Esprit critique - Revue électronique de sociologie
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Vol.04 No.03 - Mars 2002
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Editorial
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Disparition de Pierre Bourdieu
Par Arnaud Saint-Martin

      Pierre Bourdieu, sociologue et philosophe français admiré et reconnu de part le monde, est décédé le 23 janvier 2002. Alain Touraine, visiblement affecté par cette disparition, résume bien la place qu'a occupée cet intellectuel omniprésent: "C'est un choc dans la mesure où notre univers intellectuel à tous, le mien particulièrement, est un monde qui s'organisait, non pas complètement mais en partie, par rapport à Bourdieu. Il était une référence - positive ou négative - indispensable. Il avait grossi comme un arbre qui pousse ses racines et ses feuilles et couvrait un domaine énorme de l'opinion"[1]. Cette disparition inattendue a de quoi laisser pantois: c'est une indicible perte pour les sciences sociales, pour la critique.

      Parce qu'une telle chronique serait bien superflue et prétentieuse, je ne ressens pas l'envie d'étaler ici la peine que peut causer, pour le modeste sociologue que je tends à être, la perte d'une des figures de proue de ce qu'il est convenu de nommer la "sociologie contemporaine". Et je n'aurai pas non plus l'outrecuidance de commenter les denses pages d'une existence littéralement dévorée par la libido scientifica. Sans prétendre argumenter de façon rigoureuse, je souhaiterais simplement contredire une préconception volontiers entretenue aussi bien par certains néo-conservateurs de haut vol (comme Gilles Lipovetsky[2]) que par les sociologues "anti-bourdivins". Ce préjugé réducteur peut être formulé de la sorte: "la sociologie de Bourdieu" serait un système "post-structuraliste" rigide, une doctrine passablement "hyperdéterministe" et démesurée, en bref, une mécanique engourdie se raidissant davantage avec l'âge. On peut déjà dire que cette métaphore de la rigidité appliquée aux thèses bourdieusiennes est le signe d'une mauvaise foi et d'un manque de charité dans la lecture: ce que d'aucuns appellent le "structuralisme génétique" n'est pas l'apologie positiviste du déterminisme laplacien introduit en sociologie ou la négation obstinée d'un "libre arbitre" intrinsèquement humain. Cette appréciation poussive est de mon point de vue le résultat d'une mauvaise vulgarisation des idées contenues dans La reproduction. De même, les chantres du libéralisme ont beau jeu de le sermonner: l'"ère contemporaine" (ou l'"air du temps", aussi volatile et frivole que ceux qui le respirent) est traversée par des logiques identitaires individualistes et des aspirations libertaires dont la théorie de l'habitus ne peut bien sûr rendre compte, parce qu'elle claustre des agents sociaux aveuglément soumis à des contraintes sociales dans des schémas d'action reproductifs et irréversibles. Mais rien n'est plus injuste, expéditif et arrangeant que cet étriqué jugement d'évaluation. Se limiter à ce genre d'opinion circonstanciée, ce serait oublier l'ampleur et la vraie complexité des travaux entrepris par le sociologue (et ses collaborateurs) depuis ses premières enquêtes ethnographiques sur les stratégies matrimoniales en Algérie. On ne saurait repousser d'un seul geste arrogant, au nom d'idéologies chics et à la mode que le vent balaiera sans tarder, une si considérable entreprise théorico-empirique qui a historiquement impliqué un très important centre de recherche (le Centre de sociologie européenne) et un réseau international de chercheurs (dont la célèbre revue Actes de la Recherche en Sciences Sociales, vitrine éditoriale du "courant", expose régulièrement les travaux).

      Ces dernières années, les intellectuels de tous bords ont eu tendance à enfermer "la" Sociologie de Bourdieu, le "phénomène Bourdieu", dans un espace bien clos. Cette théorie serait systématique et bien cadenassée, inébranlable forteresse épistémique à laquelle il serait vain de s'attaquer tant elle serait naturellement auto-immunisée contre la critique. Contre cette vision fort partiale, il est plus judicieux de nager à contre-courant et de montrer que ce procès idéologique est contre-productif et injustifié, fait l'économie d'une véritable discussion des principes du structuralisme génétique. En fait, et c'est probablement le résultat de luttes internes au champ académique, il me semble que le "projet axiologique" que porte ce dernier est faussement compris.

      La critique bourdieusienne ne consiste pas à révéler, de manière messianique et un brin fataliste, l'absolue pesanteur des déterminismes sociaux. L'idée que le sociologue a dans ses réflexions tenté d'étayer et qui n'était, il est vrai, en apparence que très peu visible à l'époque des Héritiers (il faut ainsi réintégrer le discours de Bourdieu et Passeron à l'intérieur du contexte politique français du début des années 1960) peut être résumée ainsi: il s'agit pour le sociologue de rompre avec le jeu aliénant des déterminismes sociaux, d'échapper aux instances de sujétion, de déconstruire l'action du Social sur l'agent - qui, soit dit en passant, est dans cette optique plus qu'un vulgaire "sujet". Plus finement, la "socioanalyse" du métier de sociologue, méthode d'investigation réflexive qui consiste à objectiver ce que Bourdieu a nommé dans Science de la science et réflexivité les "conditions socio-transcendantales"[3] de l'activité de connaissance sociologique (ou les cadres socio-historiques de production des filtres socio-cognitifs schématiques et catégoriels qu'investit inconsciemment le sociologue en action, dans ses observations et analyses), soutient une libération intelligente d'un sociologue alors conscient des modes de construction de son propre point de vue sociologique. La liberté, comprise comme la prise de conscience par le sujet connaissant de l'ensemble des contraintes socio-cognitives qui pèsent sur lui, n'est certes pas dans cette perspective cette valeur galvaudée que chérissent benoîtement les apôtres du marché: elle est, dans le prolongement de la morale stoïcienne, synonyme d'autonomie et, oserais-je dire, de sérénité. Cette interprétation vite avancée, plutôt "éclairée", peut-être exagérée, est à mon avis plus correcte et cohérente que celles que proposent les "doxosophes" et autres serviteurs de l'opinion. Cette célébration de l'esprit scientifique et de la critique réflexive est le point vers lequel convergent les constructions théoriques du sociologue.

      Pour finir, j'insisterai sur un point qui me paraît important de souligner: il est inopportun de parler de cette sociologie au passé, d'expédier dans les oubliettes de l'histoire de la pensée sociologique cet effort au demeurant fondateur (et "continuateur") - certains l'ont du reste fait avec un empressement aisément compréhensible[4]. Certes, le "porte-voix des sans voix" est mort, mais l'oeuvre, quant à elle, dans ce qu'elle a de puissance et de profondeur, est encore bien là, omniprésente. C'est en critiquant sérieusement ses thèses qu'on fera "progresser" la discipline sociologique. Evitons surtout la sacralisation et la monumentalisation, initiatives idolâtres qui conduisent malheureusement à stériliser et momifier la pensée. La science n'est pas hermétique et subjectiviste, elle est une recherche collective: résistant à la mort de son illustre bâtisseur, la sociologie "bourdieusienne" justifiera l'intérêt qu'on lui porte.

      Ces dernières années, rares furent les réflexions sérieuses et informées sur la sociologie de Bourdieu et alii[5]: les prises de position politiques (chronologiquement: le soutien à Coluche aux élections présidentielles de 1981, au mouvement des chômeurs en 1995, la critique acerbe des médias) sur la place publique du professeur avait pour les puristes de l'intellection scolastique quelque chose d'abominablement sale. "Ouvrir sa gueule"[6] n'est pas un exercice politiquement et axiologiquement innocent. Et se présenter en tant qu'"héritier" des serviteurs historiques de la raison, arborant la pose de l'"Intellectuel" qui se donne pour noble tâche la démystification de l'ordre établi et de ses iniquités, relève de l'idéologie (sans connotation péjorative). Mais on ne doit pas dénigrer ce travail, se limiter à l'hagiographie la plus complaisante ni se terrer dans l'ignorance que l'appartenance à une "école concurrente" conduit à stimuler.

Arnaud Saint-Martin

Notes:
1.- Alain Touraine, "Il était une référence - positive ou négative - indispensable", Libération, Propos recueillis par José Garçon, 25 janvier 2002.
2.- Gilles Lipovetsky, "Il a théorisé sur le déjà connu", Le Figaro, Propos recueillis par Dominique Guiou, 25 janvier 2002. Inutile de dire à quel point dans cet article la "pensée" du "philosophe" est hors sujet; il n'a à vrai dire jamais lu Bourdieu.
3.- Bourdieu Pierre, Science de la science et réflexivité, Paris, éd. Raisons d'agir, 2001, p. 155.
4.- cf. Le Figaro du 25 janvier 2002. La petite page que le quotidien a réservée à la disparition de Bourdieu se présente sous la forme d'un réquisitoire tendancieux voire malhonnête, une suite assez piteuse d'agressions non-justifiées, une addition de règlements de compte fumeux (avoir le culot de dire, à la manière d'un Lipovetsky dont les essais para-philosophiques sont loin d'être originaux, que le sociologue a théorisé sur du déjà vu, relève moins de la lecture analytique et documentée que de la brimade la plus déloyale). Je renvoie le lecteur intéressé à l'article de Manuel Quinon qui montre clairement comment ce triste événement fait l'objet d'interprétations journalistiques fort variées, en dernière instance politiquement situées.
5.- A noter tout de même l'effort collectif récent de thématisation critique, coordonné par Bernard Lahire (dir.), Le travail sociologique de Pierre Bourdieu. Dettes et critiques, Paris, La Découverte, 2001. L'auteur définit avec lucidité et justesse comment doit s'effectuer le dialogue critique avec Bourdieu (en somme, une "éthique de la lecture"): "Le vrai respect scientifique d'une oeuvre (et de son auteur) réside dans la discussion et l'évaluation rigoureuse et non dans la répétition sans fin des concepts, tics de langage, styles d'écriture, raisonnements pré-établis, etc."
6.- Cette expression est tirée d'un dialogue plutôt piquant entre Pierre Bourdieu et l'écrivain allemand Günter Grass, diffusé sur la chaîne de télévision Arte (le 5 décembre 1999), reproduit dans Le Monde daté du 2 décem-bre 1999.
Notice:
Saint-Martin, Arnaud. "Disparition de Pierre Bourdieu", Esprit critique, vol.04 no.03, Mars 2002, consulté sur Internet: http://www.espritcritique.org
 
 
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