De l'engagement sociologique: la sociologie comme science à intention critique.
Par Arnaud Saint-Martin
Résumé:
Les historiens des idées ont bien montré comment le "discours sociologique" est en quelque sorte coextensif à l'épistémè moderne, à une espèce particulière de société. De là, dégager les conditions historiques d'émergence de cette discipline plurivoque (à prétention scientifique) inviterait finalement à relativiser son "contenu" même, puisqu'elle ne rend compte que de configurations et formes sociétales historiquement et géographiquement "situables". Les transformations structurelles des sociétés contemporaines soi-disant "globalistes" (P.-A. Taguieff) feraient littéralement éclater des cadres conceptuels et des modèles théoriques sclérosés, dépassés par les "événements et l'accélération endémique du "mouvement"; la connaissance sociologique serait une création épistémique désormais en voie d'obsolescence. Ce type d'interprétation historicisante du discours sociologique a ses adeptes. Sur les campus américains (les départements universitaires postmodernes, les Science Studies ou encore les Gays and Lesbians Studies), il est d'usage de "déconstruire" l'idéologie "rationaliste-individualiste-utilitariste-capitaliste" de la modernité, que la sociologie légitimerait "scientifiquement". Bref, aspirant à renouveler une pensée post-critique "libérée" du joug de la rationalité, ces "courants intellectuels" annoncent apocalyptiquement la mort du discours sociologique sur la modernité (et du discours sociologique tout court), après la mythique "mort de l'homme" décrétée par l'anti-humanisme foucaldien (on attend encore la fameuse vague qui effacera le visage ensablé de l'homme des modernes...) Dans cet article, on discutera cette vision anti-moderniste qui imprègne insidieusement les esprits. Contre cette nébuleuse idéologique postmoderne (ou proto-moderne?), on insistera sur la spécificité épistémologique du savoir sociologique qui, en tant qu'il prétend à une vérité universalisable et discutable, peut idéalement transcender les conditions historiques de son apparition. Et de ce fait, elle n'est pas une vulgaire sécrétion purement idéologique de la modernité: c'est un projet réflexif qui porte en lui les idéaux de la "démocratie", mode d'organisation politique transhistorique dont l'existence incertaine et problématique est constamment remise en cause par les obscurantismes et les réactions particularistes. Aussi, on développera l'idée suivant laquelle la sociologie est une science pour la démocratie, qui impose une réflexivité (c'est à dire un mode d'intervention sociologique) socialement "diffusable" et plus contemporainement (à l'heure de la mondialisation techno-marchande) ce que P.-A. Ta-guieff appelle la "résistance au bougisme", à la mentalité globaliste, idéologie pour laquelle il est nécessaire et vital de radicaliser les structures des sociétés modernes.
On connaît bien la culture des betteraves, on connaît mal la culture du mou. Aujourd'hui chacun cultive le mou comme son potager. Le mou de la pensée, le mou de la parole, le mou des sentiments. Culture qui refuse le danger, la polémique, la révolte, le chiendent, qui recherche éperdument l'acquiescement. Celui qui protège, préserve, sécurise. Le désaccord fait peur. Grand vent des tempêtes, désert chute. L'accord, lui, renvoie à l'ordre des pantoufles, à l'ataraxie, à la tranquillité de l'âme, au sam-suffit des retraités de la bien-pensance. [...] Ah le mou, le grand mou, le petit mou! Encore, encore du mou. Du mou tout tiédasse, de la sensiblerie loukoumesque, de la guimauve pour tous. Je suis cool, je suis zen. Pas de révolte à l'horizon. Tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes mous possibles. (Daniel Accursi, La pensée molle, Gallimard, 2002)
Dans ce texte engagé et engageant, seront schématiquement, et avec un haut niveau de généralité, assimilées les notions (infiniment polysémiques) d'intervention et d'engagement. Nous inspirant d'une certaine tradition sociologique, on soutiendra l'idée conjecturale suivant laquelle la "sociologie" (la mise entre guillemets s'impose compte tenu du caractère largement idéal-typique de cette catégorisation normative), entreprenant de "faire de la sociologie sociologiquement", c'est-à-dire en tenant compte de la "production sociale-historique du social" (P.-J. Simon, 2001, p.30), ne peut finalement qu'adopter une posture "critique" (entendue en tant que remise en cause par la déconstruction des artefacts sociaux que le sens commun et les systèmes doxiques "naturalisent"). Aussi, la position de surplomb qu'arborent nombre de sociologues béatement soumis à la logique contemplative, casaniers et friands de mondanités intellectuelles, se tenant volontairement hors du monde, pour lesquels la résistance se résume à la rédaction conjoncturelle de textes politico-journalistiques (c'est là le principe de l'"illusion typique du lector", lié à la croyance dans le "statut d'extraterritorialité sociale" de l'intellectuel[1]), apparaîtra difficile à justifier, voire aberrante. La sociologie - et les sciences sociales en général -, ont donc, toujours selon cette perspective j'en conviens plutôt radicale, pour fonction de révéler l'arbitraire et les mystifications dont l'ordre social se pare, de montrer que le monde social n'est pas donné mais continuellement construit par ses constituants, susceptible d'être défait, donc contingent. L'organisation politique qui porte cette incertitude principielle n'est autre que la "Démocratie"; la sociologie, comme science à intention critique, en est la partisane.
Dans une première partie, il paraît nécessaire de faire retour sur ce qui fonde originairement la tradition sociologique, l'"artificialisme social", lequel justifie une relance raisonnée d'une critique sociale (aujourd'hui systématiquement remise en cause, voire considérée comme cliniquement morte) ou d'une philosophie négative. Enfin dans une seconde partie, sera évoquée l'affinité existant entre la pratique de la science et la cité démocratique; à partir de là seront défaites les croyances en l'historicité et la caducité d'une discipline sociologique qui, contre le fatalisme ambiant (ou, selon l'expression bien sentie de B. Poirot-Delpech, le "fatalitarisme"[2]), a décidément son mot à dire - sur le social.
Sociologie et artificialisme social.
Parce qu'il est aujourd'hui courant et à la mode de l'estomper (voire de le désapprendre), comme par désenchantement ou ironie pro-individualiste (pour ne pas employer le terme psychanalytique de dénégation), il semble important de rappeler un axiome de la pensée sociologique, ce en référence à quoi s'est historiquement constituée cette discipline, laquelle se définit précisément en tant qu'elle a une "intention de science" (P.-J. Simon, 2001, p. 2) - fait que nombre de sociologues dénient, éblouis par les discours nihilistes et anti-scientifiques. Cette prémisse, nul mieux que Marx ne l'a avancée (en des termes certes un peu désuets et frustes - on passera sur l'évolutionnisme matérialiste): "L'activité sociale et la conscience sociale en aucun cas n'existent uniquement sous la forme de l'activité de la conscience, qui est manifestement sociale. Néanmoins, l'activité sociale et la conscience, c'est-à-dire, l'activité et la conscience qui se donnent directement à travers une réelle association entre les hommes, sont réalisées partout où cette expression directe de sociabilité est basée sur la nature de l'activité ou correspond à la nature de la conscience"[3] et, autre part, "Les hommes sont les producteurs de leurs conceptions, idées, etc."[4]. Dans cette optique matérialiste, la société n'est pas hypostasiée ou réifiée, surplombant les consciences subjectives (contrairement au holisme durkheimien[5]): elle est pratiquement la "solution réelle" de rapports entre les sujets sociaux.
Cette position (ce choix ontologique) sur l'essence sociale de l'"homme-en-société" vient en puissance souligner la dimension artificielle des constructions sociales-historiques - tout en sachant que les formes que prennent ces constructions peuvent a priori transcender les contextes pratiques, être en quelque sorte universalisées, dans l'optique philosophique d'une dialectique principielle entre l'essence (a priori) et l'existence. En effet, les institutions (la famille, le droit, etc.), bricolées au gré des contingences historiques, sont des "artefacts non-naturels". Tel quel, ce postulat fondationnel a déjà été divulgué sur l'agora antique par les Sophistes, ennemis historiques de la tradition socratique (qui a rejeté peut-être trop rapidement des idées étonnement modernes)[6]. Le Monde des hommes, la cité, c'est, à l'inverse du donné naturel, un monde fait de conventions, de règles, de normes, construites en référence à un "Bien commun". Les valeurs, par rapport auxquelles les sujets dans tels contextes pragmatiques se conforment, sont casuelles et variables selon les sociétés dans lesquelles elles sont perçues comme justes. L'"artificialisme social", c'est-à-dire la théorie selon laquelle les lois sociales ne sont pas immuables et passibles d'être transformées, est par conséquent une pensée de l'incertitude, dans le sens où sont radicalement remis en cause tous les modes d'organisation sociétale, lesquels ne sont jamais inaltérables.
Mais si les Sophistes ont avec profit contribué à relativiser les suprêmes idées sur lesquelles étaient alors établies les cités grecques (iniques et oligarchiques), il n'en demeure pas moins que cette politique intéressée de démystification, qui servait bien évidemment la cause des notables et aristocrates au pouvoir, conduit cependant à la plus déraisonnable des philosophies, le nihilisme, et plus contemporainement à l'absurdité du très moderne "polythéisme des valeurs". Je ne discuterai pas ici les conséquences pratiques et les paradoxes de cet anéantissement axiologique: en posant a priori comme universels la relativité (culturelle, cognitive, axiologique) et le Rien de la condition humaine, le nihilisme - dans sa version extrême et poussive - nie ses propres fondements (c'est là l'aporétique cercle relativiste). On reviendra plus loin sur une interprétation plus raisonnable de cette morale pratique, laquelle doit, en tant que "sagesse négative" et "philosophie immanente de la démocratie" (P.-J. Simon, 2001, p. 97), être soutenue.
Aussi, ne craignant pas de formuler un truisme sociologique qui ne va pas de soi (dont le lecteur avisé aura certainement raison de moquer le haut niveau de généralité), je condenserai et généraliserai dans la proposition suivante, pour ainsi dire "programmatique", les quelques idées disparates précédemment énoncées: la sociologie, c'est-à-dire un certain regard à vocation positive sur les sociétés humaines, est et doit être constructiviste et conventionnaliste. Constructiviste parce que les sociétés sont le produit changeant - que les institutions ont peine à stabiliser - d'une pratique sociale-historique. Conventionnaliste dans le sens où les "sujets sociaux" établissent et définissent eux-mêmes et collectivement, dans des situations pratiques normalisées en convenance à ce que L. Boltanski et L. Thévenot appellent dans leur paradigmatique ouvrage De la justification des "modèles de cité" (des cadres mondains d'action), les règles d'une grammaire de l'action (L. Boltanski, L. Thévenot, 1991).
Je le concède volontiers, les deux prédicats "constructiviste" et "conventionnaliste" précédemment assignés à la sociologie sont, à la suite des postulats sur l'essence de l'homme, pléonastiques. Dire que l'homme est un "animal politique" est tautologique. De la même manière, affirmer que les sociétés sont construites, faites de conventions, qu'elles sont historiques, c'est émettre des propositions autoréférentielles. Le social est historique, l'histoire est sociale. C'est un fait: le terme de construction est aujourd'hui communément assimilé par les chercheurs, elle est d'ailleurs devenue une espèce de tarte à la crème conceptuelle, mâchée à tort et à travers, précepte mollement théorisé, prodigieuse expression qui solidifie les arguties les plus bancales. Comme la notion de structure dans les années 70, elle exemplifie bien l'emprise des modes intellectuelles eu égard desquelles il s'agit de faire d'obséquieuses courbettes. Mais j'insisterai sur un point: rien n'est plus subversif que cette idée critique. Je le répète, l'ordre social n'est pas "auto-produit", émanation matérielle d'une Providence supérieure, d'un Arrière-Monde souverain - puisque, comme le dit Bourdieu en travestissant une formule de Durkheim: "Dieu, ce n'est jamais que la société"[7]. La célèbre expression d'A. Touraine réunit avec force ces dires: "La société n'est pas ce qu'elle est, mais ce qu'elle se fait être"[8]. Les "garants méta-sociaux" (Dieu, l'évolution linéaire de l'Histoire, etc.) sont l'expression de la capacité qu'à la société à se définir en tant que telle. La construction sociale est avant tout un travail de la société sur elle-même, une fabrication d'orientations faisant sens et vers lesquelles les sujets convergent, ce que A. Touraine nomme l'"historicité" - processus qui, dans la continuité des thèses marxistes, relève de la praxis. Moralité, l'ordre (ou le système institué de positions) que les puissants tendent à préserver lorsqu'il joue en leur faveur, en invoquant notamment je ne sais quelle garantie aristocratique ou obscurantiste (inclination des peuples à la servitude - bien sûr "volontaire" -, ou encore, comme chez V. Pareto, nécessité de l'existence d'une élite dirigeante), est finalement contingent. Face à cette non-naturalité des Mondes (des "cités") où est légitimé un "principe supérieur commun" de classement des "êtres" - dont les hommes - et des "objets" (L. Boltanski, L. Thévenot, 1991, p. 161), la sens-communologie fataliste et l'idéologie résignée du "dominé" conduisent les hommes assujettis à ruminer de sinistres discours de ce genre: "L'homme étant un loup pour l'homme et certains hommes étant plus faibles (ou forts) que d'autres, il est naturel et logique que les dominés, en l'occurrence nous, soient asservis". La sociologie (telle que je l'ai présentée) lutte contre la vision naturaliste des faits de société (dont le biologisme, la biosociologie et l'éthologie humaine sont des spécimens intellectuels actuellement en cours de légitimation - au niveau académique). Je citerai ici longuement, parce que son exposé est d'une très grande justesse, P.-J. Simon.
Le point de départ de la sociologie - dans l'histoire, mais aussi bien dans la biographie de chaque sociologue - est une négation. Un non à ce qui se passe dans sa propre société pour le savoir sur le social, aux aveuglantes évidences, aux illusions et aux mensonges collectifs. La sociologie négative, en ce sens, par la critique des représentations communes que l'on se fait du social en particulier, par la distance critique prise par rapport aux prénotions, à la "sociologie" spontanée des acteurs sociaux et aux idéologies, est une condition préalable à toute sociologie positive. Et on peut même aller jusqu'à dire que c'est en elle que réside le véritable esprit de la sociologie, dans la négation qu'est au plus profond sa vocation et que l'apport le plus décisif, en définitive, de la pensé sociologique à la connaissance consiste moins dans les réponses assurées qu'elle peut apporter que dans les questions intempestives qu'elle amène à poser. Par cette disposition, résultat d'une sorte de conversion du regard et de l'entendement, qu'elle induit, à s'étonner de tout et surtout de ce qui va de soi, à aller regarder l'envers des décors et le dessous des cartes; et en pratiquant l'art de la méfiance à ne plus prendre les discours pour argent comptant et les vessies pour des lanternes. (P.-J. Simon, 2001, p. 40, c'est moi, ASM, qui souligne)
La sociologie telle que je l'entends est une mise en forme rationnelle et positive d'un non originaire - voire, par extension, comme l'ont justement montré L. Boltanski et E. Chiapello (1999, p. 81.) au sujet de la genèse de la critique, une certaine "indignation", émotion qui donne du corps à l'argumentation rationnelle. L'idée déjà introduite selon laquelle elle est (historiquement) "critique" prend donc toute sa signification. J'en viens maintenant, après avoir opéré cette digression, à la notion d'intervention du sociologue. Et je parlerai plus précisément de l'"intervention politique" du sociologue. Ce dernier, et je me réfère expressément à cette longue et trop fragile tradition de l'"intellectuel éclairé" (des Lumières), a idéalement pour fonction de rompre avec les certitudes pré-établies entretenues par les acteurs sociaux dans le monde social. Or, en suivant, sans réellement la prendre au pied de la lettre, la XIème thèse sur Feuerbach énoncée par Marx ("Les philosophes n'ont fait qu'interpréter le monde de diverses manières mais ce qui importe, c'est de le transformer"[9]), cette ingérence vise de fait une transformation critique du Monde (ou du moins à sa modification), afin que soient défendues les valeurs de la plus grande des utopies sociales, la démocratie, action dont je vais dans une seconde partie expliciter les modalités, à l'heure d'une certaine "radicalisation" de la modernité et d'une prétendue imparable métamorphose de l'"esprit du capitalisme" qui, à force d'incorporer ce qui auparavant allaient contre ses principes, devient presque attrayant, alors même qu'il est un système à bien des égards absurde (L. Boltanski, E. Chiapello, 1999, p.71).
Pratiques de la démocratie.
Nouvelle digression. Au risque de froisser la conscience apollinienne de ceux pour qui la Science doit être préservée du débat politico-médiatique, entaché par d'"impurs" intérêts extra-scientifiques (dont la quête de reconnaissance), je dirai, avec tout ce que cela peut comporter de simplifications et d'utopisme, que la sociologie ("critique-interventionniste"), est une discipline à prétention scientifique devant servir la cause de la "Démocratie", donc intervenir avec raison sur la "place publique" (ce lieu étant bien sûr une fiction). Certains l'ont (parfois avec vérité) contesté, la science, dont bon an mal an le savoir sociologique se réclame, est dans son organisation sociale démocratique - ou plutôt tend effectivement vers un certain "idéal démocratique". La désormais classique description par R.K. Merton des modes de fonctionnement propres à la communauté scientifique, qui néanmoins fit l'objet de critiques sévères au cours des années 70 (certains, comme P. Bourdieu la considérant comme une célébration ad hoc et naïvement angélique[10]), va bien dans ce sens. L'auteur identifie en effet quatre impératifs institués, constitutifs de l'ethos scientifique: l'"universalisme" qui souligne l'impersonnalité (ou l'objectivité) des prétentions à la vérité; le "communisme" qui fait ressortir le fait que les vérités provisoires et les productions scientifiques appartiennent à la communauté scientifique; le "désintéressement", corollaire d'une poursuite positive de la vérité; le "scepticisme organisé" qui affirme l'incertitude de la démarche scientifique (R.K. Merton, 1973, pp. 267-278).
La sociologie (qui, encore une fois, est une "science" - parmi d'autres, dont les garants de scientificité sont bien sûr différents de ceux des sciences physiques) présuppose, tout simplement pour faire progresser l'intelligibilité du monde social, comme transcendantal la discussion argumentative émancipatrice et rationnelle. En d'autres termes, le sociologue a à répondre de ses paroles. Dans la situation idéale d'exercice de son "métier", il est pragmatiquement soumis à l'impératif discussionnel de la justification[11]. Il est, à partir du moment où sont légitimées les règles du jeu argumentatif, contraint de faire retour sur ce qu'il considère comme étant par exemple le "juste" et le "vrai". La sociologie, et c'est un pari que je lance, ne saurait se départir de cet impératif catégorique[12]. C'est en cela que la démarche est émancipatrice et rationnelle: affranchies de toute domination, ou de ce que K.O. Apel nomme, en adéquation aux thèses fondatrices de l'éthique de la discussion (relatives à la satisfaction des prétentions à la validité discursives), les phénomènes anti-argumentatifs "parasitaires"[13] (c'est-à-dire les effets contre-communicationnels produits par la rationalité téléologique instrumentale et stratégique), les discussions pratiques ou théoriques entre les "sujets connaissant" de la sociologie, activités qui visent une intercompréhension sincèrement motivée, sont symétriquement l'inverse de certains phénomènes injustes et arbitraires que la critique sociologique repère systématiquement dans les sphères de la vie sociale ordinaire (par exemple, les phénomènes d'aliénation et d'exploitation). De là, et toujours très idéalement, la démocratie sous-tend, en tant que réalisation jamais achevée du modèle de la "cité civique" (L. Boltanski, L. Thévenot, 1991, pp. 137-150) légitimant la poursuite intersubjective par la discussion et le dialogue d'un objet commun (pour ce qui concerne la science, cet objet transcendant les intérêts particuliers est la "vérité"), la pratique de la sociologie.
Néanmoins une contradiction, ou plutôt un paradoxe, paraît, au premier abord, altérer la bienséance et la rectitude de l'analyse jusqu'ici conduite. Elle peut être énoncée de la sorte: alors que dans la partie précédente, a été soulignée non sans conviction la contingence de configurations sociales incertaines et virtuellement transformables, l'historicité des organisations humaines, l'auteur défend mielleusement les principes universels et universalistes d'une Science unifiée pure et parfaite qui présuppose des pratiques à intention démocratique, cédant par là à la normativité déontique et à l'apriorisme axiologique, comme conditionné par l'irrépressible force du "devoir-être" (dont serait en fait infectée toute cette réflexion). La démocratie (dont la discussion argumentative est l'instrument réglementaire), dont la définition et l'aire sémantique ne sont pas strictement stabilisées (je ne m'attarderai pas ici sur les distinctions techniques entre démocratie délibérative, directe, représentative, technique, etc.), est une forme d'organisation politique que naguère les citoyens grecs - pas n'importe lesquels d'ailleurs - mirent (timidement) en acte. Et cette période antique est maintenant révolue. La démocratie serait donc, en toute logique, "relativisable", la modernité l'ayant identiquement pervertie. Production historique répondant aux attentes morales et aux aspirations culturelles d'une époque passée, elle ne conviendrait pas forcément au systèmes sociopolitiques contemporains. Car c'est un fait que les théories "postmodernes" (surtout américaines[14]) tentent, non sans confusion, de "démontrer" - avec le peu de travaux empiriques dont concrètement elles disposent -, l'époque actuelle serait caractérisée par un retour du communautarisme, une espèce de repli identitaire, une régénération endémique des irrationalismes (notamment religieux). La démocratie, que les Etats occidentaux ont un tant soit peu entrepris de promouvoir (j'applique ici avec ingénuité le fameux "principe de charité"), serait, par la force des choses, fatalement contrainte à péricliter, ne survivant qu'un ordre social hyperculturaliste dans lequel les individus (que dis-je, les "personnes") autrefois "autonomes" et différents se liquéfieraient indistinctement.
De la même manière (c'est-à-dire en suivant la même logique argumentative), le savoir sociologique serait en principe "contextualisable". Certes, les historiens des idées ont bien montré comment il est en quelque sorte coextensif à l'"épistémè moderne", à une espèce particulière de société. Les thèses sur la tradition sociologique (bien sûr "européocentrée"), sur une forme de questionnement prenant sens à un moment historique bien particulier (celui de l'industrialisation, de l'essor du capitalisme, de l'urbanisation, etc.), géographiquement situé[15]. Et de là, dégager les conditions historiques d'émergence de la discipline inviterait à relativiser son contenu épistémique même, les mots représentant des "choses" ou objets en voie d'obsolescence. Les transformations structurelles des sociétés contemporaines soi-disant "globalistes" (l'idéologie sous-jacente à l'utilisation de ce mot - dont les mauvais journalistes raffolent - est d'ailleurs bien déconstruite par P.-A. Taguieff[16]) feraient par conséquent littéralement éclater des cadres conceptuels et des modèles théoriques aujourd'hui inadaptés, dépassés par les "événements" et l'accélération contagieuse du "mouvement" planétaire.
Ce type d'interprétation historicisante du discours sociologique a ses adeptes. Sur les campus américains (les départements universitaires de "littérature postmoderne", les Cultural Studies ou encore les Gays & Lesbians Studies), il est d'usage de "déconstruire", avec les outils de la "théorie littéraire", l'idéologie "rationaliste-individualiste-utilitariste-capitaliste" intrinsèquement (et arbitrairement) associée à la modernité, de railler la Grandeur d'un idéal démocratique (en réalité oligarchique), que la sociologie moderne, idéologie scientiste conçue par des conservateurs élitistes, légitimerait scientifiquement[17]. Bref, aspirant à renouveler une pensée post-critique "libérée" du joug de la rationalité, ces "courants intellectuels" annoncent apocalyptiquement la mort du discours sociologique sur la modernité (et du discours sociologique tout court), après la mythique "mort de l'homme" décrétée par l'anti-humanisme foucaldien (on attend encore la vague qui effacera le visage ensablé de l'"Homme" sur la plage des modernes, prophétie pour le moins utopique). La recrudescence de ces fictions eschatologiques ("New Age"), avec en arrière-plan une célébration fanatique de l'archaïsme "proto-moderne", constitue en définitive une menace pour une "société civique" telle que la modernité philosophique l'a défendue - il est vrai que pour le lecteur européen peu habitué aux extravagances de la vie académique américaine, cette crainte peut paraître exagérée, mais rien n'est plus communicatif (ou contagieux) que ces croyances culturalistes sociologiquement compréhensibles (qui entrent pratiquement en résonance avec des intérêts collectifs, de groupes déterminés - aux Etats-Unis: femmes, Afro-américains, tribus indiennes revendiquant la propriété du sol américain, etc.).
Mais cette difficulté n'est qu'apparente et on ne fait qu'effleurer le problème lorsque l'on se limite à ce seul constat - dont se nourrit commodément pléthore d'idéologies composites. En fait, la caractéristique centrale de la sociologie sociologique, sa capacité à imposer universellement (en puissance) ses cadres d'analyse, est ce en vertu de quoi elle "échappe" aux stratégies contextualisantes. Dans d'autres mots, la spécificité épistémologique du savoir sociologique qui, en tant qu'il prétend à une vérité universalisable et discutable, peut idéalement transcender les conditions historiques de son apparition. Et, de ce fait, elle n'est pas une vulgaire sécrétion idéologique de la modernité: c'est un projet réflexif qui se déploie en accord avec un ethos scientifique et charrie les idéaux de la démocratie, mode d'organisation politique "transhistorique" dont l'existence incertaine et problématique est, hélas, constamment remise en cause par les obscurantismes et les réactions particularistes et mystificatrices - pour ne pas parler des dictatures et des totalitarismes. Aussi, on peut avancer, néanmoins avec prudence, l'idée suivant laquelle la sociologie est une science pour la démocratie (ou la société civile), qui impose une réflexivité (c'est-à-dire un mode d'intervention) socialement "diffusable" et plus contemporainement (à l'heure de la mondialisation techno-marchande) ce que P.-A. Taguieff appelle la "résistance au bougisme"[18], à la mentalité globaliste, idéologie pour laquelle il est nécessaire et vital de radicaliser les structures des sociétés modernes, contre une certaine idée d'une justice sociale universelle de jure.
Dès maintenant, et en suivant les axes d'une pensée réflexive, il s'agit de motiver une critique des idéologies (dans un sens non-marxiste) et des tactiques conservatrices (celles que fomentent les néo-libéraux), qui ont nécessairement intérêt à discréditer les appels à la démocratie. A partir d'une analyse des transformations des discours pro-capitalistes (ceux des managers, des ressources humaines, qui influent sur les décisions patronales en matière d'orientation de l'activité productive), L. Boltanski et E. Chiapello plaident dans Le nouvel esprit du capitalisme en faveur d'une relance de la critique du capitalisme, jusqu'alors enjôlée par des schèmes doctrinaux caducs. Les auteurs distinguent justement deux formes de critique du capitalisme, qui ont grosso modo émergé au milieu du XIXème siècle, la "critique artiste" et la "critique sociale" (L. Boltanski et E. Chiapello, 1999, p. 83). Très rapidement exposé, la première conteste, sur le mode de l'expérience bohème et intellectuelle, les phénomènes d'inauthenticité, de perte de sens (liée au désenchantement du monde déjà décrit par Weber), d'oppression, enfantés par le système capitaliste (cf. les analyses des freudo-marxistes comme Marcuse, dénonçant la massification et l'unidimensionalisation des sujets[19]); la seconde s'en prend à l'exploitation égoïste par les bourgeois capitalistes de classes laborieuses paupérisées (le marxisme est le parangon de ce type de critique sociale - souvent prophétique). L'ennui, et c'est ce qui conduit à amenuiser leur efficacité pratique, est que ces deux catégories sont désunies, difficilement compatibles, attachées à des classes d'acteurs historiques aux aspirations dissemblables (quand ce n'est pas franchement contradictoires[20]). Pire, la "dynamique interne" du capitalisme ne fait qu'accroître le malaise dans lequel est plongée la critique car son "esprit" incorpore les dénonciations, telle une machine à recycler l'adversité - je pense au credo écologiste désormais sponsor de politiques commerciales émanant des grandes compagnies de l'industrie agroalimentaire, qui vantent mièvrement les vertus des produits bio, de l'"authentique". Face à cette nouvelle configuration idéologique, les critiques sont donc bien maussades, se laissant infecter par les faiblesses de la conquérante "pensée molle" (D. Accursi). L'heure est donc à une relance de la critique, d'une revalorisation d'un engagement sciemment assumé, parce que rien n'est plus urgent que la défense de la société, action qui implique des choix scientifiques, une certaine option ontologique, ce que ce texte a avec brièveté tenté d'introduire et justifier.
Conclusion. Pour une sociologie sociologique-critique.
Si ceux qui ont partie liée avec l'ordre établi, quel qu'il soit, n'aiment guère la sociologie, c'est qu'elle introduit une liberté par rapport à l'adhésion primaire qui fait que la conformité même prend un air d'hérésie ou d'ironie. (Pierre Bourdieu, leçon sur la leçon, Minuit, 1982)
Ce texte est bien discutable. La sociologie, qui ne se résume sûrement pas à la déconstruction présentée en première partie, incorpore par exemple en son sein des démarches pour lesquelles les relations obscures de coopération entre le savant et le politique sont à bannir. De même, à aucun moment n'a été pris en considération un exemple pratique d'intervention sociologique, l'argumentation se limitant à un questionnement délié de la pratique sur les fondements de la critique intervenante dans un monde incertain. Le lecteur aura donc fort raison de contester la pertinence de ces thématisations abstraites.
Aussi, pour conclure et afin de reprendre les fils largement entremêlés de l'analyse, je distinguerai ici deux modes d'intervention ou d'engagement, qui doivent à mon sens coopérer dans les contextes pratiques où leur action est rendue nécessaire: d'une part, ce que je nommerai, peut-être maladroitement, l'intervention éthique (de l'orateur), qui consiste à prendre la parole, à dire le social là où il est tu, quitte à déranger, sans tomber dans la dénonciation populiste. Et d'autre part une intervention pratique, qui, dans des situations conflictuelles données, consiste à diffuser une connaissance sociologique sur le social aidant à en maîtriser les "incohérences" et les injustices. Dans les deux sens ici définis, l'intervention est entièrement associée à une conduite contraignante, voire une "loi morale", déjà théorisée par H. Jonas[21], qui lui donne toute sa signification, le Principe de responsabilité. En deçà de cette invite à la moralisation des sciences sociales anciennement morales, on reconnaît la très ancienne et difficilement dépassable dialectique, au sujet de laquelle les marxistes et autres matérialistes ont longtemps glosé, en l'occurrence la dialectique de la théorie et de la praxis. La distanciation scolastique, celle-là même qui confine la sociologie universitaire à l'intellection narcissique et à la modélisation la plus abstraite, bien loin des préoccupations ayant cours dans le monde social, peut être perçue comme un déni de ces principes éthiques et pratiques, de ces fondations critiques de la connaissance sociologique. Alors que la précarité et la vulnérabilité de la condition radicalement moderne s'intensifient, que culmine une pensée molle derrière laquelle se dissimule la robustesse d'une pensée unique et orthodoxe tout acquise à la cause des bardes du marché, il paraît indispensable et même vital de rappeler ces principes.
- Notes:
- 1.- P. Bourdieu, Médiations pascaliennes, Paris, Seuil, 1997, p. 10.
- 2.- B. Poirot-Delpech, "L'antifatalisme de Porto Alegre", Le Monde, 12 février 2002.
- 3.- K. Marx, Economic and Philosophical Manuscripts, in Karl Marx. Selected Writings in Sociology and Social Philosophy, Aylesbury, Pelican Books, 1963 [1956].
- 4.- K. Marx, German Ideology, ibidem.
- 5.- Cette conception marxienne de la "société", quasi-nominaliste, est donc au niveau ontologique économique, évite l'intégration (idéologique) d'une entité supra-sociale sui generis transcendant la somme des sujets particuliers. Cette lecture hétérodoxe, un peu simpliste, fait insister sur les difficultés auxquelles conduit l'hypostase des entités sociales.
- 6.- Cf. sur ce point les analyses de P.-J. Simon, "Le social comme nature ou comme convention", Histoire de la sociologie, Paris, PUF, 1997 [1991].
- 7.- P. Bourdieu, Leçon sur la leçon, Paris, Minuit, 1982.
- 8.- A. Touraine, Pour la sociologie, Paris, Seuil, 1974.
- 9.- K. Marx, Economic and Philosophical Manuscripts, ibidem.
- 10.- P. Bourdieu, "La spécificité du champ scientifique et les conditions sociales du progrès de la raison", Sociologie et sociétés, vol. 7, no1, 1975.
- 11.- Cette idéalisation de la pratique sociologique ordinaire, bien sûr prescriptive, n'est en aucun cas soumise à une "politique de la vérité" immanente aux sciences sociales; la sociologie telle que je l'ai définie (en m'appuyant notamment sur ses plus illustres fondateurs), en tant qu'activité de connaissance, doit engager une "morale" (pratique).
- 12.- Sur ce point, cf. mon éditorial "Les bricolages sociologiques. Du pluralisme en sciences sociales", Esprit critique, vol. 04, no02, février 2002.
- 13.- K.O. Apel, Penser avec Habermas contre Habermas, trad., Combas, Editions de l'Eclat, 1990, p. 29.
- 14.- Je renvoie à l'article de N. Koertge, dans lequel l'auteur discute avec précision l'évolution historique de ces théories assez bien constituées (au niveau thématique et politique), qu'elle qualifie de philosophies "New Age". N. Koertge, "New Age" Philosophies of Science: Constructivism, Feminism and Postmodernism", British Journal of Philosophy of Science, vol. 51, 2000.
- 15.- Cf. l'incontournable ouvrage de R. Nisbet, La tradition sociologique, trad., Paris, PUF, 1984.
- 16.- P.-A. Taguieff, Résister au bougisme. Démocratie forte contre mondialisation techno-marchande, Paris, Mille et une nuits, 2001.
- 17.- P.R. Gross, N. Levitt, Higher Superstition. The Academic Left and its Quarells with Science, Baltimore, The John Hopkins University Press, 1998 [1994].
- 18.- P.-A. Taguieff, op.cit., p.17.
- 19.- H. Marcuse, L'homme unidimensionnel, trad., Paris, Minuit, 1964.
- 20.- On peut par exemple penser aux discours "artistes" de J.-P. Sartre, prononcés en mai 68 devant les ouvriers de la Régie Renault, qui se fichaient éperdument de la défense de l'autonomie et de la liberté du sujet en projection (je caricature à dessein), davantage préoccupés par une revalorisation substantielle de leur salaire. Un abîme séparait alors ces intérêts de classe.
- 21.- H. Jonas, Le Principe responsabilité, trad., Paris, Cerf, 1990.
- Références bibliographiques:
L. Boltanski, E. Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999.
L. Boltanski, L. Thévenot, De la justification. Les économies de la grandeur, Paris, Gallimard, 1991.
R.K. Merton, "The Normative Structure of Science", in The Sociology of Science. Theoretical and Empirical Investigations, Chicago, The University of Chicago Press, 1973.
P.-J. Simon, Eloge de la sociologie ou la fécondité du néant, Paris, PUF, 2001.
P.-A. Taguieff, Résister au bougisme. Démocratie forte contre mondialisation techno-marchande, Paris, Mille et une nuits, 2001.
- Notice:
- Saint-Martin, Arnaud. "De l'engagement sociologique: la sociologie comme science à intention critique.", Esprit critique, vol.04 no.04, Avril 2002, consulté sur Internet: http://www.espritcritique.org
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