Esprit critique - Revue électronique de sociologie
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Vol.04 No.04 - Avril 2002
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Numéro thématique - Printemps 2002
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L'intervention sociologique
Sous la direction de Orazio Maria Valastro
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Entretien
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Pratiques sociologiques et développement local
Par Orazio Maria Valastro

Résumé:
Cet entretien propose une démarche compréhensive du développement local, une interprétation des problématiques concernant ce champ spécifique de l'intervention sociologique en fonction de raisonnements qui ne découlent pas exclusivement d'éléments quantitatifs, strictement dépendants d'une dimension économique. Il s'agit d'une réflexion, proposée par Georges Bertin, présentant une approche qui relève de la complexité sociale et de ses dimensions qualitatives, des dynamiques relationnelles et sociales des acteurs impliqués dans le processus d'intervention et de leurs stratégies individuelles et de groupes. Des stratégies découlant de la structure et de l'organisation des représentations qui gèrent les pratiques sociales déployées, ainsi que des pratiques sociales globales découlant des systèmes symboliques partagés et en construction, se déploient dans une conflictualité et une transformation permanentes.

Entretien avec Georges Bertin réalisé par Orazio Maria Valastro.

Une réflexion sur les dynamiques relationnelles et sociales des acteurs impliqués dans le processus d'intervention et de leurs stratégies individuelles et de groupe. Des stratégies dépendant de la structure et de l'organisation des représentations qui gèrent les pratiques sociales déployées, ainsi que des pratiques sociales globales qui relèvent des systèmes symboliques en construction et partagés se développent dans une conflictualité et une transformation permanente.

     La réalisation de cet entretien a comme objectif principal celui de présenter une approche sociologique spécifique du développement local. Cette réflexion démarre de l'observation que toute élaboration d'un processus de programmation, dans lequel sont engagés souvent des experts estimés pouvoir considérer et évaluer ressources et objectifs, prenant aussi en considération les besoins de la population et la condition des services sociaux, réalise des interventions et simultanément met en discussion ces mêmes interventions avec leurs ajustements à partir d'évaluations et vérifications permanentes. Dans ce processus, entre en jeu une variable déterminante, celle relative à la complexité sociale, mettant en évidence notre formation sociologique et nos compétences professionnelles comme appropriées pour ne pas nous soustraire à la complexité sociale et capables, au contraire, de nous confronter à elle. Les problématiques soulevées par l'intervention sociale à l'intérieur des divers modèles de la programmation sociale, issues de la connaissance sociologique et évoluant en tant que modèles opérationnels, doivent nécessairement prendre en considération les acteurs sociaux impliqués dans ce même processus, dans le cadre d'une complexité sociale qui les détermine et à partir de laquelle découle aussi leur action sociale.

     Le but de cet entretien, consécutif à ces réflexions introductives, est celui de présenter une sociologie, fondée sur une démarche compréhensive et une interprétation des problématiques dépendantes du développement local, en fonction de raisonnements qui ne découlent pas exclusivement d'éléments quantitatifs, relatifs uniquement à une dimension économique. Mon propos est de focaliser une approche qui relève de la complexité sociale et de ses dimensions qualitatives. Des dimensions sociales se rapportant aux dynamiques relationnelles et sociales des acteurs impliqués dans le processus d'intervention et de leurs stratégies individuelles et de groupe, découlant entre autres de la structure et de l'organisation des représentations qui gèrent les pratiques sociales déployées, ainsi que des pratiques sociales globales qui relèvent des systèmes symboliques en construction et partagés se déployant dans une conflictualité et une transformation permanente.

     L'élaboration d'une formation sur l'imaginaire, appliquée aux situations sociales et culturelles pour analyser et gérer la complexité de ces même situations dans le cadre de l'action sociale, et la réalisation du développement local en tant que développement social et culturel, urbain et rural, avec l'activité en recherche et expérimentation sociale dans ce même secteur, sont les repères essentiels auxquels renvoie cet entretien. Les pratiques professionnelles développées par George Bertin dans ce domaine, en qualité d'enseignant en "Sociologie du développement local" à l'Université d'Angers, et de directeur de l'Institut de Formation et Recherche en Intervention Sociale, sont valorisées en les rapprochant de son exhortation visant à éviter de réifier la programmation sociale, réalisant ainsi une morte (?) programmée de l'intervention sociale.

Entretien avec Georges Bertin.

Esprit critique: "Sur la base des réflexions et des méthodes développées dans le domaine de l'action sociale et culturelle, dans le cadre des vos activités, comment envisagez-vous aujourd'hui le rôle et la fonction du sociologue à l'intérieur des communautés locales? Particulièrement à l'égard des problématiques posées à présent par le développement local et l'intervention sociale."

Georges Bertin: "La question mérite que l'on s'y arrête, peut-être parce que vous posez justement les problèmes en termes et en sens inverse de la façon dont ils sont posés habituellement.

     En effet, situé à l'intérieur des collectivités, comme vous le soulignez, le sociologue est d'abord perçu dans son rôle (et non dans son statut de chercheur ou de missus dominicus). Impliqué, (du latin implicare), par une fonction qui l'assignerait plutôt à l'explicare, il s'y implique aussi et cette implication est, pour lui, le nouveau nom de la compréhension. En fait, les situations de développement local sont perçues, par lui et ses partenaires, comme prétextes à recherche et intervention sociales sur le politique, le social, le culturel, et le sociologue ne peut faire l'économie de cette posture qui vise à saisir les mouvements internes, les contextes (l'indexicalité des ethnométhodologues) qui les agissent, le tragique quotidien (cf. Michel Maffesoli) habitant les communautés locales.

     Car, ce que découvre le sociologue du développement local, dans ses investigations sociologiques, c'est que justement, il a affaire à des communautés vivant en société. Il est de fait poussé, si ce n'est produit, par sa fonction et les représentations agissantes des populations, élus, acteurs, intervenants, et par les intimations produites par les milieux sociaux et naturels concernés. Ce faisant, il réalise le projet de toute intervention sociale, (intervenir veut dire venir entre), pris qu'il est entre deux visions ou définitions du développement, que l'on pourrait qualifier en les comparant de vision française et de vision italienne.

     Côté français, notre rationalisme cartésien positiviste et parfois dominateur, surtout quand notre vision du développement est héritée de la période coloniale, nous a appris à traiter la question du développement en termes de dé-velopper, soit dérouler, à partir d'un projet extérieur au territoire et à la situation.

     Il s'agit de modèles construits du côté des sphères de l'Etat ou des impératifs économiques, (cf. les théories économicistes du développement d'après guerre). La logique y est disjonctive en ses méthodes, réparatrice en ses fins et le développement perçu comme palliatif des maux dont souffriraient des sociétés hors croissance. Ceci implique une vision de l'homme en société, aliéné par des impératifs externes et réifié, instrumentalisé, dans ses possibilités d'agir.

     Côté italien, le mot sviluppo (envelopper), fait référence à l'étymologie de la courbe, du cercle, de la spirale. Le développement passe ainsi par un mouvement certes ascendant, mais qui s'autorise des allers et retours permanents avec le terrain, s'origine à l'intérieur des communautés locales, avec les sujets acteurs concernés. Il ne fait pas l'économie d'une référence au régime nocturne d'un imaginaire social perçu comme matrice de développement. Le développement local est ici pensé sur la base de la complexité, elle se nourrit de meta et de trans, et vise à accorder entre eux les contraires.

     L'intervention sociale est donc une des clefs du développement local perçue dans sa capacité de médiation des relations du sociologue à son environnement de travail; elle ne fait fi ni de la nécessaire mise à distance des situations rencontrées, ni de l'implication du sociologue, toujours provisoire, inachevée, et dont l'analyse permanente est indispensable pour en comprendre les effets dans un champ qu'il perturbe et qui le perturbe."

Esprit critique: "Vous avez souligné comment le sociologue du développement local essaie d'introduire le social dans son activité, étant donné qu'il a affaire dans sa pratique à des communautés vivant en société. Comment considérer, en conséquence, l'intervention sociologique à l'intérieur des communautés locales lorsque l'imaginaire social est repéré et reconnu comme matrice du développement?"

Georges Bertin: "L'intervention sociologique auprès des communautés locales me semble placée sous le double signe de l'incertitude et de l'implication (au sens méthodologique).

     Incertitude: car radicalement à l'opposé du management opérationnel des hommes et des projets alimentés par une vision praxéologique du développement. Adaptée au but poursuivi par les organisations publiques et privées, elle trouve à s'articuler dans un projet global en termes de négociation de prise de compétences et de distribution des pouvoirs au sein d'une société instituée.

     Dans l'univers des communautés (et nous opposons ici volontairement social et communautaire), la visée implicite inhérente à l'idée de développement local est moins de garantir l'obtention de résultats conformés à des programmes eux-mêmes pré formés (par le gouvernement, la province, l'Europe, les ONG, etc.) que de conforter l'être-ensemble, ce qui constitue la trame solide de la socialité: conduites quotidiennes, ritualités, tout ce qui fait tenir ensemble dans une certaine agglutination les personnes impliquées dans les processus de développement.

     Cette idée de communauté de vie fonctionne bien sur le paradigme d'incertitude, dans la prise en compte non de modèles uniques mais de l'antagonisme de positions en apparence contradictoires.

     La communauté de vie dont la prise en compte est indispensable à toute action en profondeur dans le champ du développement local - celui ci s'originant dans une démarche endogène - se réfère en effet moins à la loi des organisations qu'à la coutume, - marque, pour Michel Maffesoli, de la perdurance sociétale - , aux usages sociaux de la vie quotidienne constitutifs, peu à peu de l'identité collective.

     Implication: de ce fait, la position du sociologue ou praticien chercheur (au sens étymologique circare: tourner autour de...) ne peut faire que référence à une méthodologie de l'implication.

     Comme le souligne justement Jacques Ardoino (Education et Politique 1977), le sociologue, l'analyste social, ne peut être neutre. Les sujets objets auxquels il se trouve confronté dans sa pratique sont également impliqués dans les situations rencontrées et il devra s'efforcer de mettre au jour les lieux et les appartenances des uns et des autres, d'enquêter sur les conditions de leur indexicalité, c'est-à-dire les conditions, les déterminations qui pèsent sur chaque situation particulière rencontrée. Dans le champ du développement local, les significations qui émergent de l'imaginaire social en tant que magma (cf. Cornélius Castoriadis), tirent leur sens de leur contexte et non d'une quelconque imposition dogmatique ou technocratique.

     La notion d'implication est là ambiguë et doit être postulée comme telle, recherchée du fait même de son ambivalence puisqu'elle touche aux conduites symboliques.

     Cette duplicité de l'implication, peut se rechercher à plusieurs niveaux de réalités: celui de la libido de l'enquêteur lui-même déterminé par les relations psychoaffectives qu'il entretient à son terrain, et nous savons qu'il ne nous est jamais indifférent; celui de l'institution car le développement local est aussi un réseau symbolique socialement sanctionné et qui le devient d'autant plus dans la mesure où l'intervention du sociologue crée des rapports de force ne serait-ce que du fait du regard que nous portons sur les situations rencontrées; celui des mythes ou archétypes sous-jacents, condensant dans la noosphère les racines des comportements collectifs, dans un mouvement de récurrence/actualisation.

     S'il veut éviter le piège de la réification, le sociologue praticien, assigné volontiers à la place de l'expert (celui qui voit de l'extérieur) par ses contemporains, doit conquérir cette lucidité qui l'amène à négocier ses propres contre-transferts dans un mouvement de distanciation/implication qui ne peut s'originer que dans la praxis des groupes sociaux en recherche active en présence. Ceci suppose un effort d'e-ducation.

     Comme le souligne encore Jacques Ardoino (1977), "l'éducation des peuples est fondamentale pour une telle entreprise de désoccultation et ne saurait être ni spontanéiste ni providentielle mais le fruit d'une auto-organisation impliquant un effort d'élucidation".

     En ce sens, la critique de la vie quotidienne, en faisant émerger les contradictions, de la profondeur des groupes sociaux concernés, est bien l'outil de la sociologie d'intervention dans la mesure où, au contraire des prétentions homogénéisantes de la technocratie politico-administrative, elle se donne pour objet de réhabiliter la différence au coeur des communautés locales, en mettant au jour ce par quoi les procédures par lesquels les acteurs interprètent la vie sociale."

Esprit critique: "Il est tout à fait intéressant, au sujet des pratiques du sociologue du développement local, d'articuler votre raisonnement sur les connaissances sociologiques qui nous aident à analyser et gérer les situations sociales et culturelles. Pratiquer une sociologie d'intervention caractérise une posture bien définie du sociologue, orientée à l'observation et l'interprétation critique de la vie quotidienne. Cette aptitude, soumise à l'impératif de reconnaître et constater la contingence de son propre terrain de recherche et d'action, de découvrir et distinguer les savoirs et les pratiques sociales des groupes concernés, comment se constitue t-elle et par quels instruments est-elle mise en pratique?"

Georges Bertin: "Elle comporte deux aspects: connaître et reconnaître les catégories et la particularité de son terrain de recherche et d'action, d'intervention. Et vous suggérez dans la première partie ma réponse (recherche action). En ce qui me concerne, je me réfère à deux outils l'un proprement heuristique la posture ethnométhodologique et l'autre paradoxalement hétérogène, l'intervention sociologique, plus opératoire.

     Le premier, l'ethnométhodologie, postule que les individus, dans les activités banales de la vie quotidienne, agissent et sont agis par les contextes où ils sont insérés. De ce fait, le sens social est toujours local, non généralisable en dehors des situations étudiées, et la sociologie de la particularité est d'abord une sociologie du quotidien. De ce fait, le chercheur aura à coeur de déterminer dans les situations minuscules auxquelles il se trouve confronté, dans les paroles recueillies auprès de ses partenaires, les conditions de leur énonciation en les reliant aux conditions d'existence des populations concernées. Pour chaque membre de la société, en effet, la signification de son langage quotidien renvoie à un savoir commun socialement distribué pourvu de sens pour le chercheur qui devra adapter sa posture aux situations rencontrées. L'ethnométhodologie postule également que les phénomènes quotidiens se déforment dès lors que l'on les examine au travers des grilles de la description scientifique (au sens positiviste), le chercheur n'étant pas dans la bonne distance par rapport à ses objets-sujets de recherche mais participant de leur réification.

     Dans le cadre du développement local, cette logique nous conduit paradoxalement à opter "pédagogiquement" après les repérages nécessaires pour un parti pris délibéré d'intervention sociale, mais en toute lucidité. D'où le postulat de recherche-action institutionnelle, l'institution étant la base inconsciente des comportements sociaux, qui va développer une nouvelle scientificité en médiatisant des termes antinomiques, soit: - contribuer à la transformation sociale, au développement, - à partir de là, participer de la production de connaissances opératoires en tenant compte de la relativité des situations et de la temporalité des communautés locales, du vécu social. L'intervention institutionnelle, au coeur de la Recherche-Action, passe par la négociation, l'arbitrage, la conciliation, le dérangement des parties en présence.

     Á partir d'une observation de l'actualité des groupes sociaux en recherche active et des sources d'information offertes par le terrain, la Recherche-Action, dont la visée est bien axée sur le développement vise: - à l'analyse situationnelle des contextes, - à l'accroissement par les groupes eux-mêmes - et pas seulement par le chercheur - des connaissances sur les institutions, au travail sur le fonctionnement de leurs organisations, - à l'évaluation des effets de ces actions opérées. De ce fait, elle retrouve là les prémisses contenues dans la posture ethnométhodologique, en contribuant à éclairer, pour les individus et groupes concernés, les méthodes que, eux-mêmes, utilisent pour donner sens à leur action et en même temps accomplir leurs actions de tous les jours: communiquer, prendre des décisions, raisonner au coeur de la turbulence du vécu social, dans le choc des valeurs. Il s'agit ici d'une sociologie en actes visant au changement social dans un mouvement qui devient partie intégrante de la recherche."

Esprit critique: "Adoptant une telle démarche en ce qui concerne l'interprétation et la compréhension de la complexité sociale, comment vont se rendre opérationnels et agissants sur un plan strictement social, celui des pratiques des agents sociaux, les outils de l'intervention sociologique?"

Georges Bertin: "L'exercice de l'intervention sociologique en Europe occidentale est marqué par une grande diversité des pratiques comme des statuts professionnels. Les formations qui leur sont liées en sont le reflet le plus évident. L'Intervention sociologique comme pratique et comme lieu d'interrogation nous semble correspondre à une visée de compréhension et de description d'une praxis sur laquelle se greffent des pratiques.

     Dans la mesure où l'intervention sociologique tente et favorise la rencontre des projets individuels et de ceux des institutions, elle reste en effet écartelée sans cesse entre deux arrière-plans: - celui d'une philosophie de l'assistance, intégrative dans ses visées, régulatrice, tendant à l'amélioration des communications, dans ce cas, seule la description des actions mises en oeuvre suffit à en rendre compte; - celui d'une philosophie de la rupture, fondant ses démarches sur l'analyse sociale, la conscientisation, le développement communautaire. En prise directe sur la vie quotidienne, elle vise à la libération de l'imaginaire social (ou instituant). Elle est philosophie de l'intervention.

     Sur le terrain, les interactions vécues par les acteurs sont en revanche situées dans des champs paradoxaux et apparaissent marquées par de réelles complémentarités si ce n'est des cooptations qui tendent à croiser les modes d'intervention.

     Entre les réalités statutaires liées aux missions du sociologue (commande) et les représentations sociales qui leur sont attachées et les interactions vécues par les acteurs (politiques, élus, associations, travailleurs sociaux, fonctionnaires, enseignants, universitaires), au-delà des réalités objectivement vécues (contraintes sociales, culturelles, naturelles urbanistiques, systèmes de communications, technologies en présence,...) auxquelles sont plus ou moins asservies les conduites référées aux praxéologies existantes (système moyens-fins ordonné au mieux-être social, à la réparation...) l'intervention sociologique s'ancre dans des systèmes symboliques qui tentent de concilier l'inconciliable, de tenir ensemble dans un effort qui tient à une posture paradoxale les intimations des sujets agissant dans ce champ et les impératifs issus des milieux concernés. Mieux, elle constitue elle-même un ensemble de conduites symboliques qui interroge le social. L'imaginaire social, culturel, psychologique à l'oeuvre travaille en effet en creux les représentations des sociologues, celles de leurs interlocuteurs et publics concernés."

Esprit critique: "Á quel niveau opérationnel faut-il positionner certaines approches méthodologiques de l'action sociale? Je pense à l'approche multiréférentielle de Jacques Ardoino et celle plus transversale et de l'écoute mytho-poïétique de René Barbier. Et comment déployer ces outils sociologiques dans les pratiques de terrain du sociologue?"

Georges Bertin: "Sur un plan théorique, l'intervention sociologique fonctionne bien comme une transversalité, puisque toute réflexion sur son objet, le développement local "s'exerce sur plusieurs champs: le vécu, le joué, le dit (et le non dit), l'institution et ses appareils, les instances clefs comme le politique, l'idéologique, l'individu et les groupes auxquels il appartient, etc."[1]

     Pour les sociologues, faire montre de cette capacité culturelle, c'est savoir s'orienter, et, face à des conditions d'exercice extrêmement différentes, savoir les relier entre elles, comprendre comment elles se contredisent, s'articulent (Levy Leblond, 1989[2]). D'où la posture multiréférentielle qui postule (Ardoino, 1977[3]) qu'aux systèmes explicatifs uniques, doivent se substituer des méthodologies compréhensives. Et, pour lui, l'implication est véritablement le nouveau nom de la compréhension. Et d'opposer l'explication (ex-plicare, faire sortir du pli), référée à des paradigmes spatiaux, à l'implication (im-plicare, enchevêtrer), qui se positionne à l'intérieur même des champs étudiés, aux côtés des acteurs.

     Pour cela, il leur faut tenir compte de deux types de conditionnements pesant sur l'intervention sociologique: - les filtres linguistiques et culturels mis en oeuvre par les acteurs, ceux de leur entourage de travail, des élus et collaborateurs, ceux des populations. D'où l'importance d'un travail de décryptage, de décodage, d'herméneutique au coeur même des processus du travail de terrain. - le fait que l'intervention sociologique soit aussi un objet culturel, soumis à la temporalité, à l'élaboration, elle est trajectoire et çà n'est pas la moindre des difficultés que de tenter de saisir cette temporalité-là au travers d'événements marqués par la ponctualité, les interventions multiples et multiformes. Elle participe du symbolique en exprimant un certain nombre de réalités socioculturelles dans leur lien avec la sphère du langage.

     La recherche-action, empruntant ses cadres de réflexion au courant praxéologique qu'elle dépasse dialectiquement, inspire un travail de ce type dont elle constitue un modèle logique. Il va sans dire que ce modèle est à prendre en compte dans les cadres très définis qui ont été décrits par les auteurs qui l'ont théorisé et élaboré (René Barbier). Loin de l'idée de séparation, de norme, de contrôle, il s'agit d'une réflexion à construire à partir de pratiques réelles, dans une écoute sensible, mytho poïétique, écrit Barbier.

     L'intervention sociologique est ainsi une clinique sociale quand elle tend à découvrir, à révéler l'inconscient social et culturel des communautés observées et vécues et donne accès à un réservoir de figures imaginaires sociales. On peut y repérer trois moments. 1) Archaïque dans des conduites à la gloire d'un temps mythique d'une société consensuelle, adonnée au travail et au culte de la Terre-Mère-Nature. Nous pensons aux dispositifs qui invitent à la régression dans des communautés type "Patriarche" reconstituant quasi magiquement l'ordre de la tribu primitive, soumise à la toute puissance du père de la horde. 2) Economique, quand les normes du marché sont érigées en tant que souverain bien de la société, ultime propos des individus qui la composent, et c'est le temps de la consommation homogénéisante et réifiante.. 3) Susceptible d'altération, quand s'y affrontent et souvent s'y combinent différents types de représentations sociales et culturelles, qui ne peuvent souvent pas faire l'économie des deux autres, mais prennent en compte des déterminations hétérogènes entre elles. Là, l'intervention sociologique tente l'impossible synthèse entre les impératifs de la sphère technocratique et ceux des aspirations des populations locales, entre contrôle et évaluation.

     Ses référentiels ne sauraient, là, se réduire à une vision psychosociale, économique, sociale ou purement culturelle. Elle est tramée de tout cela à la fois, elle est multiréférentielle, anthropologique, dans l'esprit des travaux ouverts par deux courants scientifiques différents et complémentaires, l'anthropologie symbolique (aspects synchroniques) et l'analyse institutionnelle (aspects diachroniques). Ce sont les courants théoriques liés aux approches de l'Imaginaire (mythocritique, mythodologie, culturanalyse, ethnométhodologie, pédagogies et thérapies institutionnelles...) qui tentent de travailler les composantes de ces conduites symboliques qui constituent le quotidien de l'exercice de l'intervention sociologique et s'attachent à un repérage construit de cette complexité entre: les mythes fondateurs et l'histoire des communautés, leur évolution et leurs invariants, (morphologie et dynamique), dans le contexte culturel qui est le leur, des modèles pré-existants avec analyse comparative des métiers, des usages culturels. C'est tout l'univers des références implicites, des usages sociaux du développement local dans leurs relations avec l'institué global, économique, politique, sociologique... (les organisations du développement local participent de l'institution imaginaire de la société), par exemple en inventoriant les lieux d'exercice des professions concernées et les modalités des accomplissements pratiques des acteurs, des conduites imaginaires liées aux contextes psychologiques et socio psychologiques des intervenants, à leurs interactions, à leurs investissements personnels et professionnels. Ceci justifie, on en conviendra de se saisir d'instruments adaptés qu'une sociologie rationaliste et empirique, ne saurait suffire à construire. Phénomène global, le développement local affecte l'ensemble de l'organisation sociale et culturelle d'une collectivité. Il s'agit donc bien de "la vie dans la cité", soit d'un phénomène de nature politique et Marcel Mauss nous enseignait naguère que "l'un des principaux avantages d'une connaissance complète et concrète des sociétés et des types de sociétés, c'est qu'elle permet d'entrevoir enfin ce que peut être une sociologie appliquée ou politique". Il citait volontiers Durkheim disant que la Sociologie ne vaudrait pas "une heure de peine si elle n'avait pas d'utilité pratique".

     C'est ce à quoi, depuis près d'un quart de siècle, nous nous employons."

Orazio Maria Valastro

Notes:
1.- Thomas Louis-Vincent in Avant-propos à Brohm Jean-Marie, Sociologie Politique du Sport, Nancy, Presses Universitaires, de Nancy, 1992, p.16.
2.- Levy-Leblond J.M. in Culture Technique et Formation, Pratiques de Formation-Analyses, U. Paris VIII, 9/89.
3.- Ardoino Jacques, Education et Politique, Paris, Gauthier Villars, 1977.
Notice:
Valastro, Orazio Maria. "Pratiques sociologiques et développement local", Esprit critique, vol.04 no.04, Avril 2002, consulté sur Internet: http://www.espritcritique.org
 
 
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