La trash télévision, machine à broyer l'intelligence
Par Arnaud Saint-Martin
Sociétés de l'information, de la communication, de la médiatisation, de la paupérisation intellectuelle. A en croire les théoriciens critique de la culture unidimensionnelle, les pays de la post-industrialisation subissent les assauts de l'aliénante idéologie consumériste que véhiculent les mass média, ces manufactures du bonheur à moindre coût, derniers rejetons de l'ère néocapitaliste. La trash télévision, manifestation pathétique de la logique de l'audimat, joue sur les fantasmes des audiences, conditionne les appétences culturelles, uniformise les comportements. C'est le règne de la réalité nue, de la vie ordinaire, des divertissements bon marché, de la bêtise généralisée. Selon ses concepteurs - parce qu'en effet, ces jargonneurs parlent de "concepts" -, la télévision réalité est un miroir sur lequel se réfléchissent les vies ordinaires d'ordinaires personnes, transparaissent de vraies aspirations collectives. Les émissions qui mettent en scène les individus ordinaires, les jeux télévisés où l'on cultive la nigauderie, les séries adolescentes dans lesquelles la jeunesse est censée se reconnaître, sont autant de produits pré-formatés par les marchands de rêve télévisuel et qui trouvent une large réception, insidieusement consentante.
Que penser face à l'indigence de ces programmes culturels où l'autosatisfaction se mêle à l'inintelligence? J'en suis pleinement conscient, les premières phrases qui composent cet éditorial montrent à quel point leur auteur éprouve un sentiment d'aversion envers ces objets culturels. C'est pour le sociologue que je prétends être une erreur et une dérive interprétative: les canons méthodiques de cette noble discipline exigent en effet du chercheur une objectivité sans faille. Mais les choses sont, assurément, bien plus complexes dans les faits. C'est l'occasion d'introduire la douloureuse problématique qui a trait à l'influence sur la pensée du sociologue en action des engagements axiologiques, esthétiques et politiques. Parler d'une indigence culturelle, c'est, il est vrai, émettre un jugement de valeur. En accord avec cette évaluation, il existe des objets culturels qui valent la peine d'être reconnus, et à l'inverse d'autres qu'il faut absolument dénigrer, au nom de valeurs esthétiques et culturelles jugées supérieures. Dire que la trash télévision est une dégénérescence de la culture universelle, c'est céder à l'attitude ethnocentrique qui consiste à ne valoriser que la culture du groupe auquel on appartient. Ces difficultés sont bien là, rendant toujours plus délicate l'objectivation sociologique - qui, malgré tout, n'est pas un leurre et est méthodologiquement garantie. J'en parlerai en conclusion.
A l'opposé de ces errements normatifs, des sociologues, parmi lesquels J.-C. Kaufmann, se sont empressés de célébrer positivement la dimension paradigmatique des divertissements télévisuels populaires tel "Loft story", émission française produite par une société néerlandaise manifestement habile en communication[1]. Rapidement résumé, Loft story est un jeu qui a pour thème ou "concept" la mise en scène, dans un studio barricadé (le fameux loft), de l'existence en collectivité de jeunes gens ordinaires (de la "vraie vie"). Seize individus sont donc sélectionnés, en fonction de critères que les responsables de casting ont soigneusement définis, et il n'y en restera au final que deux, l'élimination progressive des "candidats" étant prise en charge par le tribunal des spectateurs - par vote, montrant à quel point les élections autres que politiques passionnent les publics. Toute la journée durant, des caméras filment tous les faits et gestes de ces acteurs-amateurs; rien n'échappe aux yeux convertis des fans qui connaissent presque tout des existences des "lofteurs". Les téléspectateurs profitent de cette représentation fidèle de la réalité où toutes les questions qui les agitent secrètement sont traitées, du sexe trivial dans la piscine du studio aux petites passions amoureuses, en passant par la gestion conflictuelle des tâches domestiques. Ce concept est visiblement apprécié: le spectacle de l'oisiveté et de la nonchalance caractérielle réjouit une génération de slackers. Les quelques 10 millions de personnes qui se sont virtuellement réunies derrière leur poste de télévision le soir de la "finale" (en juin 2001) en témoignent d'ailleurs. Pour J.-C. Kaufmann, les jeunes d'aujourd'hui se comportent dans la vie quotidienne comme ces comédiens d'un jour: ils désirent exprimer et extérioriser leur "soi intime"[2]. Le constat sociologique est semble-t-il, au premier abord, juste. Il est en effet indubitable que s'opèrent dans les sphères de la vie privée des transformations sociales et culturelles (conjugalité, sexualité). Mais le constat est finalement stérile voire en partie erroné. Je reviendrai sur cette idée: ce spectacle irritant est une mauvaise pièce de théâtre et ne ressemble à la réalité que parce que ceux qui le jugent "réel" sont conditionnés par les instances médiatiques à le juger comme tel. Condamner, au nom d'une soi-disant culture universelle, leurs moeurs ou leurs tics langagiers, relève selon le même sociologue d'un "réflexe de classe". Les intellectuels et les chiens de garde de la culture bourgeoise critiqueraient ces émissions à la lumière de leurs valeurs faussement universelles, démontrant leur manque de respect envers les sous-cultures et leur arrogance esthétique. Il y a certes une part de vérité dans cette interprétation. Lorsque l'on en vient à parler de culture et d'art, les logiques de distinction sociale ne tardent en effet pas à poindre. Le critique doit en être conscient. Le point de vue doit bien sûr être contextualisé.
Toutefois, passée cette rapide déconstruction, il est nécessaire d'ouvrir les yeux, sous peine de céder à la facilité (sur)interprétative qui consiste à voir comme exemplaire ce type de divertissement. La trash télévision et sa nouvelle invention prétendument hyperréaliste est une grotesque manipulation, cousue de fil blanc par de cyniques stratèges en communication. L'existence oiseuse d'acteurs qui mettent en scène leur soi-disant vérité intérieure est travaillée, dirigée. L'information est filtrée, construite. Fantasme de la vraie vie qui s'évapore à mesure que sont révélées les intrigues artificielles, l'insignifiance de ce projet à but exclusivement lucratif. Cette industrie du loisir asservissant repose sur la séduction et parie sur le manque d'intelligence et d'esprit critique de ses téléspectateurs-cibles qui, soit dit en passant, n'ingèrent heureusement pas tout, loin de là. La métaphore dramaturgique, celle-là même dont Goffman a apprécié les propriétés heuristiques, n'a jamais été aussi utile au sociologue. Cette culture est une pièce où des acteurs castés se donnent en spectacle devant un public étrangement compatissant, exhibent pathétiquement les contours de leur ego atrophié, apprennent doctement un texte dont ils ne perçoivent pas la platitude. Jeu de masques, donc. La réalité nue est, au contraire, habillée. L'idéologie molle et la culture de la médiocrité imprègnent ces mentalités en construction. Cette image de la jeunesse que certains penseurs tentent de valider avec les outils de la sociologie est totalement mensongère et fabriquée.
La sacro-sainte neutralité axiologique, cette indéfectible règle de la méthode sociologique taraude l'esprit du sociologue quand il en vient à critiquer la trivialité les pseudo-réalités télévisuelles, la vision médiatique du monde social. Bien morne et politiquement improductive serait la sociologie conçue comme contemplation sans jugement de valeur de la spectacularisation de la mièvrerie. Le sociologue n'est pas stricto sensu apathique. La critique, avant d'être intellectuelle, est affective. La véhémence des propos est fonction de cette passionnalité. Conflit intérieur, conflit de méthode. Parce que les intellectuels ont leur mot à dire sur le social, il me semble qu'occulter les effets sur les consciences de ces grossières machines à fabriquer des mythes mène à une impasse. Persiste dans la doxa et l'idéologie professionnelle des sociologues une espèce de phénoménisme naïf, selon lequel on peut décrire les faits sociaux tels qu'ils se donnent à voir, sans catégories d'appréciation. Mais le normatif, dès lors que sont analysés des phénomènes idéologiquement chargés, pénètre le langage sociologique. La trash télévision, n'en déplaise aux théoriciens du médiatiquement correct, est décidément une machine à broyer l'intelligence.
- Notes:
- 1.- Le "concept" est exporté à travers le monde. La plupart des chaînes de télévision qui s'adresse au dit "grand public" a acheté les droits de ce genre d'émissions.
- 2.- J.-C. Kaufmann, "Le miroir de "Loft Story"", Le Monde, 13 mai 2001.
- Notice:
- Saint-Martin, Arnaud. "La trash télévision, machine à broyer l'intelligence", Esprit critique, vol.04 no.06, Juin 2002, consulté sur Internet: http://www.espritcritique.org