Sens et usages de la notion d'intervention: l'éclairage du travail social et des sciences infirmières pour l'élaboration d'un concept d'intervention sociologique.
Par Yves Couturier
Résumé:
Cet article rend compte d'une thèse de doctorat[1] qui a recensé et conceptualisé pour des travailleurs sociaux et des infirmiers au Québec les usages et les sens de la notion d'intervention. Cette recension aura permis l'élaboration de matériaux pour une grammaire de l'intervention, matériaux utiles pour apprécier en quoi participe et se distingue la sociologie dans le déploiement de ce que Chauvière nomme la "volonté d'intervenir" (1989: 80)[2]. En fait, si l'usage en sociologie de cette notion s'arrime de toute évidence au déploiement dudit interventionnisme, des caractéristiques internes à la discipline lui permettent d'en prendre distance. Nous souhaitons contribuer à l'effort de clarification conceptuelle à ce propos en partant de la question suivante: mais que vient donc dire et faire la large diffusion de la notion d'intervention pour les deux groupes professionnels en titre? Cet éclairage sera utile à la sociologie puisqu'elle se situe en partie dans une double homologie avec ces groupes professionnels, quant à leur professionnalisation, et quant au débat épistémologique sur la "nécessaire efficacité praxéologique" des actions. Ici, et une fois n'est pas coutume, les disciplines professionnelles peuvent contribuer à la réflexion en sociologie.
Le déploiement de l'interventionnisme.
De nombreuses transformations de la professionnalité affectent les manières de faire et de voir propres aux professions[3] oeuvrant dans le système sociosanitaire québécois. Outre le fait que la catégorie intervention constitue une trace de la transformation de la professionnalité en modernité avancée, l'observation de la construction de la notion d'intervention par différents groupes professionnels permet d'analyser en situation ce qui organise et distingue pour chaque groupe et entre groupes professionnels des opérations, des pratiques, des outils, des techniques/technologies, etc., constituant l'action effective des professionnels. Cette catégorie en voie de réalisation conditionne sur le terrain la production de différents schèmes pratiques prenant la forme empirique d'accords sémantiques sur le travail, la gestion de cas, la définition de l'urgence, du risque, etc. Ces accords et désaccords se réalisent à la croisée de discours institutionnels, politiques, professionnels et scientifiques qui se sédimentent en schèmes pratiques professionnels. Émergent ainsi de ces transformations une représentation de l'action professionnelle et une modélisation de son accomplissement tendant à s'imposer comme catégorie conceptuelle nouvelle: l'intervention (Nélisse, 1997). Pour paraphraser Bourdieu (1993), l'intervention apparaît comme une catégorie en voie de réalisation, indicatrice des transformations de la professionnalité et donc des diverses formes du travail sur le social. Des groupes professionnels revendiquent leur droit d'intervenir et affirment la légitimité de leur action en construisant la catégorie intervention comme transverse à l'ensemble des métiers relationnels (Demailly, 1998), dont les grandeurs (Boltanski et Thévenot, 1991) sont pourtant fort différentes. Parmi ces transformations figurent la remise en question récente du modèle dit providentiel d'organisation du système sociosanitaire et une modification radicale des relations entre producteurs et bénéficiaires de services. Au coeur de ces transformations réside la révision du travail dans les métiers relationnels fortement liés à l'État. Cette révision s'articule notamment autour de la question du décloisonnement et du partage des activités professionnelles s'actualisant dans le travail en équipe multidisciplinaire, éventuellement interdisciplinaire.
L'une des hypothèses sous-tendant cette recherche est que le travail interprofessionnel, puis interdisciplinaire, s'articule et se désarticule autour d'éléments spécifiques de la construction de l'intervention pouvant différer d'une profession à l'autre. Ainsi, un accord pratique sur les opérations ne signifie pas nécessairement un accord sur les technologies sociales qu'engagent les professionnels dans leurs interventions respectives; l'accord est alors partiel. En fait, les accords interprofessionnels peuvent être estimés fragiles car ils font souvent l'objet de malentendus exprimant différentes constructions professionnelles de l'intervention. Il s'agissait donc de saisir la construction de l'intervention pour chacun des groupes professionnels afin de mettre en lumière les schèmes pratiques qu'ils partagent ou non.
Une notion polysémique et prévalante.
De prime abord, le sens du mot intervention est on ne peut plus clair: intervient ce qui s'insère dans un processus ou un système en vue d'en modifier le cours ou l'état. L'univocité apparente de la notion d'intervention se voit en outre renforcée par son usage extensif en de nombreuses dimensions de l'action professionnelle. En pratique, le sens de ces usages ne fait pas l'objet de débats, bien que la diversité des tonalités d'usage soit des plus grandes, comme le démontre cette conversation imaginaire se déroulant dans les corridors d'un CLSC[4]. Qui fait quoi? Infirmier ou travailleur social? Quels sens de la notion d'intervention sont ici à l'oeuvre?
-Bonjour, vous faites quoi comme travail?
-Je suis intervenante en CLSC. Et vous?
-Je suis aussi intervenante auprès d'enfants en difficulté.
-Ah bon! Et vous faites quoi exactement?
-De l'intervention en situation de crise surtout, dans une équipe multi qui a comme philosophie l'intervention écologique. Mes interventions sont le plus souvent court terme, mais j'interviens en gros comme je l'entends. Et vous...
-Ah! vous savez, l'intervention n'est plus ce qu'elle était. Mon module intervient au niveau d'un programme d'intervention précoce. C'est surtout des interventions ponctuelles, de dépistage. Après, l'usager pourra être référé à l'équipe d'intervention qui exécutera un plan d'intervention. L'ensemble des intervenants sera consulté à ce moment, la famille ou le directeur d'école, par exemple.
-Vous avez beaucoup d'expérience!
-Ah J'ai 30 ans d'intervention dans le corps! J'aurais peine à décrire bon nombre de mes interventions, tout est maintenant dans le coup de main...
-Bref, vous n'avez plus besoin de modèles d'intervention?
-En effet, mais j'utilise quand même des techniques et des outils d'intervention, que j'emprunte ici et là.
À peine caricaturale, cette conversation ne se déroule pas tant sous le mode jargon d'une langue professionnelle spécialisée que sous le mode du parler schtroumpf qui indique la présence d'une langue commune aux deux intervenants, une langue pratique dont les jeux et réseaux de sens sont fort étendus et complexes, tout en demeurant ancrés dans une réalité pratique spécifique. À ces quelques acceptions d'usage, de nombreuses autres s'ajoutent et s'interposent aux premières dans le champ sociosanitaire. De l'intervention de la santé publique à l'intervention chirurgicale, et de l'intervention psychosociale à l'intervention des infirmiers en vue de promouvoir la santé, les tonalités de sens varient grandement, sans affecter en pratique la clarté de l'interlocution. Il faut ainsi constater la "prolifération des interventions" (Girard, 1985: 128), et ce tant en termes d'approches théoriques, de modèles de pratique que d'offres de service. C'est précisément cette faculté d'adéquation du terme intervention qui nous intéresse. Une hypothèse qui conduit nos travaux est que l'intervention est un translateur permettant aux praticiens le passage d'un réseau sémantique à l'autre. Cette capacité translative se trouve à la source de ce qui serait une condition du travail interprofessionnel, puis interdisciplinaire. Les uns et les autres construisent et se représentent l'intervention en partie de façon commune, en partie de façon différenciée, à partir de matériaux puisés dans les représentations sociales, les idéologies et les divers logos scientifiques et techniques, dans l'histoire professionnelle et organisationnelle, mais aussi, voire surtout, dans une infinité de raisons pratiques.
Selon Nélisse (1997), la variété des tonalités du terme intervention est autant polysémique que polyphonique, c'est-à-dire qu'outre sa diversité sémantique elle met en jeu une capacité de moduler l'intensité du discours aux conditions de l'interlocution de façon telle que l'auditeur peut "y entendre s'exprimer une pluralité de voix" (Ducrot, 1980: 44). L'intervention nous apparaît pour le champ du travail professionnalisé comme un allant-de-soi, un "impensé": il fait penser, il "donne à penser" mais il n'est jamais lui-même l'objet de notre pensée" (Nélisse, 1993: 168). Nélisse et Zuniga écrivent sur ce thème que le terme "intervention [...] ne réfère ni à une pratique spécifique, ni à une profession particulière, pas plus qu'à un secteur d'activités bien circonscrit. [...] l'intervention est une catégorie générale synthétique regroupant des perspectives, des états d'esprits, des manières de penser et de faire" (1997: 5).
D'ailleurs, si la pluralité des sens et des usages de la notion d'intervention étonne l'observateur attentif, une certaine perplexité s'ajoute à l'étonnement lorsque l'on constate le petit nombre de textes cherchant à conceptualiser la notion. Exemple de cette aconceptualité de la notion d'intervention, la grande et fort pertinente recherche de la Mission interministérielle recherche expérimentation (MIRE) sur les transformations du travail social invite à désigner le champ professionnel en émergence comme champ de l'intervention sociale (Chopart, 2000) sans explorer de façon soutenue les tenants et aboutissants de ce jeu de langage. Là comme ailleurs, on en décrit les contours, les conditions, les styles, les champs d'application; on rappelle l'histoire, les contextes et les débats dont l'intervention est l'objet; on cherche surtout à en comprendre les fondements et les finalités. Rarement cependant fait-elle l'objet d'un effort de conceptualisation en propre.
L'aire des usages et des sens de la notion d'intervention.
Sans faire état ici de l'ensemble de nos analyses documentaires à ce propos, soulignons que pour les professions du travail social, intervention se substitue en partie à aide (Nélisse, 1993). En nursing, l'usage d'intervention apparaît sous un double impulsion, d'abord celle de la rationalisation du travail (McClokey, Bulechek 1993), découlant elle-même de l'apparition du concept de diagnostic infirmier où, pour chaque diagnostic, correspond une ou des interventions, entendues comme protocoles d'actions standardisées. La seconde impulsion exprime la volonté de reconnaissance de la part relationnelle du travail des infirmières (Corbin, 1992). La notion d'intervention s'accole et se substitue alors en partie à la notion de soin.
Au terme de l'analyse des écrits, validée par l'analyse d'entretiens de recherche, nous avons reconstruit trois axes autour desquels s'articulent les différents usages de la notion d'intervention. Ces trois axes forment selon nous les éléments grammaticaux les plus fondamentaux autour desquels s'élaborent en pratique les différents jeux de sens.
1. L'axe des systèmes d'intervention: la notion d'intervention mobilise le monde des systèmes (Barel, 1973), et traduit un effort incessant de rationalisation du travail. Elle se distingue alors de l'aide ou du caring par son rattachement à des méthodes et à une spécification de l'impératif d'action pouvant prendre la forme, entre autres, de protocoles d'actions.
2. L'axe des schèmes pratiques: l'intervention renvoie au monde vécu tel qu'il se donne au praticien. Les schèmes pratiques, ces invariants praxéologiques pour Soulet (1997), sont fruits de la lente sédimentation des conditions pratiques de l'action pour tout travail interactif. L'établissement de la relation, du climat de confiance, parmi d'autres, sont des conditions incontournables de toute action dans les métiers relationnels et sont en grande partie indépendantes de l'intention des sujets impliqués. On parle ici de savoirs faire, de coups de mains, d'habitus, et des exigences praxéologiques de l'efficacité du travail.
3. L'axe praxique: l'intervention renvoie enfin au monde subjectif, à la praxis comme mobilisation de soi dans des activités complexes et finalisées (Ladrière, 1990). Il s'agit du monde des intentions, des projets et, surtout, du sens que prend toute action professionnelle dans le cadre d'une relation entre l'usager et le professionnel.
Il ne faut pas lire ces axes comme une quelconque forme de taxonomie des usages et des sens de la notion d'intervention. Un peu à la façon de Habermas (1987) qui fonde sa théorie de l'action par l'articulation en pratique du monde objectif, du monde social et du monde subjectif, avec les agirs qui leurs sont associés, nous concevons ces trois axes comme trois dimensions de toute pratique, dont l'articulation est toujours affaire singulière et sociale à la fois. En d'autres termes, penser l'intervention, c'est penser le travail par ces trois axes pris dans la globalité et la complexité des rapports qu'ils impliquent en situation. Cependant, à l'encontre d'Habermas, nous ne proposons pas une conceptualisation de leur dépassement éventuel, en l'occurrence par l'agir communicationnel, dépassement qui a selon nous pour condition la réduction, voire l'occultation, des trois dimensions formelles de l'action. Chaque professionnel, dans le cas qui nous occupe, composera avec ces trois dimensions en regard de l'aire des possibles que son action lui ouvre.
Quelques résultats.
Nous nous attendions à une forte signifiance de la notion d'intervention pour les travailleurs sociaux, et à une signifiance moyenne pour les infirmiers. En fait, le sens originel de la notion d'intervention provient des sciences politiques et économiques et traduit notamment l'action d'un système sur un autre. Cet usage premier apparaît a priori comme fort pertinent pour le travail social, profession étroitement liée à l'action de l'État. Pour les infirmières, la catégorie soin semblait a priori occuper toute la place, si l'on se fie aux modèles conceptuels infirmiers (Kozier et al., 2000). À l'égard des axes exposés supra, nous nous attendions à ce que le centre de gravité soit clairement du côté de la dimension praxique de l'intervention, que le monde des systèmes soit importé dans les discours à titre de contexte à la mobilisation de soi, et que la dimension des schèmes pratiques soit en grande partie occultée, inaccessible à une analyse des discours. D'ailleurs de nombreux auteurs focalisent, dans les écrits récents concernant les pratiques professionnelles, sur la dimension praxique (ex.: Schön, 1994). Nous avons d'abord été frappé par la difficulté des praticiens à parler concrètement d'une intervention. En fait, leurs discours se structurent autour d'une catégorisation expérientielle composée de savoirs d'expérience et de savoirs techniques, dont le cas explicité lors de l'entretien ne constitue qu'un cas de figure. Il ressort donc de l'ensemble des discours une forte tonalité d'évidence, d'allant-de-soi, traduisant la pesanteur du social, de l'histoire et des systèmes dans l'action professionnelle. Mais par-delà cette inertie du social, ressort au premier plan le poids considérable des raisons pratiques (Bourdieu, 1994) de la mobilisation professionnelle. Ce premier constat laisse croire que la dimension des schèmes pratiques est plus forte qu'il n'y paraissait à première vue. En outre, on retrouve une quasi absence d'explicitation de l'intention, la légitimité de l'intervention provenant de l'évidence de la demande, du mandat de l'organisation, de la problématisation sociale et des caractéristiques de la personne objet d'intervention. Celle-ci découle de la lecture de la catégorie singulière en regard des catégories générales. Cela n'implique cependant pas que tout intervenant agira de façon stéréotypique, très loin s'en faut, mais plutôt que son action, que la composition de son agir, est une affaire qui procède de processus sociaux réalisés en situation par un agent spécifique. Le monde des systèmes, qu'il s'agisse des grands déterminants sociaux, des politiques sociales, des savoirs scientifiques, des rapports de classes ou de sexes, entre autres, est donc assez peu explicite dans les entretiens. Ces dimensions sont plutôt reléguées à de vagues dimensions contextuelles de l'action et ne sont qu'au mieux évoquées pour signifier une catégorie générale de plus vaste portée.
Quant à la signifiance de la notion d'intervention pour les deux groupes professionnels, nous n'avons pas constaté empiriquement de différences substantielles en regard de la dimension disciplinaire. La composition de l'intervention est certes variée, le dosage entre les trois dimensions prenant différentes formes et tonalités. Mais nous ne croyons plus que l'origine disciplinaire soit surdéterminante à ce propos. S'il est vraisemblable que le rapport au vrai des infirmiers, qui s'exprime notamment par la nécessité pratique de voir, et que le rapport au relatif des travailleurs sociaux, qui s'exprime notamment par la nécessité pratique d'écouter, demeurent présents, la distribution des uns et des autres sur cet axe du vrai et du relatif, du voir et du entendre, se réalise d'abord en fonction de la tâche à exécuter. Et cette tâche, notamment en CLSC, a dans une certaine mesure un caractère transdisciplinaire. L'intervenant oeuvrant au module de soutien à domicile (travailleur social ou infirmier) évoque avec plus de force la nécessité de constater de visu des faits que l'intervenant en périnatalité, où des indices beaucoup plus subjectifs entreront en ligne de compte dans l'intervention.
L'intervention dans les sciences sociales cliniques.
Nombre d'écrits sur l'intervention provenant des sciences sociales, dont la sociologie, s'intéressent à cet objet sous l'angle du rapport théorie/pratique. L'intervention procède ici d'un rapport au monde de type clinique et appliqué. L'intervention sociologique (Wieviorka, 1987), l'intervention institutionnelle (Cotinaud, 1976), certains courants de la psychologie sociale, de l'anthropologie (Bernier, 1982), la création même de la psychosociologie ou de la socioanalyse (Mendel, 1980), de la sociologie clinique (Sévigny, 1977), de l'ergonomie (Richard et Bedr, 1990), de l'éducation (Perrenoud, 1988), entre autres, ont d'abondance théorisé autour de la notion d'intervention comme modalité d'action clinique et appliquée. Au-delà de leurs différences, la majorité de ces auteurs cherche à établir un rapport d'utilité ou de pertinence entre l'activité de recherche et les pratiques sociales. L'intervention désigne alors une recherche sur l'action, pour l'action, à partir de l'action. Le rapport à l'application est cependant questionné, notamment en ce qui a trait à la fonction et au sens de l'analyse dans l'intervention. Par exemple, dans l'analyse institutionnelle, l'analyse est à la fois moyen et finalité de l'intervention, et le changement éventuel affaire exclusive des agents impliqués. Wieviorka affirme que l'intervention sociologique développée par Touraine a d'abord une finalité de production de connaissances. Il écrit à ce propos: "Ce n'est pas du tout une méthode de recherche-action. Il ne s'agit pas d'intervenir dans les décisions des acteurs [...] Il s'agit de produire des connaissance sur l'action." (1987: 82). L'intervention induit ici un travail d'analyse sur et à partir du concret (Dubost, 1987b: 12); elle est moins geste que volonté de véritablement connaître. À des degrés divers, les "interventions sont fondées sur l'hypothèse que c'est à travers l'action que se fait l'apprentissage" (Sévigny, 1977: 10). Se dessine, dans cette famille très élargie d'auteurs, deux grandes tendances structurant la division des sciences cliniques, non sans liens l'une avec l'autre. D'abord une tendance éthique, où s'offrent compétences et savoirs des chercheurs au bénéfice d'une action efficace. Parfois actionnaliste, elle pose l'intervention comme nécessité d'action, nécessité d'être dans le monde pour contribuer au mieux. La pertinence du travail des chercheurs et, a fortiori, des praticiens provient en grande partie de leur arrimage aux besoins sociaux. Parfois plus modeste, elle se limite à un objectif de "mise en mouvement" (Richard et Bedr, 1990: 98) de sujets, de processus organisationnels, etc. Puis une tendance épistémologique, "actancielle" pour reprendre la typologie de Berthelot (1990), posant l'action comme source de savoirs, et l'irréductibilité de l'une à l'autre. Ici, le rapport en est moins un de pertinence ou d'utilité que de nécessité épistémique pour la production de savoirs. Ceux-ci s'élaborent inductivement à partir d'un ancrage pratique, dans le respect du point de vue des acteurs (Barbeau, 1982: 55). Mais ce qui semble réunir, par-delà la diversité, tous ces chercheurs des sciences sociales, c'est le désir plus ou moins explicite de réalisation d'un changement éclairé. Enriquez les dénomme d'ailleurs sciences du changement social (1993: 25). Cela pose évidemment la question de la définition et donc de l'orientation de ce changement. Nombre d'auteurs abordent d'ailleurs la question de la fonction éventuelle d'imposition idéologique de l'interventionnisme en sciences sociales, de l'imposition culturelle (Sévigny, 1977), repérable notamment par la diffusion des grandes valeurs de l'intervention psychosociologique: l'ici et le maintenant, l'individualisme, l'expression de soi, la coopération, le consensus, l'optimisme et le communautarisme. Enriquez rappelle le risque que l'interventionnisme constitue le vecteur de la généralisation du regard médical, et que toute personne devienne "un possible "assisté social" (1977: 87) ou, plus justement écrit, un possible objet d'intervention.
D'ailleurs, Nicolas-Le Strat constate des "technologies de l'implication" (1996: 15) caractérisant la gestion actuelle du social; il s'agit d'une exigence d'implication existentielle des uns et des autres pour la réalisation efficace de l'intervention. Il propose de faire parler l'analyseur intervention pour s'approcher au plus près de "l'institution de soi" qu'elle engage.
L'intervention comme acte social.
Crapuchet considère l'intervention comme "l'instrument de travail" permettant l'accomplissement de l'acte social" (1974: 14) selon un processus plutôt stable, quelque soit la demande ou la problématique en jeu (Crapuchet et Salomon, 1992). L'usage extensif de la notion d'intervention apparaît alors comme un indice de la diffusion des technologies et techniques de l'intervention (1974: 15). Pour cet auteur, ce corpus d'instruments tend à se partager entre les diverses professions du social (du juriste au médecin, de l'infirmier au travailleur social) et implique, hypothétise-t-elle, la naissance d'une langue commune à ces intervenants. Pour Barel (1973), l'idée d'acte social se formalise par le concept de systèmes d'intervention. Ce concept articule trois niveaux conceptuels: le niveau socioculturel, fondé sur l'idée d'un processus de formation du social qui se cristallise en systèmes économiques, politiques, symboliques, etc., le niveau politique décisionnel, soit l'ensemble des rapports de pouvoir dans une unité sociale concrète, et le niveau du fonctionnement organisationnel, soit le mouvement des diverses composantes d'une organisation sociale. Ces divers systèmes historiques sont au principe de systèmes opératoires, les systèmes d'intervention tel le système sociosanitaire ou le système scolaire. En fait, chaque "question sociale" qui atteint un niveau suffisant de problématisation produit son système d'intervention.
L'intervention comme relation.
Selon Réhaume et Sévigny, l'intervention se conçoit, du point de vue de l'intervenant, à partir de trois dimensions fondamentales: le caractère intentionnel de toute action, son aspect structuré et le registre communicationnel dans et par lequel elle s'effectue (1988: 99). Malgré le caractère actanciel de l'intervention, elle procède de sociologies implicites, en lien avec autant de représentations du social à l'oeuvre dans l'action. Cette double source de l'intervention fait en sorte que l'intervention soit définie ici à travers la relation. Dubost estime que l'intervention est une praxis, un faire assujetti à un ensemble de règles, et que "l'intervention ne peut jamais être une technologie [...ce qui exclut] l'idée d'inscrire le projet d'intervention dans une perspective instrumentale" (1987: 178-179); partant, l'intervention est d'abord relationnelle et le fruit d'une action intersubjective.
Conclusion: l'intervention en sociologie.
Le lecteur attentif aura remarqué que les trois axes de la grammaire de l'intervention que nous avons présentés supra concernent tout autant la sociologie que le travail social ou les sciences infirmières. Nous pourrions invoquer la professionnalisation de la sociologie pour soutenir que le désir d'intervenir de cette discipline s'arrime aux conditions d'exercice de la pratique professionnelle, dont son inscription disciplinaire partielle dans des systèmes d'intervention. Nous pourrions invoquer également le projet, sans doute sincère, de certains courants sociologiques de modifier le rapport de la discipline, jugée parfois intellectualiste, voire littéraire, à des nécessités praxéologiques d'être dans le monde, pour ne pas écrire dans le vrai monde, en résolvant des problèmes sociaux qui, au plan éthique ou moral, commandent des réponses que la sociologie espère pouvoir apporter. Nous pourrions enfin invoquer des nécessités épistémologiques: la connaissance exigerait un engagement empirique. À ces trois pistes de réflexion, toutes pertinentes, nous préférons en évoquer une autre. Pour nous, cette condition pratique qu'est l'interventionnisme est en effet épistémique, mais d'une épistémè que nous nommons performative libérale plutôt que postmoderne. En fait, si nous constatons l'épuisement du projet de mathesis, nous constatons également une diffusion tout azimut des pensées du pondérable, du technocratique, du managérial, de l'efficacité marchande, de l'esprit gestionnaire (Ogien, 1995), du cosmos économique (Bourdieu, 2000: 16). Contre Lyotard (1979), nous pensons qu'il y a non pas épuisement des métarécits mais bien diffusion de nouveaux métarécits, dont au premier titre ce que nous nommons le performatif libéral. Hors du désir du vrai positif et de l'ordre naturel de jadis, il y a aujourd'hui cet irrépressible désir du performatif, de l'efficace, et de son envers la liberté individuelle d'entreprendre et des allégories naturalistes qu'elle mobilise. Et cet ordre, car il s'agit bien d'un ordre, exige le relativisme (formel) et l'humanisme (tout aussi formel) pour assurer sa prégnance nécessaire à la réalisation de l'unification du pondérable et de la liberté.
L'épistémè performative libérale se réalise en pratique selon deux conditions importantes, soit les processus de réflexivité complexe (Couturier, 2000) et les technologies de soi (Foucault, 2001), le soi étant le lieu de production de l'engagement et donc de réalisation de l'action sociale actuelle. Ewald questionne pertinemment le lien qu'il y eut entre la forme étatique de l'État providence, père des pratiques professionnelles qui nous intéressent ici, et le bio-pouvoir: la crise de l'État providence indique-t-elle la crise du bio-pouvoir "ou si la "crise" n'est pas plutôt une étape de son développement" (1986: 27)? Nous pensons qu'il s'agit de la seconde hypothèse, mais qu'elle se joue différemment de ce qu'expose Ewald. Le bio-pouvoir s'adjoint, voire prend le pas, des technologies de soi, ce qui tend à reconfigurer la modalité d'action de l'État sur le social, notamment en redéfinissant les conditions du travail des professionnels, en engageant la collaboration au travail, l'extension de la modalité relationnelle, l'expansion de l'interventionnisme (du côté de la prime enfance, par les garderies, du côté des marginalités, par les diverses modalités de travail de rue, etc.), la professionnalisation des pratiques parallèles, etc. Si les "technologies de l'implication" (1996: 15) exposées par Nicolas-Le Strat caractérisent en effet la gestion du social, elles exigent une action relationnelle de tous les instants au plan de l'intervention pour réaliser l'institution de soi, fondement de tous les libéralismes. L'épistémè performative libérale, auquel participe l'intervention, se fonde alors sur l'articulation du pondérable, comme condition du performatif, aux institutions de soi, comme conditions du libéralisme. Véritable matrice du monde, où se trouve une relation forte entre impératifs sociaux et injonctions à s'autoproduire, l'épistémè performative libérale est d'abord productive d'un rapport de soi au monde, et de soi à soi, que contribue à réaliser l'État social libéral par son action sociale d'instruction du souci de soi (Foucault, 2001); ainsi l'intervention articule in situ des technologies de soi à de systèmes d'intervention.
L'intervention en sociologie, de façon homologique, participe de ce travail social d'instruction de soi jadis dévolue aux métiers relationnels. Mais les règles du champ de l'intervention, toutes homologiques soient-elles, ont ceci de particulier en sociologie que la discipline se fonde, si ce n'est complètement, au moins de façon typique, sur une épistémologie de la rupture et sur une herméneutique du soupçon. Certes, le champ disciplinaire est assez vaste pour permettre une pluralité de points de vue, mais chacun devra se positionner en regard de ce patrimoine collectif et disciplinaire. Ainsi, le sociologue apparaît, quoiqu'il en dise, et quoi qu'il s'espère, comme un intervenant souvent estimé suspect, sa profession de foi interventionniste étant questionnée de l'extérieur, puisqu'il serait impratiquant, puis de l'intérieur, en regard de la structure des capitaux symboliques du champ sociologique. Quelle profondeur a donc la foi interventionniste d'un tel impratiquant, en outre formé à l'agnosticisme, diront les praticiens? La sociologie occupe ainsi une position en porte-à-faux dans le champ de l'intervention par le fait même de sa position dans le champ scientifique: elle se donne pour objet des phénomènes en regard desquels elle tend à prendre distance. Bourdieu (2001) a exposé radicalement cette position en conviant à une seconde rupture, quant aux conditions épistémologiques de la connaissance sociologique. Si cette double rupture ne fait pas l'unanimité, nous constatons tout de même que la position de la sociologie dans le champ scientifique est en général équivoque à cet égard, mais que cet équivoque a valeur. On peut chercher à réduire cette impression, sans doute pour diminuer un certain malaise professionnel, notamment en en appelant à l'interventionnisme. On peut aussi chercher à y trouver une part du patrimoine collectif, éventuellement incorporé sous la forme d'une réflexivité réflexe (Bourdieu, 2001: 174) qui questionne cette si intense nécessité d'intervenir. Ce faisant, la sociologie aura fait oeuvre utile.
- Notes:
- 1.- Il est possible de consulter la thèse à l'adresse.
- 2.- L'article de Lenoir et al. présent dans ce numéro de la revue Esprit critique élabore plus finement pour le champ de l'éducation la thèse exposée ici.
- 3.- Le terme profession et ses dérivés sont employés dans leur acception nord-américaine plutôt qu'européenne. Il s'agit de groupes professionnels au statut social élevé, reconnus et encadrés juridiquement. L'archétype de ces groupes est les professions libérales. Au sens européen du terme, le terme profession est employé pour désigner tout groupe professionnel partageant un ensemble de caractéristiques similaires, selon une typologie socio-économique reconnue. Pour la distinction, voir Dubar (1995). Ce choix découle de la préoccupation d'utiliser des catégories empiriquement signifiantes dans le contexte québécois, ce qui n'interdit pas leur déconstruction rigoureuse au besoin. L'usage du concept de métier relationnel nous semble en fait plus précis et plus opératoire au plan conceptuel pour notre propos.
- 4.- Centre local de services communautaires. Ces organismes, dans lesquels se rencontrent les pratiques sociales et médicales, sont constitués pour être la porte d'entrée du réseau sociosanitaire public québécois.
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- Notice:
- Couturier, Yves. "Sens et usages de la notion d'intervention: l'éclairage du travail social et des sciences infirmières pour l'élaboration d'un concept d'intervention sociologique.", Esprit critique, vol.04 no.04, Avril 2002, consulté sur Internet: http://www.espritcritique.org
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