La recherche transversale et la question subjective en sociologie du développement local.
Par Georges Bertin
L'exercice de l'intervention sociologique en Europe occidentale est marquée par une grande diversité des pratiques comme des statuts professionnels. Les formations qui leur sont liées en sont le reflet le plus évident. L'Intervention sociologique comme pratique et comme lieu d'interrogation nous semble correspondre à une visée de compréhension et de description d'une praxis sur laquelle s'entent des pratiques.
Dans la mesure où l'Intervention sociologique tente et favorise la rencontre des projets individuels et de ceux des institutions, elle reste en effet écartelée sans cesse entre deux arrière-plans:
- celui d'une philosophie de l'assistance, intégrative dans ses visées, régulatrice, tendant à l'amélioration des communications, dans ce cas, seule la description des actions mises en oeuvre suffit à en rendre compte,
- celui d'une philosophie de la rupture, fondant ses démarches sur l'analyse sociale, la conscientisation, le développement communautaire. En prise directe sur la vie quotidienne, elle vise à la libération de l'imaginaire social (ou instituant). Elle est philosophie de l'intervention.
Sur le terrain les interactions vécues par les acteurs sont en revanche situées dans des champs paradoxaux et apparaissent marquées par de réelles complémentarités si ce n'est des coopérations qui tendent à croiser les modes d'intervention.
Entre les réalités statutaires liées aux missions du sociologue (commande) et les représentations sociales qui leur sont attachées et les interactions vécues par les acteurs (politiques, élus, associations, travailleurs sociaux, fonctionnaires, enseignants, universitaires), au delà des réalités objectivement vécues (contraintes sociales, culturelles, naturelles urbanistiques, systèmes de communications, technologies en présence, ...) auxquelles sont plus ou moins asservies les conduites référées aux praxéologies existantes (système moyens-fins ordonné au mieux être social, à la réparation...) l'intervention sociologique s'ancre dans des systèmes symboliques qui tentent de concilier l'inconciliable, de tenir ensemble dans un effort qui tient à une posture paradoxale les intimations des sujets agissant dans ce champ et les impératifs issus des milieux concernés. Mieux, elle constitue elle-même un ensemble de conduites symboliques qui interroge le social.
L'imaginaire social, culturel, psychologique à l'oeuvre travaille en effet en creux les représentations des sociologues, celles de leurs interlocuteurs et publics concernés.
Sur un plan théorique, l'intervention sociologique fonctionne bien comme une transversalité, puisque toute réflexion sur son objet, le développement local "s'exerce sur plusieurs champs: le vécu, le joué, le dit (et le non dit), l'institution et ses appareils, les instances clefs comme le politique, l'idéologique, l'individu et les groupes auxquels il appartient, etc."1
Pour les sociologues, faire montre de cette capacité culturelle, c'est savoir s'orienter, et, face à des conditions d'exercice extrêmement différentes, savoir les relier entre elles, comprendre comment elles se contredisent, s'articulent..(Levy Leblond2) D'où la posture multiréférentielle qui postule (Ardoino3) qu'aux systèmes explicatifs uniques, doivent se substituer des méthodologies compréhensives. Et, pour lui, l'implication est véritablement le nouveau nom de la compréhension. Et d'opposer l'explication (ex-plicare, faire sortir du pli), référée à des paradigmes spatiaux, à l'implication (im-plicare, enchevêtrer), qui se positionne à l'intérieur même des champs étudiés, aux côtés des acteurs.
On retrouve ici une distinction classique depuis Dilthey entre sciences exactes ou quantitatives (à dominante spatialisante via des méthodologies formelles produisant de la distance : cartographie, statistiques, comptage, modèles experts) et sciences qualitatives (travaillant au creux des apparences dans les systèmes de représentations, dans les interactions produites par les acteurs du champ et incluant la présence de l'observateur et les effets qu'il produit dans le champ lui-même). Les premières restent entées sur les paradigmes positivistes de l'objectivité, alors que les seconds intègrent la subjectivité (la nôtre, celle des groupes et acteurs sociaux) comme donnée essentielle, élément de la complexité sociale et culturelle. La sociologie que nous pratiquons depuis 30 ans dans les lieux et espaces du développement local s'inspire de cette dernière sauf à considérer que nous n'avons affaire qu'à des systèmes froids, inhumains, et de réïfier nos objets/sujets d'études, ici considérés comme partenaires.
Pour cela, il nous faut tenir compte de deux types de conditionnements pesant sur l'intervention sociologique:
- les filtres linguistiques et culturels mis en oeuvre par les acteurs, ceux de leur entourage de travail, des élus et collaborateurs, ceux des populations. D'où l'importance d'un travail de décryptage, de décodage, d'herméneutique au coeur même des processus du travail de terrain.
- le fait que l'intervention sociologique est aussi un objet culturel, soumis à la temporalité, à l'élaboration, elle est trajectoire et çà n'est pas la moindre des difficultés de tenter de saisir cette temporalité là au travers d'événements marqués par la ponctualité, les interventions multiples et multiformes. Elle participe du symbolique en exprimant un certain nombre de réalités socio culturelles dans leur lien avec la sphère du langage.
La recherche-action, empruntant ses cadres de réflexion au courant praxéologique qu'elle dépasse dialectiquement, inspire un travail de ce type dont elle constitue un modèle logique. Il va sans dire que ce modèle est à prendre en compte dans les cadres très définis qui ont été décrits par les auteurs qui l'ont théorisée et élaborée (René Barbier). Loin de l'idée séparation, de norme, de contrôle, il s'agit d'une réflexion à construire à partir de pratiques réelles, dans une écoute sensible, mytho poïétique, écrit Barbier..
L'intervention sociologique est ainsi une clinique sociale quand elle tend à découvrir, à révéler l'inconscient social et culturel des communautés observées et vécues et donne accès à un réservoir de figures imaginaires sociales, on peut y repérer trois moments:
- archaïque dans des conduites à la gloire d'un temps mythique d'une société consensuelle, adonnée au travail et au culte de la Terre-Mère-Nature. Nous pensons aux dispositifs qui invitent à la régression dans des communautés type " Patriarche " reconstituant quasi magiquement l'ordre de la tribu primitive, soumise à la toute puissance du père de la horde.
- économique, quand les normes du marché sont érigées en tant que souverain bien de la société, ultime propos des individus qui la composent, et c'est le temps de la consommation homogénéisante et réifiante.
- susceptible d'altèration, quand s'y affrontent et souvent s'y combinent différents types de représentations sociales et culturelles, qui ne peuvent souvent pas faire l'économie des deux autres, mais prennent en compte des déterminations hétérogènes entre elles. Là ; l'intervention sociologique tente l'impossible synthèse entre les impératifs de la sphère technocratique et ceux des aspirations des populations locales, entre contrôle et évaluation..
Ses référentiels ne sauraient, là, se réduire à une vision psychosociale, économique, sociale ou purement culturelle. Elle est tramée de tout cela à la fois, elle est multiréférentielle, anthropologique, dans l'esprit des travaux ouvert par deux courants scientifiques différents et complémentaires, l'anthropologie symbolique (aspects synchroniques) et l'analyse institutionnelle (aspects diachroniques), ce sont les courants théoriques liés aux approches de l'Imaginaire (mythocritique, mythodologie, culturanalyse, ethnométhodologie, pédagogies et thérapies institutionnelles...) qui tentent de travailler les composantes de ces conduites symboliques qui constituent le quotidien de l'exercice de l'intervention sociologique et s'attachent à un repérage construit de cette complexité entre:
1. les mythes fondateurs et l'histoire des communautés, leur évolution et leurs invariants, (morphologie et dynamique), dans le contexte culturel qui est le leur,
2. des modèles pré existants avec analyse comparative des métiers, des usages culturels..., c'est tout l'univers des références implicites,
3. des usages sociaux du développement local dans leurs relations avec l'institué global, économique, politique, sociologique... (les organisations du développement lcoal participent de l'institution imaginaire de la société), par exemple en inventoriant les lieux d'exercice des professions concernées et les modalités des accomplissements pratiques des acteurs,
4. des conduites imaginaires liées aux contextes psychologiques et sociopsychologiques des intervenants, à leurs interactions, à leurs investissements personnels et professionnels.
Ceci justifie , on en conviendra de se saisir d'instruments adaptés qu'une sociologie rationaliste et empirique, ne saurait suffire à construire.
Phénomène global, le développement local affecte l'ensemble de l'organisation sociale et culturelle d'une collectivité. Il s'agit donc bien de "la vie dans le cité", soit d'un phénomène de nature politique et Marcel Mauss nous enseignait naguère que "l'un des principaux avantages d'une connaissance complète et concrète des sociétés et des types de sociétés, c'est qu'elle permet d'entrevoir enfin ce que peut être une sociologie appliquée ou politique". Il citait volontiers Durkheim disant que la Sociologie ne vaudrait pas "une heure de peine si elle n'avait pas d'utilité pratique".
C'est ce à quoi, depuis près d'un quart de siècle, nous nous employons.
- Notes:
- 1.- Thomas Louis-Vincent in Avant-propos à Brohm Jean-Marie, Sociologie Politique du Sport, Nancy, Presses Universitaires, de Nancy, 1992, p.16.
- 2.- Levy-Leblond J.M. in Culture Technique et Formation, Pratiques de Formation-Analyses, U. Paris VIII, 9/89.
- 3.- Ardoino Jacques, Education et Politique, Paris, Gauthier Villars, 1977.
- Georges Bertin, transversalité et intervention sociologique.
- Notice:
- Bertin, Georges. "La recherche transversale et la question subjective en sociologie du développement local.", Esprit critique, vol.02 no.12, Décembre 2000, consulté sur Internet: http://www.espritcritique.org