Pierre Bourdieu: le "militantisme scientifique"
Par Martine Arino
L'année 2002 commence bien mal, Pierre Bourdieu nous a quitté mercredi 23 janvier. Des universitaires en passant par la classe politique et les acteurs sociaux, la disparition du sociologue philosophe a suscité de multiples hommages. Ce texte n'a pas la prétention d'en être un de plus, mais a pour projet de retracer l'itinéraire d'un sociologue impliqué.
Si l'un des messages d'Émile Durkheim au sujet de l'implication de la sociologie était de ne pas en faire de l'art pour l'art, Pierre Bourdieu n'a eu de cesse durant son existence de lier savoir, intervention et dénonciation, ce qu'il appelait "le métier de sociologue".
L'immensité de son oeuvre (343 publications et 7000 pages Web) et de son combat auprès des dominés en font la figure dominante du champ de la sociologie française.
Né le 10 août 1930, à Denguin dans les Pyrénées Atlantiques, il rentrera en 1951 à l'École Normale supérieure pour obtenir trois ans plus tard une agrégation de philosophie. Après son service militaire en Algérie, il deviendra assistant à la faculté de lettres d'Alger. C'est ainsi que les premiers ouvrages qu'il publie parlent de l'Algérie (Sociologie en Algérie 1958, Travail et travailleurs en Algérie 1963).
Il rejoindra la France pour être nommé assistant à la Sorbonne puis maître de conférence à la faculté de Lille. En 1964, il deviendra directeur du Centre de Sociologie de l'Éducation et de la Culture. Après la critique du fondement de l'enseignement supérieur, il embrassera des domaines et des terrains très divers: culture, art, littérature, politique, média et misère sociale.
Pierre Bourdieu va alors créer les Actes de la recherche en sciences sociales l'une des publications les plus reconnues en sciences sociales, puis il dirigera des collections d'ouvrages aux Éditions de Minuit Le sens commun et au Seuil Liber.
1981 sera l'année de la consécration, il deviendra titulaire de la Chaire de Sociologie du Collège de France. Sa reconnaissance est alors internationale, directeur du Centre de sociologie européenne, docteur honoris causa de la Freie Universitat de Berlin et de l'université de Goethe de Francfort, membre de l'Académie européenne et de l'American Academy of Arts and Sciences, médaille d'or du CNRS et d'Huxley.
Outre son parcours institutionnel, ce qu'il y a de passionnant chez Bourdieu c'est cette pensée qui se pense soi-même, cette auto-réflexion (Question de pratiques, Les Méditations pascaliennes). Au fil de son cheminement, il a forgé ses propres outils méthodologiques démontrant que la sociologie doit être mise en oeuvre dans nos actions quotidiennes afin de dénoncer les mécanismes de reproduction des inégalités.
Ainsi tout au long de sa vie, il s'interrogera sur la constitution des institutions sociales en posant la dialectique de la perception du monde par les agents (Les Héritiers, La reproduction, La distinction, homo academicus, La Noblesse d'Etat, Ce que parler veut dire, Sur la télévision et la Domination masculine).
Ses analyses constitueront les armes de son combat, ce qui amènera Pierre Carles à lui consacrer en mai dernier un film, "La sociologie est un sport de combat".
À cette question existentielle, il liera la volonté d'aller lui-même voir sur le terrain en quoi la société impose sa domination, son livre La misère du monde en est un brillant témoignage.
C'est alors qu'il s'impliquera dans des mouvements sociaux en apportant son soutien aux "sans voix" (création du comité international de soutien aux intellectuels algériens CISIA en 1993 ainsi qu'aux grévistes et sans papiers en 1995).
Ennemis ou partisans, ses concepts ont formé des générations entières de chercheurs, il est une référence incontournable.
Je lui laisse le dernier mot, en me tournant vers ses héritiers orphelins. Il avait écrit au sujet de Maurice Halbwachs: "J'ai la conviction que l'entreprise scientifique qui a été interrompue par la mort d'un savant tel que Halbwachs attend de nous sa continuation"...
- Notice:
- Arino, Martine. "Pierre Bourdieu: le 'militantisme scientifique'", Esprit critique, vol.04 no.03, Mars 2002, consulté sur Internet: http://www.espritcritique.org