castel, R. Les métamorphoses de la question sociale. Une chronique du salariat. Paris: Fayard, 1995.
Corbillon, M. "Prendre en compte le réseau social primaire?" in M. Gabel, F. Jésu, M. Manciaux (dir.), Bientraitances. Mieux traiter familles et professionnels (p. 389-409). Paris: Fleurus, 2000.
Degenne, A., Lemel, Y. "Les réseaux de relations de la vie quotidienne", Données sociales INSEE, 354-358, 1999.
Dunst, C.J., Trivette, C.M., Cross, A. "Mediating Influences of Social Support: Personal, Family, and Child Outcomes", American Journal of mental Deficiency, 90, 403-417, 1986.
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- Notice:
- Corbillon, Michel et Chatenoud, Arnaud. "Le devenir de jeunes adultes déficients intellectuels", Esprit critique, vol.04 no.07, Juillet 2002, consulté sur Internet: http://www.espritcritique.org
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