Lien social, sentiment d'insécurité et rhétorique démagogique. Pour une restauration du politique
Par Arnaud Saint-Martin

      La "scène politique", telle qu'elle est donnée à voir par la plupart des médias, serait ce lieu où bêtise et imposture idéologique se mêleraient piteusement. La métaphore dramaturgique décrirait alors finement la frivolité d'une pièce jouée d'avance. La campagne présidentielle (et législative) française[1], bataille politique en apparence convenue, durant laquelle se défient des personnalités et des partis dont on a peine à comprendre clairement les intentions et les opinions, toujours versatiles et soumises au diktat de la Raison médiatique, est aujourd'hui prétexte à l'expression de mystifications idéologiques qui finalement ont fait le lit de l'extrême droite; dans un pays où naguère fût promulguée la Déclaration des droits de l'homme, fût composée, contre les obscurantismes de toutes sortes, l'Encyclopédie de Diderot et d'Alembert.

      En ce début de millénaire, la France tomberait en déliquescence, subirait un processus de dé-civilisation, verrait son "tissu social" peu à peu se désorganiser. La "Nation française", entité collective prétendument sui generis que d'aucuns tendent, dans un élan mystico-patriotique, à essentialiser (je pense notamment à la très emblématique Marianne, figure maternelle idolâtrée pour laquelle sont mortes des millions d'âmes pieuses, sans parler de l'idéalisation nationaliste pétainiste aujourd'hui toujours en vogue), serait exposée à un lent mécanisme de "dissolution", aujourd'hui abîmée par l'Europe naissante. Les thèmes maintes fois ressassés - tout parti confondu - de la restauration systématique de l'autorité de l'Etat (jacobin), de la réhabilitation de la chose publique, constituent l'essentiel de débats cathodiques stéréotypés. Et il n'est pas un jour sans qu'un "homme politique" (car tel est l'intitulé officiel de leur profession) énonce ce genre de trivialités dont se repaît la folk psychology. Dans ce court éditorial, je souhaiterais réagir, en évitant néanmoins de déployer sans recul des convictions politiques autrement moins réflexives que le point de vue strictement sociologique (lequel contrôle a minima les excentricités d'une subjectivité politiquement engagée[2]), contre une de ces représentations déformées du réel, instrumentalisée par les politiques français (hommes et partis), qui a à voir avec la croyance en la désintégration du social.

      Nombre d'idéologues du XIXe siècle l'ont avec frénésie et dépit fantasmé: la société moderne, parce qu'elle s'est établie sur les décombres d'une tradition soi-disant anéantie, aurait fatalement généré une espèce de dégénérescence sociétale[3]. La thématisation pathétique du déclin civilisationnel de l'Occident par Spengler en est d'ailleurs le paradigme: la rationalisation du monde vécu aurait eu pour conséquence une sorte de "refroidissement" régulier de la "vitalité sociale"[4]. Cette sensibilité "dramatique" semble refleurir dans l'esprit de nos contemporains - une simple revue de presse peut l'attester. Les institutions ayant pour fonction de stabiliser la vie sociale (la famille, l'école ou encore le droit) dépériraient, et par là ouvriraient la voie aux pires excès anomiques auxquels succomberaient des individus désemparés et détachés. Et on retrouve en filigrane de ce genre de représentation du social la nostalgie du communautaire, du pré-moderne, de l'authentique "solidarité mécanique", phénomènes dont les premiers sociologues, au premier rang desquels Durkheim, apprécièrent positivement les vertus politiques[5]. Le social, que dis-je, le contrat social, tel qu'il fût idéalement promulgué par les modernes, serait maintenant déréglé; rien ne saurait démentir l'adage populaire selon lequel "tout fout le camp". Si je me risque jusqu'ici, avec quelque exagération, à paraphraser ce genre de discours à tonalité apocalyptique, c'est à mon sens qu'il pénètre les consciences, en vertu d'une large diffusion. Dois-je invoquer le pouvoir du champ télévisuel pour solidifier cette affirmation? La piètre rhétorique de la décadence, dont s'abreuvent les sous-théoriciens du marketing politique, pour qui la communication démocratique des idées se limite à l'exposition de l'image contrefaite de candidats donnés à consommer, relève finalement de la plus vile fourberie et nul intellectuel (critique) ne peut l'ignorer.

     Un seul exemple pour solidifier mon propos: l'"insécurité", thème dont il est facile de dire qu'il a favorisé la renaissance de la droite nationaliste française. C'est un fait que les faiseurs d'opinion - journalistes sensationnalistes et politiques illusionnistes - tentent de construire objectivement (c'est-à-dire en utilisant stratégiquement des instruments statistiques de véridiction, la "sondologie"[6], dont a pu constater à quel point elle est para-scientifique): les assassins, les "sauvageons" et les mécréants hantent de leur inquiétante présence la ville apeurée. L'honnête citadin ne sort plus le soir, évite de prendre les transports en commun, craint les "grands ensembles", et comme le répètent les analystes et experts du politique, finit par donner son suffrage à la plus hideuse expression du nationalisme à la française. Emotion vaporeuse, endémique et insaisissable, le "sentiment d'insécurité", celui-là même que les mauvais commentateurs perçoivent partout, impressionnerait tous les citoyens français, de la Seine Saint-Denis jusqu'aux campagnes reculées de la Creuse. Partagé entre réalité factuelle et vision fictive, il est une catégorie itérative dans les débats politiques: pour participer aux discussions passionnées qui prennent pour objet les soi-disant "pathologies urbaines" (violence, délinquance, chômage, etc., qui, selon les néophytes de l'auto-réflexion, engendrent quasi mécaniquement le fascisme et la xénophobie), les citoyens doivent forcément la manipuler, aussi vide de contenu soit-elle. Pourtant, le constat empirique des incivilités ordinaires, de l'augmentation des crimes et délits, est loin d'être aussi simple à établir. La réalité est bien plus complexe. A cet égard, L. Mucchielli rappelle que ces phénomènes sont, en réalité, difficile à objectiver (ou plutôt à chiffrer). Et si l'on se risque à les quantifier, en les intégrant également dans une histoire des "déviances", on remarque qu'ils sont restés depuis le début du XXe siècle relativement stables[7].

     Mais à en croire les journaux et les suffrages exprimés le dimanche 21 avril 2002 en faveur de l'innommable bête immonde, les foules sont angoissées. Cependant, l'angoisse est lato sensu sans objet, ou tout au plus elle conduit à construire un objet fictif (par exemple la peur d'être agressé dans les rues sombres). La fabrication, par suggestion, d'un contexte anxiogène est en fait au fondement des politiques sécuritaires. Il n'est qu'à voir la force des préjugés racistes dans les villages où nul n'a jamais ressenti les prétendues dérives de l'immigration. Fort de cette thèse, il paraît essentiel de distinguer l'insécurité du sentiment d'insécurité, la première étant la base sur laquelle se construit le second. On peut associer à cette distinction l'idée selon laquelle ces catégories sont des termes langagiers dont il est fait usage dans le cadre d'interactions sociales. De là, l'insécurité désigne, d'une part, et en suivant les paroles des individus qui la ressentent "effectivement", l'angoisse éprouvée face à un danger extérieur constituant une "menace réelle", laquelle peut être objectivée. Le sentiment d'insécurité définit d'autres part l'ensemble des représentations qui viennent s'enter sur cette même réalité, plus ou moins "fidèlement". L'insécurité est, comme le remarque P. Paperman, une catégorie appréciative, un " terme d'évaluation " prenant consistance en étant pragmatiquement intégré dans des situations sociales déterminées[8]. De l'ordre du sentiment, ce terme est moins une représentation qu'une image déviée par l'appréhension sensible: on entre précisément dans les sphères du jugement de valeur, "en décalage" par rapport au donné factuel. C'est bien cet écart s'établissant entre le danger et la conscience du danger qui est la source et fait le lit de cette émotion, il est ce grâce à quoi elle se manifeste mentalement. Ce "résidu passionnel" a de quoi déstabiliser les techniciens de la chose publique: dans ces affaires humaines où siège la conflictualité, la conduite raisonnable n'aurait pas droit de cité. C'est du reste une des principales limites de l'action des pouvoirs publics: à des lieues de la rationalité aperceptive (adéquation de la perception au réel), ce réel qui résiste à toute entreprise d'objectivation est difficilement "traitable" politiquement.

     Rien n'est plus dangereux que la métaphorisation fantasmatique du social. La République française en a, contre toute attente, fait les frais. Plus une réalité est connue, plus elle s'inscrit dans les habitudes de penser, eu égard desquelles l'esprit se structure constamment. Devenant une évidence empirique, la réalité de l'insécurité, auparavant inconnue telle quelle, liée à la crainte qu'elle peut susciter, la conscience de sa dangerosité, engendrera, faute d'une connaissance plus approfondie des mécanismes au fondement de sa construction (sociale), un sentiment d'insécurité - on pourrait aussi utiliser le concept freudien de "réalité psychique" pour décrire cet effet de "réelisation". La "connaissance du social", prise en charge par les diseurs médiatiques de mauvaise aventure, est marquée par des subterfuges qui, à force d'être ruminés, acquièrent un statut de réalité. C'est là où le bât blesse: la cauchemardisation du social comme prophétie auto-réalisatrice. A mesure que l'imagination dirigée et conditionnée des habitants des "banlieues" et du monde rural fabrique sa propre ruine, que les jeunes se convainquent par désenchantement que leur univers quotidien ressemble aux ghettos noirs américains, la réalité a toutes les chances de dépasser la fiction. Quand la rhétorique démagogique, dont l'orateur abuse plus ou moins sciemment, a pour fin pratique la manipulation des auditeurs-électeurs, qu'elle joue, pour accroître son efficacité, sur le pathos (défini par M. Meyer comme la "raison pour laquelle un individu accepte ou refuse un argument, une idée, un message"[9]) et la passionnalité de la réception, il semble indispensable de soutenir le développement du sens critique, du questionnement. C'est la restauration du politique qui est en jeu. Ne pas prendre des vessies pour des lanternes, simplement.

Arnaud Saint-Martin

Notes:

1.- J'ai choisi, après réflexion, de parler d'un débat politico-idéologique faisant soi-disant sens en France. J'espère que les lecteurs (francophones) non-Français jugeront ce thème malgré tout intéressant.

2.- J'invite le lecteur que ces extravagances (critiques) intrigueraient à consulter mon article "De l'engagement sociologique. La sociologie comme science à intention critique", Esprit critique, vol.04, no.04, avril 2002.

3.- B. Valade, "Idée de décadence", Encyclopaedia Universalis.

4.- Pour une critique de l'utilisation plus que douteuse par le vitalisme spenglerien des principes de la thermodynamique, cf. J. Bouveresse, Prodiges et vertiges de l'analogie scientifique, Paris, éd. Raisons d'agir, 1999.

5.- Pour une étude de cette nostalgie latente, cf. Robert Nisbet, La tradition sociologique, Paris, PUF, 1984.

6.- J'emprunte cette formule sarcastique à J.-L. Ezine, chroniqueur sur France Culture.

7.- L. Mucchielli, Violences et insécurité. Fantasmes et réalités dans le débat français, Paris, La Découverte, 2001.

8.- P. Paperman, "Quelques raisons de ne pas parler d'insécurité dans les quartiers ayant mauvaise réputation", in Y. Bernard, M. Segaud, La ville inquiète: habitat et sentiment d'insécurité, La Garenne-Colombes, éd. de l'Espace Européen, 1991, p. 119-134.

9.- M. Meyer, Questions de rhétorique. Langage, raison, séduction, Paris, Le livre de poche, 1993.

Notice:

Saint-Martin, Arnaud. "Lien social, sentiment d'insécurité et rhétorique démagogique. Pour une restauration du politique", Esprit critique, vol.04 no.05, Mai 2002, consulté sur Internet: http://www.espritcritique.org