Esprit critique - Revue électronique de sociologie
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Vol.04 No.06 - Juin 2002
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Articles
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Atonalité et deuxième école de Vienne: aperçu sociologique
Par Manuel Quinon

Résumé:
C'est à Vienne, dans la première décade du vingtième siècle, que le seuil de l'atonalité fut franchi pour la première fois. Si la musique occidentale tendait historiquement à élargir ses possibilités d'expression, on peut toutefois s'interroger sur les facteurs systémiques ayant contribué à cette évolution. On portera successivement un regard sur l'ethos de la communauté artistique viennoise au début du siècle, sur le parcours atypique d'Arnold Schönberg, ainsi que sur les quelques institutions qui contribuèrent à l'émergence de la "nouvelle musique".


"Comme toutes les grandes villes, elle était faite d'irrégularité et de changement, de choses et d'affaires glissant l'une devant l'autre, refusant de marcher au pas, s'entrechoquant; intervalles de silence, voies de passage et ample pulsation rythmique, éternelle dissonance, éternel déséquilibre des rythmes; en gros, une sorte de liquide en ébullition dans quelque récipient fait de la substance durable des maisons, des lois, des prescriptions et des traditions historiques."

Robert Musil, L'Homme sans qualité.


Vers "l'émancipation de la dissonance" (Schönberg)

     La musique occidentale, depuis la Renaissance, repose sur le principe de la tonalité: la composition musicale est orientée vers un pôle attractif, une tonique prédominant sur les autres sons au sein de l'organisation harmonique et mélodique. Cette même organisation impose le principe de résolution, où tout accord ou toute progression d'accords dont la structure harmonique est en suspend ou en déséquilibre avec l'ensemble doit trouver une résolution naturelle pour l'oreille humaine; le désordre provisoire doit nécessairement déboucher sur l'ordre final. L'échelle diatonique et son harmonie "pure" cristallisent les idées de stabilité, d'ordre rationnel (la "cadence") par le recours paradoxal à l'inégalité entre les sons: une tonalité spécifique impose l'utilisation de certaines notes et exclue la présence de sons étrangers au système harmonique classique. Mais le procès d'accentuation de la réflexivité propre à l'Aufklärung va peu à peu remettre en question la "naturalité" de l'esthétique musicale classique: la morale du mouvement propre au 19ème siècle, celle du progrès et du changement ininterrompu, vont être contemporaines d'un élargissement progressif du système tonal. Le refus de la "tyrannie de la dominante", l'utilisation intensive de la modulation, le chromatisme et l'ajout de sons inhabituels et appartenant à plusieurs tonalités à la fois (quinte augmentée, septième diminuée par exemple), dans la dernière période du romantisme musical, vont perturber les canons de l'harmonie diatonique et de la hiérarchie de la tonalité. Liszt (Nuages gris, 1881), Wagner (Tristan, 1865), Richard Strauss (Elektra, 1908) ou encore Gustav Mahler (premier mouvement de la Neuvième symphonie, 1807) participent chacun à leur tour et de façon de plus en plus prononcée à cet élargissement tonal (ou à sa dégénérescence, selon les points de vue), signe en même temps de chaos et de liberté, de la coexistence de l'ordre et du désordre, du subjectif flottant et de l'objectif défini, ou encore, selon Carl Schorske, de la "dissolution des frontières entre l'ego et le monde"[1].

     Vienne, à la fin du 19ème et au début du 20ème siècle, va être le lieu d'une véritable effervescence artistique, et que ce soit en littérature (Hofmannsthal, Altenberg, Schnitzler, Kraus, Musil), en peinture (Klimt, Schiele, Gerstl, Kokoschka), en architecture (Loos, Otto Wagner), en philosophie (Cercle de Vienne, Freud) et, pour le sujet qui nous intéresse ici, en musique (Mahler, Zemlinsky, Schönberg, Berg, Webern), celui d'un laboratoire de la modernité sans équivalent en Europe. Dans le cas de la musique, Schönberg va opérer une radicalisation des innovations de ses prédécesseurs en passant pour la première fois la frontière de l'atonalité à proprement parler à partir des années 1908-1910 (début de la période dite d'atonalité libre), en s'éloignant du principe de résolution des développements thématiques, en dissolvant l'unité formelle et harmonique. Ses élèves Webern et Berg reprendront chacun à leur manière le modèle d'écriture "avec douze sons n'ayant de rapports qu'entre eux" (Schönberg), c'est-à-dire affranchi du système tonal, et il serait intéressant en ce sens de rechercher les conditions sociales, culturelles et institutionnelles ayant rendu possible une telle révolution musicale. Je vais donc dans un premier temps porter mon attention sur le contexte socioculturel de la Vienne "début de siècle", sur les grandes tendances structurant l'activité culturelle et artistique, pour ensuite me focaliser sur la structuration d'un champ musical autonome, et sur certains événements importants dans la biographie de Schönberg qui, à défaut "d'expliquer" le passage à l'atonalité, permettent du moins d'éclairer l'émergence endémique de la "nouvelle musique", de mettre à jour des affinités électives entre un parcours individuel et l'élaboration d'un nouveau système musical.

1. Contexte socioculturel de la Vienne début de siècle

     Un extrait d'une lettre de Schönberg à Kandinsky est à mon sens tout à fait représentatif à la fois de l'état d'esprit du musicien et du Zeitgeist dans lequel il évolue: "L'art appartient à l'inconscient! C'est soi-même que l'on doit exprimer! Non pas exprimer ses goûts, son éducation, son intelligence, ce que l'on sait, ou ce que l'on sait faire. Aucune de ces possibilités acquises; mais les qualités innées, instinctives."[2] Si un tel essentialisme peut prêter à sourire, l'auteur résume néanmoins ici très bien le programme expressionniste dans lequel s'insère la majeure partie des artistes de l'époque, à savoir l'expression directe "des émotions humaines restituées à travers le filtre des perceptions personnelles de l'artiste"[3]. Les portraits et les nus écorchés de Schiele illustrent de façon paroxystique cette idée. Mais le mouvement expressionniste ne peut être compris indépendamment de la situation particulière de l'Empire d'Autriche-Hongrie à la veille de la première Guerre mondiale. La profonde hétérogénéité ethnique et culturelle de l'Empire et l'incapacité, comme le souligne M. Pollak[4], de fonder le sens d'une identité nationale sur un discours historique, la soudaine mutation du champ artistique à la suite de la révolution de 1848, ainsi qu'une politique culturelle active, témoignent d'une volonté de gestion de l'identité problématique du pays par une éthique de "l'art pour l'art". Le triple enjeu de l'identité culturelle et nationale, de la pureté artistique et du rapport entre les sexes[5] se voit sublimé dans une recherche et une émulation artistique sans précédents, tout particulièrement marquées par le goût de la réflexivité. L'intérêt pour la psychologie et l'introspection en littérature (Schnitzler et le "monologue intérieur"), pour le portrait en peinture (cf. les oeuvre picturales de Schiele, Gerstl et Schönberg), les explorations du Moi dans toutes ses dimensions, conscientes ou inconscientes, sont le signe d'une réflexion importante sur la condition d'artiste viennois, réflexion elle-même favorisée par la crise de l'identité et les dissensions propres à cet ensemble culturel polymorphe qu'est la modernité autrichienne. Mais à l'inverse des avant-gardes parisiennes ou italiennes, la "Sécession" viennoise, comme son nom l'indique, recherche davantage de nouvelles formes artistiques au sein même d'un contexte culturel assimilé, qu'un dépassement radical de l'esthétique classique et le reniement d'un héritage culturel. Cette double problématique de la réflexivité, de la mise à nu de la fin d'un Empire, de la complexité de l'ego, et celle du "faire avec", de l'acceptation de la décomposition des êtres et des choses, est condensée dans l'idée "d'apocalypse joyeuse" de Hermann Broch, sorte de pensée "d'au-delà de la mort", qui pousse à l'extrême l'auto-analyse, la réflexion critique - sceptique pour J. Clair - et propose de nouvelles organisations de langages préexistants, sans nier pour autant le devoir de mémoire. Processus davantage épiméthéen que prométhéen, plus proche du Verwindung heideggerien (qui indique une reprise, un surmontement) que de l'Aufhebung hégélien (dépassement dialectique), la modernité viennoise se caractérise par le sens aigu des contradictions d'une époque, par le sentiment d'inutilité et d'impuissance, et par là même, par une forme de jubilation scientifique et artistique dans le fait d'avoir atteint le sens profond de l'être. La musique de Schönberg, de Berg et de Webern, tout comme celle de Mahler, ne peuvent être comprise dans l'ignorance de cette volonté d'aller jusqu'au bout- que cette extrémité soit "belle" ou non selon les canons du classicisme, qu'elle soit acceptable ou non par le public -; cette volonté de réaliser ce qu'Adorno désigne à juste titre par Aufklärung total[6], réflexivité "avancée" (Giddens) avant l'heure, où "l'art réfléchit et rend conscient, avec intransigeance, tout ce que l'on voudrait oublier"[7], bref, à réaliser l'impératif hégélien du déploiement de la vérité. Adorno, dans son ouvrage sur Berg[8], parle du ton de ce dernier et de sa musique comme celui du désespoir lucide, de l'empathie sincère pour les faibles et les victimes (cf. les personnages de Wozzeck et de Lulu), de la volonté "d'échapper à la vie pure et simple en parvenant à la clarté et à la conscience; le retour du passé, l'abandon sans violence à l'inéluctable". On retrouve cette idée d'abandon dans la création à travers la soudaine interrogation de Schönberg sur l'éventualité de sa carrière de peintre autour de 1910, dans le suicide de son ami et rival Richard Gerstl, dans le sentiment d'éternelle étrangeté de Mahler (l'antisémitisme le conduira à démissionner de son poste de chef de l'Opéra de Vienne), dans les contorsions des personnages de Schiele, et évidemment dans le concept freudien de Todestrieb, pulsion de mort, sorte de quintessence de "l'esprit viennois", complexe et tourmenté.

     Pour en revenir aux grands traits culturels viennois, outre la triple rupture qu'identifie J. Clair[9] avec les représentations du contrat politique - évincement de la culture artistique par la puissance de la technique et des médias ("Ne pas avoir la moindre idée et savoir l'exprimer, c'est ça le journalisme" disait K. Kraus) -, avec le moi autonome et rationnel - découverte de l'inconscient ("le moi n'est plus ce qu'il était jusqu'ici, un souverain qui promulgue ses édits" écrira Musil dans les années vingt) -, et avec la fallacieuse transparence du langage (cf. le Tractacus logico-philosophicus de Wittgenstein), le fait le plus marquant en ce qui concerne la nouvelle musique est probablement l'élaboration d'un art "pur" (au sens kantien) liant interrogations hautement réflexives et recherches formelles poussées, comme véritable fondement identitaire artistique transcendant l'identité nationale et culturelle blessée. Mais au-delà du contexte national, la nouvelle musique ne peut être isolée du principe d'incertitude émergeant en Occident au début du siècle, qui s'il voit le jour dans le domaine restreint de la physique quantique, semble aujourd'hui caractériser l'ensemble des activités humaines. La modernité viennoise, en soulevant de manière explicite la question de la contingence de la "réalité" et de l'identité, de la vérité et du "progrès", anticipe de près d'un demi-siècle les constats des contradictions et des ambivalences de la modernité qui ont suivi la seconde Guerre mondiale, et la musique de Schönberg et de ses élèves, comme le souligne Adorno, révèle cette dimension contradictoire: "Tandis que dans la nouvelle musique la surface déconcerte un public coupé de la production, les phénomènes les plus représentatifs de cette musique sont précisément déterminés par les conditions sociales et anthropologiques qui sont aussi celles des auditeurs. Les dissonances, qui effraient ceux-ci, leur parlent de leur propre condition; c'est uniquement pour cela qu'elles leur sont insupportables"[10]. La primauté du Moi et de ses contradictions, les rapports entre sexualité et création, et l'angoisse de ne pouvoir réaliser ni l'une ni l'autre - l'opéra de Berg, Lulu, sur un livret inspiré de Wedekind, représente pour M. Pollak une forme exemplaire de cette double crainte[11] -, sont les préoccupations majeures des artistes et des musiciens viennois contemporains de l'avènement de l'atonalité, et bien entendu, de son "émancipateur" en titre: Arnold Schönberg.

2. Schönberg et le Schönberg-Kreis

     On voit donc que la nouvelle musique s'enracine dans un ethos artistique et sociétal bien particulier, mais celui-ci, dont on a vu qu'il était caractérisé par l'expression directe des sentiments de l'artiste, aussi extrêmes soient-ils - "Les choses n'ont plus d'existence en dehors de la vision intérieure que j'en ai" écrira Kokoschka dans son étude De la nature des visions, en 1912 -, ainsi que par l'éthique de l'art pur, refusant toute subordination à une quelconque rhétorique du devoir-être et s'opposant à la "musique à programme" romantique[12], ne peut être réduit à une approche purement macro sociale. Il faut mettre de plus à jour la structuration d'un champ musical spécifique à l'échelle de la ville, ce champ étant en étroite relation avec le champ artistique global. Et c'est là une spécificité d'importance: les artistes viennois avaient pour la plupart diverses activités, et un intérêt actif pour celles des autres: peinture et écriture chez les compositeurs Schönberg et Berg, écrits esthétiques chez Schönberg et l'architecte Loos, théâtre et poésie pour le peintre Kokoschka, etc.

     Le "champ", tel qu'il a été théorisé par Pierre Bourdieu, est une sphère de la vie sociale qui s'est progressivement autonomisée à travers l'histoire, autour de relations sociales, d'enjeux et de ressources propres. Sans toutefois rentrer dans un réductionnisme agonistique et une conception du champ comme simple lieu de rapports de forces et de luttes symboliques pour la maintenance de la domination d'un groupe sur un autre, il me semble que l'on peut parler à juste titre de champ artistique viennois, et l'étude des relations de Schönberg avec les artistes qui lui étaient contemporains nous montre bien cette élaboration.

     Né à Vienne en 1874 dans une famille juive modeste, Schönberg, violoncelliste autodidacte, fût propulsé dans l'univers musical et artistique par le compositeur et chef d'orchestre Alexander von Zemlinsky, qui le prit sous sa protection. Il rencontra par l'intermédiaire de celui-ci Alma Schindler, future épouse de Mahler, ainsi que la soeur de Zemlinsky, Mathilde, avec laquelle il se mariera en octobre 1901. Ne pouvant subvenir aux besoins de la famille, Schönberg quitta Vienne pour Berlin où il fut engagé comme chef d'orchestre au profit d'une entreprise. Ce contrat achevé, il rencontra Richard Strauss, qui fit tout son possible pour trouver à Schönberg un travail décent, mais ce dernier retourna finalement à Vienne en 1903 où les perspectives professionnelles étaient plus prometteuses. Il s'installa dans le même immeuble que son beau-frère, et toujours en proie à des difficultés financières, commença à donner des leçons particulières. Il rencontra ainsi Anton von Webern puis Alban Berg (1904), et par ces deux intermédiaires, la plupart des artistes viennois: Loos en 1904, Mahler par l'intermédiaire de Zemlinsky et d'Alma, ainsi que toute la constellation de peintres, architectes et musiciens composant l'entourage des Mahler. Berg introduira Schönberg à la table attitrée du poète Altenberg au restaurant Münchener-Löwenbräu, où il rencontrera Klimt, Kraus, Oppenheimer[13]. Ainsi se créé un véritable réseau artistique et critique - le polémiste et intransigeant Karl Kraus faisant office de juge et modèle dans l'active vie de café viennoise -, reposant sur de profondes affinités esthétiques dépassant les domaines et les particularismes de chacun. En 1904, Schönberg fonde son Verein schaffender Tonküsler (Société des musiciens créateurs), dont la présidence sera confiée à Mahler, lieu d'expérimentation musicale regroupant des créations contemporaines et un petit public d'artistes et de mélomanes, "société" qui malgré sa courte vie (une année), créera de solides liens entre les compositeurs. Cette solidarité sera d'autant plus renforcée par le rejet massif par le public de la nouvelle musique, rejet se manifestant au cours des concerts par des sifflets, et parfois même des émeutes: "En 1905, lors de la première de son poème symphonique Pelléas et Mélisande, le public ne se contenta pas d'interrompre le concert par des sifflets, mais sortit en masse au beau milieu de la séance, en s'appliquant à faire claquer les portes"[14]; "Pendant un concert en février 1907, les spectateurs sifflèrent assez fort pour faire barrage à la musique, puis s'en allèrent par la sortie de secours. Mahler riposta en applaudissant bruyamment et apostropha un des siffleurs. "Je siffle aussi vos foutues symphonies", répliqua l'homme"[15]. Schönberg et ses deux élèves, tout comme Gerstl et bien d'autres, se constituèrent ainsi un entre-soi, une forme de citadelle artistique, élaborèrent un groupe social autonome, microcosme qui doit l'essentiel de ses caractéristiques "au fait que les producteurs tendent à n'avoir comme critiques et interprètes possibles que leurs pairs artistiques"[16]. La progression inexorable vers l'atonalité de Schönberg renforçait les attaques de la presse et l'incompréhension des critiques, l'éloignant par là même de toute bienséance bourgeoise, et favorisant l'éthique de l'art-pour-l'art propre au laboratoire artistique qu'il partageait avec ses contemporains poètes, peintres, musiciens, et architectes.

     Un événement important a probablement eu son poids dans la radicalisation de l'esthétique musicale du compositeur: celui de la liaison de sa femme avec son ami Gerstl. Mathilde l'ayant quitté pour le peintre après avoir été surprise par Schönberg lui-même, retourna finalement au foyer sous l'insistance de Webern; Gerstl se suicida quelques temps après la réconciliation du couple. C'est à l'époque de la double trahison (1908) que Schönberg abandonne les derniers vestiges de la tonalité dans son Deuxième Quatuor à cordes (opus 10), dont le deuxième mouvement contient la phrase "Alles ist hin" ("Tout est fini")[17], compose le fameux Pierrot lunaire (1912), magnifiant le Sprechgesang, et les deux drames musicaux Erwartung et Die glücklishe Hand. C'est aussi au cours des années 1908-1910 qu'il exécutera environ les deux tiers de son oeuvre peinte, marquée par un expressionnisme exacerbé[18]. Sans rentrer dans un psychologisme qui ne serait pas de mise ici, il semble néanmoins difficile de passer sous silence et sous prétexte de manquer à l'impératif sociologique un événement qui, si l'oeuvre de Schönberg tendait manifestement à un tel prolongement, accompagne une évolution unique dans la musique occidentale.

     Pour en revenir à la structuration du champ musical autonome nécessaire à la compréhension de l'émergence du nouveau langage musical atonal, il faut noter l'importance de deux institutions ayant succédés à la Verein schaffender Tonküstler de Schönberg. L'Akademischer Verband für Literatur und Musik, créée en 1908 par un groupe de jeunes artistes et d'étudiants dans le but de promouvoir les nouvelles formes artistiques, aura une intense activité durant les années 1911-1913: conférence de Paul Stefan (proche de Schönberg) en 1911, sur la filiation de l'oeuvre de Mahler (le chef de L'Opéra vient de mourir), nomination de Berg au poste de conseiller musical de l'association, réunion fréquente du petit groupe au café Gröpl, à Hietzing, édition d'un périodique, Der Ruf (L'Appel), conférence de Kokoschka, conférence de Schönberg sur Mahler, programmation des oeuvres de Schönberg, Berg, Webern, Zemlinsky, Mahler. Malgré l'importance logistique de l'association, les oeuvres de Schönberg, enfin accessibles à un large public, seront toujours aussi méprisées par l'ensemble de la critique. Mais la particularité de la Verbanb für Literatur und Musik résidera dans la mise en place d'une solidarité "horizontale"[19], bien davantage générationnelle et transdisciplinaire que corporatiste, où les "pairs ont pris la place des pères" au sein de la "bande familiale" (Kraus) des novateurs viennois, soudés par le même esprit de l'urgence d'une création artistique collective, à l'encontre du conformisme de l'esthétique post-romantique. C'est là une clef pour la compréhension de l'effervescence viennoise, du point de vue musical comme pictural et littéraire: l'identité artistique acquise pour chacun par le moyen d'une "structure de plausibilité" commune (Berger et Luckmann), une certaine homogénéité dans les définitions intersubjectives de la "réalité"[20], par le fait d'une distribution sociale spécifique de ce que A. Schütz désigne par "stock de connaissances à disposition", permet aux artistes de persévérer dans le projet collectif de l'élaboration de nouveaux langages, et de produire ainsi des oeuvres dont le caractère novateur n'aura pas d'équivalent en Europe.

     L'autre institution importante ayant concrétisé une structure de plausibilité dans le cas de la nouvelle musique, ou, en d'autres termes, l'organisation objective ayant médiatisé une expérience préréflexive et partagée du monde, ainsi qu'une entente intersubjective sur le rôle de l'artiste, fut la Verein für Musikalishe privataufführungen (société d'exécutions musicales privées), crée par Schönberg à Vienne en 1918. Devant l'écart de plus en plus prononcé entre les attentes du public et les productions musicales de Schönberg et de ses contemporains (le scandale retentissant du concert du 31 mars 1913 l'illustre bien), face à l'émergence d'une "musique contemporaine" à proprement parler, coupée à plus forte raison du public du fait de la guerre qui avait amené pour l'ensemble de la population des préoccupations tout autres qu'artistiques, le compositeur mit en place cette association dont il contrôlait la globalité des paramètres: oeuvres interprétées, interprètes, public d'abonnés, diffusion (manifestations hebdomadaires), refus de toute publicité et de l'annonce anticipée des programmes, répétitions et application toute particulière dans l'interprétation, sous la baguette de Berg, Webern ou Schönberg lui-même. Cette volonté "pédagogique" eut un certain impact, et l'accueil par un public privilégié fut très favorable, grâce à l'organisation indépendante des manifestations et le contrôle par le compositeur de l'ensemble de la chaîne de production et de diffusion des oeuvres interprétées. Et comme pour la première Verein et la Verband für Literatur und Musik, le principe de la citadelle artistique restait le même, garantissant la consistance de la structure de plausibilité et la poursuite des musiciens dans leur obsession de modernité musicale - à l'inverse d'un Richard Strauss par exemple, qui à la fin de sa vie rebroussera chemin sur les voies pourtant ouvertes qui s'offraient à lui (cf. le chromatisme extrême de Salomé (1905), et surtout d'Elektra (1908)).

     Dans le souci de plus en plus pressant de rationalisation, dans le sens weberien du terme, dans la volonté de mise en forme rationnelle et systématique des éléments expressionnistes de sa musique, Schönberg, qui était dans une impasse intellectuelle depuis quelques années (crise d'inspiration vers 1912 et replis sur la peinture), commença à partir de l'été 1921, à réfléchir de façon approfondie sur l'organisation des douze sons. Cette entreprise de rationalisation l'amena en 1923 (Suite pour piano, op. 25) à ce qui est communément désigné par "dodécaphonisme sériel", c'est-à-dire l'utilisation, toujours dans le même ordre, sans répétition ni omission, de chacune des douze notes de la gamme chromatique, le nombre donné d'intervalles étant lui-même présenté dans un ordre strict (la série). On peut voir dans cette formalisation complexe de l'atonalité à la fois un besoin personnel de cohérence formelle, mais aussi une forme de légitimation (toujours dans l'acception weberienne) du système atonal par la procédure codifiée.

     Schönberg quitta Vienne en 1926 pour Berlin, succédant à Busoni à la chaire de composition de l'académie des beaux-arts, et l'Allemagne nazie en 1933 (où il sera en tant que juif démis de ses fonctions d'enseignant) pour gagner définitivement les Etats-Unis. Mais ces deux périodes sortent du cadre de cet aperçu sociologique de l'émergence à Vienne de la nouvelle musique.

     Schönberg, dont le conservatisme politique et religieux n'avaient d'égal que la modernité musicale, se définissait comme un "conservateur forcé par les circonstances de devenir un radical". Que faut-il entendre par ces "circonstances", ou, pour revenir à notre problématique, comment peut-on expliquer l'émancipation de la dissonance à Vienne au début du siècle? Il est tout d'abord évident qu'il ne saurait être de facteur unique, mais une pluralité d'éléments faisant système. En premier lieu, une exploration et une extension progressive du langage tonal, aboutissant à la fin du 19ème et au début du 20ème siècle à l'utilisation de plus en plus systématique de formes et de sons étrangers à l'esthétique hégémonique depuis trois siècles. En ce sens, Schönberg, en réalisant l'Aufklärung total, a davantage innové que révolutionné, s'inscrivant avec un certain respect dans une continuité dont il avait pleinement conscience. Mais il est néanmoins le premier à avoir franchi le cap décisif de l'atonalité, et le contexte sociologique viennois a très certainement eu une importance décisive. L'identité blessée de la ville, son cosmopolitisme régional et religieux, le sentiment général de vivre la fin d'une époque sans pour autant rejeter les vestiges du vieux monde, "l'instant éternel" que figure l'apocalypse joyeuse, tous ces éléments favorisant l'élaboration nécessaire d'une identité qui soit autre que celles liées à l'origine "ethnique", à l'appartenance religieuse ou politique, ont permis la formation d'une structure de plausibilité exclusivement artistique, véhiculant l'éthique de l'art "pur" dont parle Kant[21], et par conséquent la formation d'un espace social autonome, ayant ses propres critères d'évaluation. Les diverses associations musicales, les réunions au Griensteidl, au Gröpl ou chez les Mahler participaient de la formation d'un "sens commun" (Schütz) proposant des définitions déviantes de la réalité. Cette structure formelle et informelle, objective et subjective, liant des artistes de tous les domaines, et impliquant une posture réflexive poussée, a mis l'accent sur le décalage entre les langages artistiques préexistants et la réalité sociale en train de naître, celle de l'individualisme et du cosmopolitisme. D'où la volonté pour les artistes de rétablir des langages ayant un sens, c'est-à-dire cristallisant la réalité intersubjective d'individus évoluant dans un même "univers quotidien" (Schütz). Le langage atonal, s'il ne devait pas avoir la postérité que lui promettait Schönberg, a, comme le souligne Adorno, rendu sensible aux contradictions d'une époque, dont il est en même temps produit et producteur, un déterminé social et le moyen par lequel les contradictions vont devenir subjectivement "réelles" dans les consciences individuelles. C'est d'ailleurs dans ce rapport dialogique entre une réalité sociale objective et la réalité intersubjective d'une communauté de sens, que l'on peut comprendre la fameuse phrase de Paul Klee: "L'art ne rend pas le visible, il rend visible".

     Il reste que les oeuvres de Schönberg, de Webern et de Berg transcendent le simple contexte objectif de production, et outre que la musique contemporaine serait impensable sans eux, l'achèvement dans l'inachèvement de la géniale Suite lyrique de Berg, la fulgurance des Six bagatelles de Webern, ou encore la radicalité du désespoir du Quatuor no 2 opus 10 de Schönberg, sont autant de manifestations - névrotiques, certes -, qui ne perdront pas leur puissance démystificatrice et leur capacité à "rendre visible" de si tôt.

Manuel Quinon

Notes:
1.- C. E. Schorske, Vienne fin de siècle, trad. Paris, éditions du Seuil, 1983, p. 321.
2.- Lettre de Schönberg à W. Kandinsky, 24 janvier 1911, "Schönberg-Kandinsky. Correspondance", in Contrechamps, Lausanne, Editions l'Age d'Homme, no 2, avril 1984, p. 13.
3.- J. Kallir, "Arnold Schönberg et Richard Gerstl" in Vienne 1880-1939. L'Apocalypse joyeuse, Paris, éditions du Centre Pompidou, 1986, p. 458.
4.- M. Pollak, Vienne 1900, Paris, Gallimard, Folio/histoire, 1984.
5.- Voir à ce propos M. Pollak, op. cit.
6.- T. W. Adorno, Philosophie de la nouvelle musique, (1958), Paris, Gallimard, "tel", 1979, p. 24.
7.- T. W. Adorno, op cit.
8.- T. W. Adorno, Alban Berg. Le maître de la transition infime, (1968), Paris, Gallimard, 1989.
9.- J. Clair, "Une modernité sceptique", in Vienne 1880-1938, op.cit, p. 46-57.
10.- T. W. Adorno, Philosophie de la nouvelle musique, 1979, p. 18-19. C'est moi qui souligne.
11.- M. Pollak, "Sociologie et utopie d'un art autonome", in Vienne 1880-1938, op.cit p. 403.
12.- On désigne par ce terme la musique renvoyant à des contenus extra-musicaux, en s'appuyant sur des textes et des intentions poétiques fortes. La forme du poème symphonique et le drame wagnérien symbolisent ce type de démarche musicale.
13.- Voir à ce propos J. Kallir, "La Vienne d'Arnold Schönberg", in Vienne 1880-1938, op.cit., p. 440-453.
14.- Jane Kallir, op.cit., p. 444.
15.- Jane Kallir, op.cit., p. 448.
16.- M. Pollak, "Sociologie et utopie d'un art autonome", op cit., p. 407.
17.- Il s'agit d'un élément supra-musical qui a fait l'objet de nombreux commentaires. "Dans le trio du deuxième mouvement, Schönberg introduit au deuxième violon une chanson bien connue à l'époque, Ach, Du lieber Augustin, qui sera développée avec des variantes. Comme l'a fait remarqué Hans Heinz Stuckenschmidt (in Arnold Schönberg, trad. Paris, Librairie Arthème Fayard), les mots de la chanson, "Tout est perdu", sont représentés par une figure de quinte descendante au violoncelle (l'instrument de Schönberg): cette dimension supra-musicale qui renvoie au moment biographique, préfigure l'apparition de la voix et du texte dans le mouvement suivant. Le choix des textes de Stefan George [les poèmes Litanei (Litanie) et Entrückung (Eloignement)] est lié de façon très nette à l'épisode mentionné plus haut. S'y mêlent le plus violent désespoir ("Long fut le voyage, les membres me pèsent. / Mes malles sont vides, mais ma souffrance déborde") et le geste de la prière, une sorte d'imploration et de pardon que l'on retrouvera au centre de certaines oeuvres ultérieures de Schönberg (notamment dans le Pierrot lunaire et dans le Jakobsleiter). Le langage quitte les rives rassurantes de la tonalité au moment où, dans la vie du compositeur, le monde s'écroule: "Je me dissous en sons qui tournent, se suspendent". Le texte de George décrit en quelque sorte le processus musical: "Le sol se dérobe, blanc et mou comme du petit lait. / Je passe au-dessus de grottes vertigineuses / Au dessus du dernier nuage je me sens comme / Nager dans une mer de cristal" ". Cit. in Philippe Albèra, livret de la récente réédition de l'enregistrement par le quatuor Arditti des quatre quatuors numérotés de Schönberg (Naïve / Montaigne, 2000).
18.- Voir à ce sujet J. Kallir, Arnold Schönberg et Richard Gerstl, op cit., p. 454-470.
19.- La formule est de D. Jameux. Voir au sujet des deux institutions D. Jameux, "De la "bande familiale" à la pédagogie", in Vienne 1880-1938, op.cit., p. 637-645.
20.- Je m'inspire ici de la sociologie de la connaissance des deux sociologues américains. Voir P. Berger et T. Luckmann, La construction sociale de la réalité, (1966), Paris, Armand Colin, 1985, p. 201 et sqq.
21.- E. Kant, Critique du jugement, Paris, Vrin, 1928.
Références bibliographiques:

Adorno T. W., Philosophie de la nouvelle musique, (1958), trad. Paris, Gallimard, "Tel", 1979.

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Notice:
Quinon, Manuel. "Atonalité et deuxième école de Vienne: aperçu sociologique", Esprit critique, vol.04 no.06, Juin 2002, consulté sur Internet: http://www.espritcritique.org
 
 
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