Fossilisation de la mémoire collective et conservation pulsive des ruines d'antan. Du devenir des monuments anciens dans les villes modernes
Par Arnaud Saint-Martin
Résumé. Edifices autour desquels gravitent des hommes contemplatifs, les monuments historiques sont autant de traces tangibles de l'histoire d'une société ou de l'humanité, de ce que fût sa gloire passée. Seulement, le désir de magnifier ces amas de pierre se heurte à leur inextricable mutisme; contre cela, l'esprit des hommes aime à les animer.
"Je vous salue, ruines solitaires, tombeaux saints, murs silencieux; c'est vous que j'invoque; c'est à vous que j'adresse ma prière. Oui! tandis que votre aspect repousse d'un secret effroi les regards du vulgaire, mon coeur trouve à vous contempler le charme des sentiments profonds et des hautes pensées. Combien d'utiles leçons, de réflexions touchantes ou fortes n'offrez-vous pas à l'esprit qui sait vous consulter! C'est vous qui, lorsque la terre entière asservie, se taisait devant les tyrans, proclamiez déjà les vérités qu'ils détestent, et qui, confondant la dépouille des rois avec celle du dernier esclave, attestiez le saint dogme de l'égalité. C'est dans votre enceinte, qu'amant solitaire de la liberté, j'ai vu m'apparaître son génie, non tel que se le peint un vulgaire insensé, armé de torches et de poignards, mais sous l'aspect auguste de la justice, tenant en ses mains les balances sacrées où se pèsent les actions des mortels aux portes de l'éternité." Constantin-François Volney (Les Ruines ou méditation sur les révolutions des empires, 1791)
Dans ce court essai, plus théorique qu'empirique, on tentera de comprendre, d'un point de vue sociologique, les raisons pour lesquelles ces constructions d'un autre temps sont dans les villes modernes protégées et désirées[1]. Il s'agit de mettre à jour les îlots de signification contenus dans cette préoccupation occidentale: chargées d'un "sens" fonctionnellement enchaîné à un système de représentation socio-historiquement situé, la conservation et la vénération des monuments historiques soutiennent une logique identitaire, dans le sens où ces choses sont des modes de révélation ou de confirmation de l'identité d'une société - "artefact" abstrait et idéal. L'historien de l'art A. Riegl a très bien montré que ce phénomène saillant en modernité est un "problème de société", un enjeu notoire qui amène à penser la temporalité des sociétés modernes, et notamment leur "évolution". Dans l'espace urbain, ces figures récurrentes qui peuplent l'imaginaire[2] des citadins sont pour une part non négligeable des points structurants de la "vie sociale". Aussi, formulera t'on la thèse selon laquelle la présence des monuments historiques dans l'espace urbain est l'expression matérielle d'un besoin d'affirmer l'identité culturelle de sociétés modernes en cours de "radicalisation"[3]. On étudiera alors cette passion de l'ancien, qui peut éventuellement devenir morbide quand ce culte de l'archè sert de défense collectivement consentie contre l'insécurité de la vie moderne.
Dans un premier temps, on s'évertuera à cerner la fonction sociale des monuments, compris comme mode de régulation sociale - et spatiale (question de l'urbanisme de régularisation). Dans un deuxième temps, on montrera la religiosité de cette préoccupation. Enfin dans un dernier temps, on réfléchira sur cette "nostalgie latente" qui s'insinue dans l'acte de conservation et dans la contemplation du patrimoine urbain.
Fonction symbolique et mémoire collective. Historicité d'une catégorie.
Avant de développer notre analyse, il paraît important de souligner que les monuments urbains ne sont pas des formes invariables ou trans-historiques, de même qu'ils ne sont pas délimités par une aire sémantique figée, puisque toute production humaine est formellement réductible au contexte historique au sein duquel elle a été élaborée. Le "patrimoine urbain", en tant que terme représentant une préoccupation, est une "invention" qui date du XIXième siècle (Choay, 1992, p135-157). Il s'agit ici de comprendre les raisons pour lesquelles les citadins ont, en ces temps de modernisation, légitimé et sacralisé sa présence.
Dans une optique fonctionnaliste, on peut éventuellement envisager le patrimoine urbain en tant qu'il remplit une fonction au sein d'un système socio-historique. Et une théorie des systèmes, pour être valide, doit être fondée en première analyse sur un principe de régulation: le monument apparaît alors comme une "constante fonctionnelle", un des éléments grâce auxquels la continuité et la stabilité du système sont assurées. Aussi, on peut l'assimiler à une "forme symbolique", qui peut prendre dans le cadre de la modernité sécularisée les attributs du "mythe". Précisément, le monument, symbole ou image d'un quelque chose dont il est la trace matérielle, peut être sacré - caractéristique du religieux selon Durkheim -, et par là participer à la régulation des sociétés, dans le sens où le symbole est un élément sur la base duquel se réalise le consensus social, le rassemblement idéal (pouvoir cohésif), il a donc valeur pour la société. Cette chose au moyen de laquelle se perpétue l'équilibrage social lie donc symboliquement les hommes entre eux: il est l'idéalisation du vouloir-vivre-ensemble, la représentation symbolique du bien commun. Et ce lien s'inscrit dans la contemporanéité car les hommes expérimentent hic et nunc cette métaphorisation. Cette fonction consensuelle est bien valorisée dans les villes du XIXième siècle, temps au cours duquel les citoyens se sont évertués, non sans mal, à forger un semblant d'identité nationale. Le patrimoine apparaît alors comme un mode de construction symbolique d'une unité sociale; il est en fait vu tel un miroir sur la face duquel se réfléchissent et se cristallisent les aspirations et les désirs de l'époque.
Mais les monuments ont plus singulièrement valeur de remémoration: ils rapprochent le passé et le présent de telle société, rappellent à une cité les bases sur lesquelles elle s'est constituée; et de ce fait se bâtit constamment ce que H.-G. Gadamer nommait le "processus de tradition", l'horizon historique des hommes. La perception des monuments invite donc les interprètes - compréhensifs - au dialogue avec l'histoire passée. La fonction mnémonique du monument historique, compris comme support matériel de la "mémoire collective" d'un système social donné, en fait donc un "outil cohésif" appréciable. Comme l'a souligné M. Halbwachs, la mémoire collective se construit, se transmet, notamment sur la base de choses matérielles. L'image et la symbolique du monument ancien rappellent aux membres d'une société en comprenant la signification qu'ils ont affaire à quelque chose de commun, de connu et de reconnu, d'une allégorie qui fait lien. C'est en cela que le monument est un élément régulateur: il est un repère spatio-temporel permettant à l'individu de se sentir appartenir à une société déterminée. Ainsi, du point de vue d'une "psychologie des peuples", les monuments anciens peuvent s'apparenter à un point de structuration de l'identité nationale.
De ce fait, en connaissant ces propriétés positives, on comprend les raisons pour lesquelles les classes dominantes se sont, à partir de la seconde moitié du XIXième siècle, intéressées à ce mode de régulation: les monuments historiques de la ville doivent être protégés de sorte que se réalise ce semblant de consensus; d'où la profusion de législations protectionnistes décidées par les municipalités des grandes villes "historiques" (Choay, 1992, p.135) - en France, en 1830, Guizot crée par décret la charge d'inspecteur des monuments historiques; en 1887 est promulguée la première loi sur les Monuments historiques). A l'ère industrielle, la pierre ancienne est menacée par la fonte et l'urbanisme moderniste (cf. les grands travaux de Paris). La modernité s'installant sur les ruines de la tradition, l'obsolescence présumée de ces édifices "inactuels" doit donc être renversée par la vigoureuse technicité des prophètes de la ville contemporaine. Mais, pour prendre l'exemple de Paris, les lieux anciens ont été sauvegardés pour la plupart, restaurés ou réhabilités, convertis aux impératifs sanitaires de l'époque. La ville nouvelle s'est construite sur les décombres du Paris médiéval, dont on perçoit encore les formes surannées.
Et dans ce cas, on peut, d'une façon plutôt subversive, considérer le monument comme une arme ou un outil de manipulation au service des interprètes officiels de l'histoire sociale. Dans des termes tourainiens, on pourrait considérer ceci à un élément d'un "modèle culturel" qui définit globalement les orientations de l'"accumulation" (désigne ici l'investissement de la créativité dans la restauration et la conservation des monuments urbains) et donc façonne l'historicité (capacité de la société à "se produire") et renforce son emprise sur la pratique sociale (Touraine, 1974). Les classes dominantes, identifiées à l'historicité et donc tenant les rênes du devenir de la société, conçoivent donc les monuments historiques visibles, sorte d'"agences d'historicité", comme des signes de l'identité d'un "social" qu'il leur sied - et donc renforce systématiquement leur dominance. Là, ils sont ce sur quoi se fonde la séduction des foules, attroupées et comme galvanisées par leurs contours enchanteurs. Radicalement, on parlera même d'une technique suggestive: le monument est un message qui s'insinuerait dans l'esprit, jouant sur les affects et les angoisses d'une époque - et entre la suggestion et la sujétion, il n'y a qu'une infime différence que les conflits sociaux, dans des temps critiques, contribuent à dépasser. Ne perdons pas de vue le fait que le territoire urbain est le lieu d'affrontements sociaux: morcelée et ségrégée, l'urbanité moderne en est le théâtre privilégié. La défense démesurée des vestiges d'hier est donc un enjeu politique, une préoccupation loin d'être innocente: la réunion de ces monuments institue une "mémoire culturelle" - et les groupes qui contrôlent majoritairement l'historicité ont intérêt à sélectionner les édifices qui correspondent le plus "fidèlement" à l'image qu'ils ont d'eux-mêmes, auxquels les autres classes vont s'identifier, ceci permettant d'accentuer leur position de domination et voire de l'"euphémiser".
Le culte moderne des monuments anciens. De la religiosité d'une pratique.
On connaît les principes cardinaux sur lesquels se sont fondées les sociétés occidentales, au premier rang desquels figure la "rationalisation", processus socio-historique de mise en forme de la raison formelle. La raison instrumentale (une des faces de la rationalité) a, selon l'expression de Habermas, historiquement et systématiquement "colonisé le monde vécu": le désenchantement du monde que les théories de la modernité ont, dans un élan presque nostalgique (Nisbet, 1984), à tort perçu comme le fossoyeur idéel des croyances d'antan, montre à quel point la raison abstraite des futures technocraties a fragilisé - ou plutôt "transformer" - la religiosité ambiante. Or, comme l'a passionnément remarqué E. Durkheim dans Les formes élémentaire de la vie religieuse - qui participe de cette nostalgie moderne -, toute société est principiellement déterminée par besoin fonctionnel de religion[4]. De la sorte, les modernes ressentent ce manque, dont la fabrication de ce que Th. Luckmann appelait un "cosmos sacré moderne"[5], consistant à puiser dans le stock des religions antérieures et des adjonctions de la société moderne, est l'expression concrète: contre une rationalisation séculaire, il s'agit de restaurer une nouvelle religiosité, espèce de "mécanisme de défense" élaboré contre les agressions systémiques de la raison instrumentale. Et comme l'a pressenti M. Weber, la rationalisation étant historiquement inachevée, elle ouvre la voie aux quêtes et voies de sens[6]. La vénération des monuments urbains est donc, à l'aune de ce tableau interprétatif de la modernité, un mode de reconstitution, faute de mieux, d'une âme collective religieusement établie, ou encore une recherche d'un arrière-monde grâce auquel la réalité présente acquerrait un fondement autre que formel. Différente de la fonction mnémonique mise en évidence plus haut, on parlera plutôt de fonction spirituelle, dans le sens où le monument permet l'instauration d'un "esprit" collectif (fruit idéal de représentations), et permet donc de croire en l'unité de la société.
Deux manières de célébrer ces édifices paraissent dignes d'intérêt: d'une part, on peut relever la présence d'une forme d'intimité liant le citadin et les lieux historiques de sa ville; d'autre part, une nouvelle forme de piété a germé, soutenu par les industries du loisir, que l'on nomme couramment le tourisme culturel.
En premier lieu, contre le tableau désenchantant d'un G. Simmel dissertant à juste titre sur la froideur constitutive de la psyché du citadin moderne[7], on peut essayer de décrire cette relation secrète qui raccorde dans les sphères de l'imaginaire le citadin à sa ville, et notamment aux emblèmes historiques de sa ville. Les oeuvres poétiques de citadins aussi célèbres que Hugo ou Baudelaire, faisant l'éloge du vieux Paris, montrent à quel point entre le contemplateur et le patrimoine historique s'instaure une relation intime. L'imaginaire du citadin est forcément peuplé de ces lieux de mémoire, de la mémoire de ces lieux. Au niveau psychologique, ces derniers sont incorporés au sein de ce que Malraux appelait un "musée imaginaire": ces figures architecturales sont autant d'idoles que l'esprit peut consommer. Et cette idolâtrie est résolument religieuse dans le sens où ces lieux sont sacralisés par le citadin qui en fait des points de référence représentationnels, fixant par là le champ de sa conscience. C'est bien de cette émotion, perceptible lorsqu'une personne en vient à se remémorer ces lieux qui hantent son imagination et ses souvenirs, dont il s'agit. Constamment le citadin s'invente un espace au sein duquel peuvent se mouvoir poétiquement les figures de son imaginaire[8].
En second lieu, une autre manière de révérer ces lieux paraît exemplaire. Ces "pèlerinages contemporains" que sont les excursions touristiques en milieu urbain illustrent bien la religiosité contenue dans la contemplation du patrimoine urbain. Cette "religion de masse" est bien présente dans les grandes "cités historiques": les adeptes et pratiquants sont munis d'objets rituels (appareils photographiques, plans, etc.), se déplacent souvent en groupes et aiment à collecter des figurines plastifiées: le tourisme, nouvelle forme d'activité, participe bien de ce culte de la monumentalité et de la valeur d'ancienneté. Gigantesque machine à produire du rêve, l'industrie culturelle qui gère cette inclination collective (Choay, 1992, p.159-162) s'appuie sur la nostalgie patente: le passé est le support invisible de tous les fantasmes. L'économie du souvenir est un enjeu de taille pour les municipalités, notamment celle de Paris (la "ville-musée" par excellence): la passion de l'ancien, si elle permet d'asseoir une domination, permet également de développer une économie fructueuse et profitable.
La contemplation des ruines et la nostalgie de l'originaire.
Dans cette partie, on décrira cette funeste représentation du "passé" dont les monuments anciens sont les supports. Là se pose le problème du rapport entre ce que Riegl dénommait l'"intemporalité du support" et l'"historicité du message". Ces idoles urbaines que sont les monuments anciens amènent à penser une espèce d'"angoisse métaphysique", puisqu'elles font l'objet d'une méditation nostalgique amenant les citadins (et les gens de passage en ville) à penser le présent en référence à un passé visible dans la pierre.
Quoi de plus surprenant, au détour d'une rue, que de contempler ces fossiles urbains, églises romanes, vieilles maisons, témoignages d'autres âges à présent révolus? Mais comment interpréter cette fixation objectale quasi-morbide qu'aiment à cultiver les conservateurs et autres férus d'archéologie, qui voient dans le patrimoine urbain des témoignages fixés dans la matière qu'il faudrait passionnément protéger? En fait, ceci est la conséquence, voire le contrecoup, de ce regard tourné vers l'à-venir, qui, finalement, en sacrifiant la tradition pré-moderne, a favorisé la renaissance d'une forme de nostalgie qui s'exprime, dans le cas de la conservation des monuments historiques, de façon religieuse. Les monuments urbains font depuis le XIXième siècle l'objet d'une attention "pathétique", entre romantisme et rejet équivoque du projet moderne. A cet égard, la longue controverse qui opposa l'urbanisme de régularisation du baron Haussmann et les nostalgiques du "vieux Paris"[9] est révélatrice de cette "tendance à la conservation". L'anéantissement des centres médiévaux insalubres où logeaient les "classes dangereuses" de la cité en faveur de l'édification des Halles - symbolique de la pierre versus symbolique de la fonte - a été attaqué par les poètes et autres esprits idéalistes. La résistance au changement, la volonté de persévérer dans un temps que la modernisation ne pouvait alors que démolir, stigmatisent une attitude réactionnelle passéiste qui va contre ce regard moderne projectif.
Héritière de cette peur de la dissolution - dans le temps -, la conservation compulsive des pièces anciennes de l'espace urbain répondrait contemporainement à un besoin collectif de fondation: les sociétés modernes ayant évacué les dogmes de la société qui l'a précédé (qu'elle n'a jamais totalement consumés), elles doivent malgré tout réhabiliter la grandeur de choses ayant survécu à cette usure du temps. Et comme le souligne justement F. Choay (1992), cette préoccupation est par essence liée à l'Occident: le monument historique est une invention datée et localisée, et ne comprennent celle-ci que les populations qui entretiennent un certain rapport occidental à la temporalité. Le patrimoine urbain représente symboliquement ce sur quoi s'est constituée la ville; il réhabilite par là le mythe de la machine à remonter le temps. Mais cette activité en quelque sorte "généalogique", qui consiste à saisir ces physionomies archéologiques, peut être le symptôme d'une "crise identitaire". Parallèlement à cette quête de sens et de fondement, on perçoit l'emprise dramatique de cette "idée de décadence"[10], obnubilation chronique touchant l'esprit de ceux qui imaginent que leur monde subit un processus de déclin, et qu'il est qualitativement moins accompli que celui qui l'a précédé. De la sorte, la contemplation spontanée des ruines de cet ancien monde à présent mythifié, activité narcissique qui plonge un peuple dans une sorte de "régression mentale", amène les contemplateurs à fantasmer l'origine de leur civilisation: puisque la conception occidentale de l'histoire s'apparente métaphoriquement à un fil tiré vers l'avenir se déroulant de façon linéaire, que le passé est alors derrière, contempler les ruines peut être une forme de "retour originaire". Derrière le terme récemment inventé de "patrimoine culturel de l'humanité", support terminologique des doctrines de la conservation, décrivant et justifiant cette activité, on retrouve cet arrière-fond nostalgique, cette pulsion patrimoniale: la valeur d'ancienneté comme l'appelait Riegl devient un "pôle attractif" de l'esthétisme urbain. Cette appétence envers les choses archéologiques s'exprime encore dans l'art et l'architecture contemporains: pour faire du Beau, les artistes se doivent de retrouver la quintessence primitive de l'ancien. En poursuivant cette interprétation, on pourrait comparer cette recherche de l'originaire à un drame métaphysique qui confronte les modernes à leur historialité, la facticité d'une culture aujourd'hui à l'état morbide, qui les réduit à éprouver les formes qu'ils pensent par là reconquérir. C'est une angoisse civilisationnelle.
Cette mise en danger des soubassements structurels sur lesquels s'établissent les éléments du système social conduit donc à mettre en forme une nouvelle forme de sentimentalité à l'égard du passé. Et, en suivant la théorie de la structuration de A. Giddens, la "condition moderne", définie par l'inquiétante distanciation de l'espace-temps, est ontologiquement insécure, dans le sens où l'existence des acteurs est fragilisée par un rapport au monde angoissant, les anciens modes d'intégration systémique étant remplacés par des "systèmes abstraits"[11]. De même, Giddens souligne le fait qu'en modernité, la temporalité se mue en une abstraction universelle sur laquelle les individus n'ont pas prise: l'"appropriation réflexive de la connaissance" a pour corollaire le détachement de l'individu de la fixité de la tradition; la modernité est donc une continuelle et dynamique invention de fondements, loin des certitudes indolores de la raison communautaire. L'altération de la confiance en les valeurs invite donc les acteurs à façonner par eux-mêmes le passé. Dans cette optique, la condition moderne se présente comme une vaste "fantasmagorie"[12]. De ce fait, la perception de ces choses passées a quelque chose de "rassurant": elles confrontent journellement les citadins à un "déjà fait" dont les contours lénifiants permettent la stabilisation d'une conscience du temps ébranlée. Et F. Choay remarque pertinemment que cette adoration de l'ancien, ce "syndrome patrimonial", se développe à mesure que grandissent les dangers et la puissance de la technique, qui conduit au dépérissement de notre "compétence d'édifier"; et elle ajoute, non sans ironie, que "notre attachement obsessionnel à la représentation d'une archè immuable en dit assez la gravité" (Choay, 1992, p.191). L'historienne montre bien que cette inclination collectivement éprouvée prend pour objet de perception une figure archéologique fantasmée, convertie aux désirs actuels; on pourrait nommer cette recherche de sens latent et caché une herméneutique de l'originaire: supports aphasiques de représentations imaginaires, réceptacles malléables d'îlots de significations, les monuments urbains sont un concentré de chimères rêvées par des acteurs en quête d'essence. On perçoit ici le dilemme auquel est confronté l'homme moderne: enserré par des systèmes abstraits qui assurent sa sécurité et une technique comprise comme "idéologie" aliénante, il est également cet être désolidarisé de la tradition, dont l'essence est à expérimenter dans la pratique.
Conclusion. Un drame moderne.
Peut-être trop rapidement, ce petit travail a étudié un phénomène qui prend place dans le milieu urbain. A été énoncée la fonction sociale de ces pierres, comme modes d'évocation d'une identité socioculturelle et aussi comme agents de remémoration de scènes passées. Et cette centration moderne prend localement la forme de la nostalgie voire de la morbidité. Ceci est avant tout un drame moderne: la conservation fanatique des monuments historiques n'est compréhensible qu'en étant reliée à la temporalité linéaire. Les fossiles urbains sont des choses à présent sacrées, qui font l'objet d'une attention religieuse (sans vraiment être conscientisée comme telle), et ils définissent symboliquement, dans une quête toujours reprise dans le champ de l'imaginaire subjectif, l'organisation de l'espace social. Loin d'être des "formes totémiques" autour desquelles se prosterneraient des adorateurs soumis aux "pulsions tribales" prétendument perceptibles dans le tissu urbain, qui donnerait à entendre que la régression évoquée plus haut est un signe annonciateur de l'époque "postmoderne", ces physionomies sont avant tout des preuves matérielles d'une certaine "radicalisation de la modernité" puisque comme nous l'avons précisé, elles sont préférablement une "maximalisation" des principes modernes (notamment la distanciation de l'espace-temps - expliquant l'"insécurité ontologique" et la nostalgie de l'originaire).
- Notes:
- 1.- Une telle interprétation, "aberrante" et "nébuleuse" en raison de sa compacité, est bien évidemment conjecturale, imprécise et non-exhaustive: compte tenu des limites qu'impose ce type d'exercice, on s'est borné à synthétiser au maximum celle-ci - excusant par là les quelques errances de ce raisonnement.
- 2.- Dans un sens subjectif et psychique - contre les extrapolations réductionnistes de ce que G. Durand appelle en connaissance de cause les "herméneutiques instauratives", dont la paradigmatique irréfutabilité, factuelle et discursive, ne saurait rendre compte, autrement que sur le mode de l'interprétation philologique, de l'imaginaire. cf. sur ce point G. Durand, 1989 (1964), L'imagination symbolique, Paris, PUF.
- 3.- A. Giddens, 1994, Les conséquences de la modernité, Paris, L'Harmattan.
- 4.- E. Durkheim, 1991 (1912), dans Les formes élémentaires de la vie religieuse, Paris, Le Livre de Poche.
- 5.- Th. Luckmann, 1967, The Invisible Religion. The Problem of Religion in Modern Society, New York, Mac Milan.
- 6.- Sur ce point, cf. D. Martuccelli, 1999, Sociologies de la modernité, Paris, Gallimard.
- 7.- G. Simmel, 1989, "Les grandes villes et la vie de l'esprit", in Philosophie de la modernité, Paris, Payot.
- 8.- Bachelard G., La poétique de l'espace, Paris, PUF, 1984 (1957).
- 9.- F. Choay, op.cit., p.135.
- 10.- B. Valade, "idée de décadence", in Encyclopaedia Universalis.
- 11.- A. Giddens, 1994, Les conséquences de la modernité, Paris, L'Harmattan.
- 12.- A. Giddens, op.cit., p.27.
- Références bibliographiques:
F. Choay, 1992, L'allégorie du patrimoine, Paris, éd. du Seuil.
A. Chastel, "Patrimoine monumental", in Encyclopaedia Universalis.
A. Touraine, 1974, Pour la sociologie, Paris, éd. Le Seuil.
R.A. Nisbet, 1984, La tradition sociologique, Paris, PUF.
- Notice:
- Saint-Martin, Arnaud. "Fossilisation de la mémoire collective et conservation pulsive des ruines d'antan. Du devenir des monuments anciens dans les villes modernes", Esprit critique, vol.04 no.02, Février 2002, consulté sur Internet: http://www.espritcritique.org