Analyse des pratiques en service social: une démarche d'auto-formation collective professionnalisante
Par Sylvie Debris
Résumé:
L'analyse des pratiques professionnelles, positionnement méta cognitif caractérisé par la description d'activités ou exposés de problèmes par les professionnels, interroge le champ de la formation des adultes. Objet de dispositifs spécifiques inférés aux objectifs et aux champs d'activité, ils s'inscrivent dans l'évolution de la conception formative et du rapprochement entre deux sphères travail/formation. Un travail de recherche nous a permis d'observer le fonctionnement d'un dispositif d'analyse de pratiques de 30 ans d'existence, mis en place par 15 assistantes sociales: réunions régulières, thème collectivement choisi, animation tournante, expression non hiérarchique et confrontation confiante. Hors du cadre de la formation continue, les pratiques y sont analysées sans l'intervention d'un formateur. La science action et l'approche constructiviste ont constitué des appuis théoriques pour interroger les notions de formation, savoirs, compétences et identité; l'hypothèse étant que l'activité de ce groupe qualifié d'analyse de pratique générait un processus d'autoformation collective engageant les participantes à se repositionner professionnellement. L'analyse des traces, des discours des acteurs, et de l'observation des réunions ont permis de montrer que ce dispositif sur mesure engage des changements de comportements durables rendus possibles par un processus d'identification positive. La formalisation des pratiques, avec mise en jeu des représentations et savoirs d'action, initie un processus complexe de formation des personnes qui impulse l'évolution des activités et de l'organisation. Ces résultats ouvrent des perspectives dans l'exercice du métier, en formation initiale et continue. Partir de l'expérience, des pratiques pour les formaliser contribue au processus de professionnalisation, gage de l'amélioration des services rendus.
Identification des pratiques professionnelles par leurs auteurs
Un espace de réflexion collective pour aborder les questionnements professionnels
La pratique professionnelle peut être appréhendée sous la forme d'un processus de résolution de problèmes, elle intègre un maximum de paramètres (contexte de l'activité, enjeux, valeurs, représentations...) qui définissent les buts à atteindre et les moyens à utiliser. Dans le métier d'assistante sociale, il est rare qu'il soit possible d'appliquer sans transposition et adaptation des techniques modélisées, des schémas préétablis. La pratique doit intégrer la complexité, l'incertitude, la singularité. Ainsi pour trouver des propositions de solution aux situations problème (l'essence même du métier), il est nécessaire de se distancier des modèles acquis en formation et d'appliquer des réajustements constants avec mise en oeuvre de créativité et d'innovation. Cependant, ces tâtonnements, ces incertitudes dues à la démarche par essai-erreur, ne sont pas valorisés par les professionnels, parce qu'ils ne correspondent pas à la rigueur d'un savoir reconnu. Ainsi, il est très difficile lorsqu'on interroge des professionnels, d'avoir accès à leur façon de faire. En effet, les actes professionnels sont essentiellement exprimés en terme de résultats (échec ou réussite), la démarche qui y préside est rarement exposée Afin de saisir les savoirs d'action, savoirs expérientiels ou savoirs professionnels, il est indispensable d'y avoir accès. La construction de ces savoirs d'action et leur transmission sont peu étudiées, les professionnels eux-mêmes, les relèguent au second plan du fait de leur inférence au contexte de l'activité et de leur caractère instable.
L'expression de la pratique s'effectue sur la base du savoir professionnel reconnu inféré aux savoirs disciplinaires transmis et ne fait pas état de ces cheminements parfois hasardeux qui constituent la démarche de leur travail.
En assistant à une réunion d'assistantes sociales spécialisées, durant laquelle elles explicitaient leurs "façons de faire", nous avons éprouvé le plaisir que les unes et les autres avaient à échanger sur leurs expériences, leurs connaissances, leurs "trucs de métier" mais également saisi l'expression de leurs difficultés, de leurs hésitations, de leurs découragements. Ce groupe, constitué d'une quinzaine d'assistantes sociales travaillant dans les établissements de l'éducation spéciale, organise des rencontres régulières depuis une trentaine d'années pour échanger sur des intérêts professionnels.
Une dissonance était d'emblée perceptible avec les discours tenus par certains chercheurs et professionnels du secteur social dont nous résumons le propos: le métier d'assistante sociale ne peut revendiquer une professionnalisation confirmée. Ce métier est trop entravé par une culture se situant en dépendance des savoirs disciplinaires, incapable de s'y appuyer pour construire ses propres référentiels. Il présente un déficit de formalisation conceptuelle, un manque de modèles propres, il capitalise mal ses expériences, les compare rarement et ne débat pas des résultats[1]. L'idée fut de renverser le propos, partir de l'analyse d'une activité de pratique réflexive, d'un groupe d'assistantes sociales, sur leurs activités professionnelles, pour en faire un objet de recherche et non prendre le service social comme un objet d'application des sciences sociales.
La longévité et l'organisation autonome de ces réunions ont constitué le premier étonnement de ce travail; le second a correspondu à la nécessité de se regrouper entre pairs, pour mettre en débat les activités professionnelles.
De nombreuses questions en ont découlé: quelles raisons ont incité les assistantes sociales à mettre en place ces réunions, que viennent-elles y chercher, sur quel type d'organisation sont structurés ces échanges, pourquoi perdurent-elles alors que les participantes se sont renouvelées, y a t-il un lien entre l'exercice du travail en équipe pluriprofessionnelle et le besoin d'échanger sur ses pratiques professionnelles dans un groupe de pairs, la participation aux réunions a t-elle des incidences sur la pratique des participantes, apprennent-elles en réfléchissant collectivement sur leurs pratiques, comment leurs échanges se structurent-ils...?
Trente années de fonctionnement pour analyser des pratiques professionnelles
Un cadre structuré dans un dispositif informel
Ces réunions[2] se passent hors du cadre de l'équipe de travail naturel dans les établissements des unes et des autres avec l'accord du directeur, elles ont démarré dans un mouvement spontané avec cooptation, sur l'initiative de deux assistantes sociales "d'hygiène mentale" en 1969 (mise en place simultanément à la création des établissements), elles n'ont pas d'objectif précis affirmé, pas de caractère obligatoire, pas de souci d'efficacité immédiate, pas de contrôle hiérarchique, pas d'encadrement technique, elles ont pour objet l'échange d'informations, de réflexions sur les pratiques professionnelles...
L'idée de départ était de rencontrer des pairs, pour sortir de l'isolement lié au fait d'être en poste unique sur une structure, afin de définir ensemble leur fonction, leur rôle, leurs tâches et d'élaborer sur le travail en équipe pluriprofessionnelle. Ainsi, la méthode utilisée dans ces réunions et le travail qui s'y effectue sont difficilement comparables à d'autres types d'activité d'analyse des pratiques connues dans le domaine de la formation pour les champ du travail social, médical et éducatif. Les références théoriques utilisées ne sont pas d'ordre analytique et clinique, elles se réfèrent prioritairement à l'analyse de l'action et à la casuistique. Aussi compte tenu de l'absence d'un animateur, formateur ou expert professionnel en tant que témoin extérieur facilitant l'analyse, cette démarche ne correspond pas à une activité de supervision comme dans un groupe Balint par exemple. Par contre, le groupe de pairs d'assistantes sociales permet une inter-vision et une co-vision lors de l'analyse réflexive des pratiques effectives. En ce sens elle peut être qualifiée de modalité de supervision par l'ensemble du groupe.
Les tendances communes au fonctionnement des réunions
Nous en relevons quatre sur la base de l'étude documentaire des archives et l'analyse des entretiens exploratoires: la durée, le lieu, l'aspect informel et le mode de "recrutement" des membres. Peu de changements ont été relevés dans leur mode de fonctionnement sur la durée: elles regroupent environ une douzaine de personnes, durent 2h30, ont un rythme de regroupement tous les mois et demi. Les dates des rencontres et les thèmes sont collectivement choisis, les comptes rendus de séance et l'animation sont tournants ainsi que les lieux de réunions. Les courriers d'invitations sont adressés par l'assistante sociale qui reçoit. Des éléments de convivialité sont présents: offre de boissons chaudes et gâteaux. Elles ont gardé un caractère informel: pas de création d'association ou de rattachement à une instance officielle. Elles s'effectuent sur le temps de travail avec l'accord de la hiérarchie.
Les thèmes des réunions: diversité, récurrence et évolution
A la lecture des archives (compte-rendu, invitations de juin 1971 à mai 1999), un classement en cinq catégories a facilité la compréhension du contenu des échanges:
- Les réunions consacrées à des recherches ou échanges d'informations
- Les réunions consacrées à des rencontres avec des équipes et des visites d'établissements
- Les réunions consacrées à des questionnements sur les pratiques en référence à l'activité professionnelle spécifique
- Les réunions consacrées à des interrogations sur la fonction, le rôle, les missions
- Les réunions consacrées à la formalisation du travail du groupe et à l'élaboration de projets.
Cette catégorisation des thèmes nous donne un aperçu général sur le contenu de ces échanges professionnels au cours de ces réunions mais présente l'inconvénient de schématiser les types de travail du groupe. Il est certain qu'au cours d'une réunion, l'ordre du jour influence le type d'échanges, cependant nous y trouverons des échanges d'informations, des échanges sur les pratiques, des éléments favorisant la formalisation des ces pratiques. Une évolution des thèmes est repérable sur la durée, et confirmée par l'assistante sociale qui a suivi l'ensemble du fonctionnement.
Durant les quinze premières années de fonctionnement les thèmes sont majoritairement consacrés aux questionnements sur la fonction, le rôle, les missions et le positionnement dans une équipe. Les dix dernières années, les échanges s'organisent sur la pratique professionnelle spécifique et des élaborations de travaux collectifs débouchant sur des projets.
Les caractéristiques des échanges dans les réunions
L'observation participante a permis de dégager un grand nombre d'éléments sur les modes d'échanges dont les tendances générales sont les suivantes:
- Pas d'animation de réunion au sens classique c'est-à-dire pas de rôle assigné à une personne même à tour de rôle
- Pas d'expression de tension révélant des enjeux de pouvoir
- Respect des ordres du jour fixés collectivement, sauf en cas d'"urgence" d'écoute et de soutien envers une collègue qui expose un problème grave
- Échanges adaptés au type de travail du groupe.
A titre d'exemples: pour le travail basé sur l'étude de cas: exposé du cas, questionnement collectif, apport d'autres expériences par association, généralisation, voire formalisation. Pour un travail basé sur une thématique fixée par exemple les écrits professionnels: tours de tables et exposés de façon de faire individuel avec questionnement collectif sur le comment et le pourquoi, généralisation collective par le dégagement de certaines façons de procéder qui semblent judicieuses ou efficaces pour l'action, formalisation écrite.
Un dispositif difficile à catégoriser
Ce "dispositif" un peu particulier, hors du cadre de ceux formalisés en formation initiale ou continue ne correspondait pas à la spécificité définie par "les constantes caractéristiques constitutives d'une démarche d'analyse des pratiques" (Altet, 2000). Afin de caractériser la méthode, les fonctions et les effets de ce dispositif, nous avons élaboré une démarche méthodologique croisant:
- une approche diachronique permettant d'étudier l'histoire du groupe, son évolution, de mettre à jour les éléments fondateurs de sa structuration et de son fonctionnement (analyse de contenu des archives (environ 250 documents) et entretiens exploratoires)
- une approche synchronique abordant les activités du groupe sur les six derniers mois, afin d'appréhender le processus mis en oeuvre dans ce dispositif (16 entretiens semi-directifs traités par l'analyse de contenu thématique auprès de l'ensemble des assistantes sociales travaillant dans les structures de l'éducation spécialisée sur le département; l'observation de cinq réunions visant la compréhension du processus en repérant le contenu des échanges et les façons dont les échanges s'effectuent. Quatre entretiens de groupe et six entretiens individuels enregistrés à la suite des quatre dernières réunions afin de recueillir dans les discours des éléments sur la façon dont les participantes ont perçu le déroulement de la réunion, le contenu des échanges, les effets de leur participation.
La démarche visait la compréhension du processus mis en oeuvre par l'activité réflexive sur les pratiques dans ces réunions, l'objectif étant de saisir les modalités de fonctionnement afin d'en décortiquer le mécanisme, et comprendre la dynamique mise en oeuvre, envisagée comme un facteur de formation/transformation. Un cadre théorique pluriel a permis de conceptualiser le processus mis en oeuvre.
L'analyse des pratiques professionnelles: une forme concrète de professionnalisation[3] inférée à un processus d'auto-formation collective
Au regard des résultats et en tenant compte des contraintes liées au cadre de cette publication, il nous paraît ici plus utile d'approfondir deux ou trois dimensions du cadre conceptuel de cette recherche qui développait initialement celles d'analyse des pratiques, de formation et auto-formation, savoirs professionnels, compétence, représentation, identité et culture professionnelle. En effet l'ensemble de ces notions constitue une cohérence au regard des définitions actuelles de la professionnalisation:
"Le mot "professionnalisation"...revêt deux sens différents:
- la professionnalisation des activités, au sens de l'organisation sociale d'un ensemble d'activités (création de règles d'exercice de ces activités, reconnaissance sociale de leur utilité, construction de programmes de formation à ces activités,...)
- la professionnalisation des acteurs, au sens à la fois de la transmission/production de savoirs et de compétences - considérées comme nécessaires pour exercer la profession - et de la construction d'une identité de professionnel."(Wittorski, 2002).
Depuis une dizaine d'années, dans des champs d'intervention très divers, l'activité d'analyse des pratiques professionnelles s'est imposée. Elle revêt un caractère aussi important pour les métiers de "l'humain" que pour ceux liés au secteur industriel. Les formations initiales surtout celles conçues en alternance et plus encore les formations continues ont intégré dans leurs dispositifs des groupes de réflexion sur l'exercice du métier. Animés par des formateurs ou des superviseurs, ils ont une intentionnalité affichée de formation et leurs fonctionnements sont circonscris dans le temps. Néanmoins ces dispositifs recouvrent des conceptions théoriques et des modalités de mise en oeuvre très diversifiées[4]. Le dispositif étudié étant éloigné de ces cadres formalisés, il fut nécessaire de préciser la signification de cette alliance de termes "analyse des pratiques" qui associe action et réflexion et questionne les rapports entre théorie et pratique par l'activité discursive et réflexive.
Une activité discursive et réflexive sur les pratiques mobilisant des connaissances, des représentations, des compétences et des logiques identitaires
La pratique professionnelle ne renvoie pas immédiatement au faire et aux gestes, mais aux procédés pour faire. Les pratiques ont donc une réalité sociale si on prend en compte leur double dimension: "d'un côté, les gestes, les conduites, les langages; de l'autre, à travers les règles, ce sont les objectifs, les stratégies, les idéologies qui sont invoqués." (voir Beillerot, 1996, p 12-13 et Perrenoud, 1996, p 14-16).
Il s'agit d'une transformation intentionnelle de la réalité par les hommes, elle est donc finalisée, contextualisée et est investie dès son origine, de désirs, de besoins et de valeurs.
En ce qui concerne la pratique professionnelle qui nous préoccupe, elle est éloignée de la connotation commune liée à l'action matérielle, elle n'est pas transformatrice du réel matériel en un résultat matériel. C'est une pratique qui résiste à la rationalisation du schéma moyens/fins car elle s'exerce dans l'imprévisibilité de l'interaction.
La pratique contribue à articuler les représentations du contexte avec les représentations de soi, et participe ainsi à la construction identitaire de l'acteur: "les pratiques professionnelles sont des systèmes complexes d'actions et de communication socialement investis et soumis simultanément à des enjeux socialement et historiquement déterminés et à l'incertitude propres aux interactions entre individus participant aux activités d'un même contexte (organisation et institution) professionnel."[5]
L'intérêt de l'analyse réflexive
Malgré la complexité décrite par de nombreux auteurs, les pratiques professionnelles dans la mesure où elles sont en partie répétitives sont partiellement observables. Elles peuvent être décrites par des agents extérieurs (observateurs), et racontées par leurs auteurs: les pratiques font alors l'objet d'une démarche d'identification et de formalisation, non en tant que telles mais dans ce que les auteurs peuvent en dire, en percevoir, en ressentir.
Selon J. Beillerot, l'analyse des pratiques professionnelles semble être nécessaire parce qu'elle accompagne profondément la transformation du travail, son organisation et ses activités: "la réflexion sur sa pratique est une position "méta-cognitive" qui est devenue un facteur essentiel de changement."
L'analyse des pratiques peut être qualifiée d'activité réflexive individuelle ou de groupe avec une intention d'identification des pratiques. Ce positionnement métacognitif s'effectue par l'observation, la description, la formalisation[6] des activités. Il peut être mis en oeuvre par des agents extérieurs ou par leurs auteurs.
Elle est facteur de changement et revêt une efficacité particulière lorsqu'elle s'élabore en groupe, permettant l'acquisition de compétences et entraînant des changements de représentations professionnelles qui impliquent une évolution des identités de leurs acteurs.
La définition proposée ci-dessus fait état des effets produits dans ce cadre: facteur de changement et de transformation pour les personnes et les activités. Ces éléments concordent avec une approche constructiviste de la notion de formation des adultes.
Une activité discursive engageant un processus réflexif d'analyse
Les échanges, dans un groupe qui produit un discourt réflexif[7] sur les pratiques, ne sont pas de même nature et de même niveau. Parler d'analyse de pratiques implique de les cerner et de les caractériser par une catégorisation opératoire dans le cadre de cette recherche:
- Echanges sur les pratiques: transmission ou recherches d'informations concrètes, exposé des expériences sans que cela débouche sur des relances ou des questionnements par des membres du groupe.
- Confrontation de pratiques: exposés des expériences de travail, par exemple: cas-problème, problème avec l'équipe sur une divergence de positionnement, un problème d'éthique; qui débouchent sur des relances, des questionnements et entraînent le récit d'autres expériences par les membres du groupe.
- Formalisation des pratiques: la confrontation des pratiques débouche sur une théorisation plus générale, le groupe dépasse les cas et expériences concrètes et individuelles pour se positionner sur une question d'ordre général et se dote parfois d'outils de travail (textes législatifs, code de déontologie, articles de presse spécialisée.) Cet enchaînement peut déboucher sur d'autres perspectives de travail, et se concrétiser par des écrits.
L'analyse des pratiques: une démarche d'autoformation collective
Nous avons fait l'hypothèse, dans le cadre de cette recherche, que la formation dans le cadre de l'exercice d'un métier pouvait être définie comme un processus complexe qui transforme les personnes: elle s'élabore en interaction dans un contexte précis, s'appuie sur des capacités, nécessite un travail de construction des compétences avec acquisitions de savoirs, entraîne une évolution des représentations, enfin influence l'identité professionnelle.
Cependant, dans la mesure où nous étions face à un dispositif groupal autorégulé hors du cadre de ceux intégrés dans la formation formelle, la définition donnée par J. Dumazedier[8] de l'autoformation permettait un cadre de référence plus adapté: "phénomène, qui exprime un désir de connaissance plus autogéré, plus indépendant du pouvoir des institutions sociales, quelles qu'elles soient: écoles, universités, entreprises ou églises. On peut définir l'autoformation comme une éducation systématique que l'individu se donne à lui-même, soit seul, soit en groupe. L'autoformation collective est souvent réalisée à l'intérieur d'une association volontaire où se pratique une sorte de formation mutuelle."
Elle permettait également l'émergence de l'idée d'un renversement du processus pédagogique classique de la transmission des savoirs (hétéroformation), pour lui substituer une relation inverse: l'appropriation de la forme et du contenu de la formation par le sujet.
Les savoirs dans un cadre professionnel: des savoirs liés à l'action
Le contexte de ce travail, basé sur la recherche d'un processus formatif lié à une activité discursive et rétrospective sur les pratiques, nécessitait un modèle dépassant les catégorisations trop contrastées entre savoirs théoriques et savoirs pratiques, pour prendre en compte les conversions et les interactions fréquentes des savoirs mis en oeuvre dans l'exercice d'un métier et dans les discours produits sur l'activité.
Une approche différente des savoirs professionnels: la science action et la conception constructiviste des opérations cognitives
Des chercheurs, depuis une vingtaine d'années, s'intéressent à la production de savoirs dans le cadre de la pratique professionnelle, et leurs travaux montrent que les acteurs dépassent largement la simple application, des savoirs formalisés et transmis dans l'action, en construisant d'autres types de savoirs grâce à la réflexion en cours d'action puis sur l'action. Cette orientation redonne un statut d'acteurs aux professionnels par la construction de leurs connaissances. En effet dans cette logique, la conception de l'action, du fait de l'unicité, de la complexité des situations, dépasse celle de l'exécution des techniques et de l'application des savoirs théoriques. L'acte professionnel n'est plus envisagé en terme de résolution de problème, mais en terme de recadrage voire de reconstruction de situation. La redéfinition de la situation est un processus complexe qui nécessite un cheminement réflexif: catégorisation, sélection des éléments, contextualisation, construction du sens. Il s'effectue sur la base des connaissances antérieures, qu'elles soient théoriques ou issues de l'expérience, qui sont confrontées à la nouveauté de la situation par effet de comparaison. Cette approche s'appuie sur une conception constructiviste de la notion d'apprentissage: le sujet confronté à une situation nouvelle va activer une structure de connaissances préexistantes à partir de laquelle il va traiter l'information, qu'il organise pour lui donner un sens: base de construction mentale qui lui sert à déterminer la réponse à produire dans cette situation (Bourgeois, Nizet, 1997). La science action s'est attachée à décrire finement cette dynamique fondée sur un mouvement d'aller-retour du particulier au général qui permet la construction d'un corpus de connaissances produites dans l'expérimentation de la pratique. (Schön, 1994) la définit par l'expression de "conversation avec la situation": "...c'est la qualité de cette conversation et la direction qu'elle prend qui permettent au praticien de juger si le problème a été bien ou mal posé...". Ce cheminement réflexif s'enrichit par la mise à l'épreuve de cette construction dans l'action; il s'agit d'en vérifier la validité: les définitions du problème et les moyens pour le résoudre constitueront des hypothèses que le praticien confirmera ou non. L'expérimentation et la réflexion sur l'action sont alors des creusets pour la construction de connaissances d'action que le praticien intégrera dans son répertoire: "un questionnement sur soi effectué à partir d'une analyse de la situation et du comportement adopté dans la situation (les auteurs préconisent une analyse de la situation publique et contradictoire)" (Wittorski, 1997, p.80).
La démarche d'analyse des pratiques allie ainsi la perspective de la réflexion individuelle dans l'action et la réflexion collective sur l'action. Le dialogue entre ces deux positionnements cognitifs produit des effets envisagés en terme de construction de compétences[9], d'évolution des représentations[10], de logiques identitaires et initie un processus de transformation des pratiques.
Identification d'un processus de professionnalisation mis en oeuvre dans un dispositif d'analyse des pratiques
Des conditions favorables à l'analyse des pratiques[11]
Le cadre est suffisamment sécurisant, reposant sur le volontariat, la liberté d'expression, la confidentialité, l'entraide..., il permet une expression libre, condition nécessaire à l'échange sur les pratiques. En effet, l'analyse des pratiques en groupe implique de s'exposer aux questionnements d'autrui sans dérive sur le jugement. Cependant, la praxéologie renvoie immanquablement aux enjeux de la pratique et son questionnement n'est pas seulement intellectuel, il comporte une composante existentielle majeure.
Plusieurs éléments favorisent les échanges dans ce cadre: les participantes ne constituent pas une équipe de travail naturelle (réduction des tensions liées aux enjeux de pouvoir) mais partagent un même champ d'intervention social qui conditionnent leurs activités professionnelles et une formation initiale identique.
L'ensemble de ces éléments constitue une potentialité à l'exercice de leur métier dans la similarité, entraîne l'utilisation d'un langage commun spécifique, génère des préoccupations proches dans la réalisation de leurs tâches. Il est probable que cette uniformité de fonction d'un côté et l'isolement dans la spécificité professionnelle de l'autre, offrent des conditions particulièrement favorables pour l'unification du groupe.
Un fonctionnement structuré dans un cadre informel
Le groupe s'est doté de règles de fonctionnement efficaces pour l'analyse des pratiques en termes d'organisation, de régulation du groupe et de structuration des échanges en conservant son aspect informel.
Les participantes sont très attachées à cet aspect informel pour différentes raisons: il permet un contrôle total de son fonctionnement et en ce sens constitue un espace unique d'expression dans le cadre de l'exercice professionnel, une liberté dans la participation, une grande souplesse pour répondre à leurs attentes, il favorise la liberté de parole, l'écoute attentive basée sur le respect des personnes, la confiance partagée révélée par l'expression des divergences de position et par conséquence la non existence d'un courant de pensée unique.
Ce fonctionnement favorise essentiellement la confrontation des pratiques puisqu'il s'agit pour les participantes de pouvoir exposer leur expérience de travail et les situations qui leur posent problème en vue d'obtenir l'éclairage de leurs collègues. Elle correspond à une mise à distance nécessaire face à un problème, contribue à réduire les tensions en sortant de la singularité de la situation, elle est le passage requis pour formaliser les pratiques[12].
Réduction d'un malaise identitaire par un travail de construction de compétences
Les entretiens mettent en évidence un lien entre:
- des difficultés à circonscrire un champ d'activités spécifiques,
- l'impression d'avoir à effectuer des tâches et des actions sur des modes d'intervention qui sont hors des représentations qu'elles ont de leur rôle et de leur conception de leur professionnalité,
- la mise en cause de la représentation qu'elles ont du noyau dur de leur activité professionnelle
- la tension produite par les confusions perçues entre une identité qui leur est assignée par l'équipe et l'identité qu'elles se sont construites.
Et la participation aux réunions permet de réduire ces tensions:
- en se remettant dans un bain de culture professionnelle par la rencontre des pairs leur permettant de mieux cerner leur rôle, leur fonction,
- en consolidant leur positionnement par l'appartenance à un groupe professionnel
- en apprenant des anciennes par l'exposé des expériences, des trucs du métier, "l'art de cette navigation" dans le cadre d'une équipe pluriprofessionnelle inférée au champ médical et éducatif,
- en acquérant des informations pratiques pour l'exercice de leur activité,
- en donnant un sens à leurs actions. En effet, parler des expériences, faire référence aux impressions basées sur le sensible, l'affectif, donner une interprétation sur leur vécu correspond à une confrontation qui donne du sens à l'action.
Cette démarche participe d'un processus de légitimation de l'exercice du travail social dans les champs du médical et de l'éducatif (représentant les systèmes de valeurs dominantes) par ce travail de construction des compétences permettant une affirmation du positionnement identitaire.
Identification des savoirs d'action
L'espace des réunions de pairs permet aux participantes d'aborder les questionnements professionnels sur un autre registre: l'expression des stratégies déployées, les trucs de métier, les tâtonnements, les élaborations non fixées sont repérables dans les échanges. Il est possible d'y observer un type d'expression que D. A. Schön appelle "le savoir caché de l'agir professionnel" (Schön 1994)
Ce questionnement collectif sur les pratiques: réflexion sur l'action et distanciation critique, permet de rendre explicites et communicables des savoirs dans l'action individuels, qu'ils soient identiques ou différents. Ces savoirs confrontés, questionnés sont transformés par le biais d'évolutions des représentations et par le recadrage des situations exposées, ils peuvent devenir des instruments pour l'action, des grilles d'analyse permettant une aide à la décision. Ce processus entraîne un positionnement autre dans l'exercice de l'activité, en fournissant aux professionnelles un sentiment de maîtrise sur les situations-problèmes. Il réduit les tensions dues aux prises de décision sans partage de responsabilité, est inféré dans les discours au ressenti de contrôle collectif (évaluation, supervision) sur les pratiques et en favorise l'évolution.
Ainsi, leurs prestations de travail en seraient améliorées permettant une meilleure visibilité de leurs compétences nécessaires à l'activité de l'établissement: la prise en charge d'enfants, adolescents et adultes déficients mentaux. Un des effets attendus concernerait la reconnaissance par l'équipe de la spécificité de leur fonction.
L'ensemble des résultats, en terme de liens entre les degrés d'analyse des pratiques, les démarches de travail du groupe et les effets en terme de constructions de compétences et de logiques identitaires, est synthétisé dans le tableau suivant:
L'analyse des pratiques, dans ce cadre, peut être qualifiée d'outil d'accompagnement au changement en terme d'évolution des pratiques et en terme d'organisation du travail. Elle participe d'une démarche de professionnalisation des personnes et des activités en ce sens qu'elle permet la construction d'un système d'expertise par le développement des compétences et des savoirs professionnels et favorise l'élaboration d'une identité professionnelle spécifique au champ d'activité.
Cette étude a permis une certaine visibilité du processus formatif inféré à un outil spécifique: l'analyse des pratiques dans un groupe de pairs. Cet outil permet l'émergence de la face cachée des pratiques par leurs auteurs. L'analyse de cette partie immergée de l'iceberg des pratiques en favorise l'évolution. Le dire sur le faire n'est pas chose aisée. Il nécessite la mise en place d'une organisation avec des règles de fonctionnement collectivement définies et respectées par ses membres. Dans ce cadre s'exprime le désir d'un travail en commun, le plaisir du partage de la compréhension des actes professionnels, la liberté d'expression. Il permet aux participantes de: "se poser", "d'exposer", de "s'opposer", et de "proposer". Lieu unique et privilégié dans l'exercice du métier, il permet la construction des savoirs professionnels.
Actuellement, dans des champs d'activités diversifiés, se pose la question de l'organisation à mettre en place pour identifier et capitaliser ces savoirs formalisés par les professionnels. Eléments constitutifs du système d'expertise, ils participent du processus de professionnalisation initial et continu. L'identification des pratiques professionnelles par leurs auteurs, engageant leur harmonisation en excluant leur uniformisation, contribue à favoriser une navigation professionnelle sereine, gage d'un service rendu performant.
"Alors, oui, j'y apprends des choses sur moi-même, sur mes façons de faire, sur ma façon de penser et ça me permet d'exercer mon métier dans de meilleures conditions, d'être plus à même d'évaluer certaines situations et de résoudre certains problèmes, ça m'aide à comprendre ce que je vis dans mon travail, ça me bouscule parfois, mais finalement c'est certainement ça que je viens y chercher, une aide pour me faire évoluer, donc j'y viens, j'y reviens toujours".