De la critique du marché à celle de l'argent
Par Bernard Perret
Lorsque Georg Simmel écrit sa Philosophie de l'argent, c'est à dessein qu'il emploie le mot familier "argent" à la place de "monnaie", signalant par là qu'il considère le phénomène monétaire comme un fait social irréductible à ce qu'en dit la science économique. Dans la même perspective, la "monétarisation" désigne ici l'expansion de l'utilisation de la monnaie comme instrument de médiation dans le champ social à travers des phénomènes tels que le développement des services aux ménages ou la rémunération d'activités autrefois exercées pour la gloire (sport de haut niveau...) ou de manière purement désintéressée. La tradition critique issue du marxisme, anticapitaliste et antilibérale, a largement occulté les effets propres de l'instrument de médiation que représente la monnaie. Bien que Marx lui-même ait reconnu que "l'argent est la forme sous laquelle certaines relations sociales se manifestent", la monétarisation n'a jamais occupé une place centrale dans la réflexion critique de la gauche. La contestation du capitalisme s'est focalisé sur l'exploitation des travailleurs et les effets socialement destructeurs de la concurrence marchande, l'argent bénéficiant quant à lui d'une sorte "d'extraterritorialité" idéologique.
Il faut pourtant aborder de front la question du rôle social de l'argent, et pas seulement à cause des excès et dérapages qui font la une des journaux (corruption, "exubérance" des marchés financiers, dévoiement de la culture et du sport...). On peut mettre en relation la monétarisation et l'affaiblissement de la critique du capitalisme. La force actuelle du système réside, selon moi, dans sa capacité à détourner à son profit exclusif la dynamique d'émancipation des individus qui a longtemps fourni son moteur à la démocratisation des sociétés modernes. "D'un côté, il y a la puissance des marchés, de l'autre la permanence de la technocratie. Entre les deux le pouvoir politique est devenu largement virtuel". Ce propos désabusé d'un homme politique est sans doute contestable - la responsabilité propre du politique étant plus que jamais mise en jeu dans un nombre croissant de domaines qui intéressent directement la vie des gens, par exemple le développement durable ou la sécurité alimentaire. Il n'en reflète pas moins le sentiment largement partagé d'une dévalorisation du politique face à la toute-puissance de l'économie. Celle-ci résulte d'un double processus: la captation du désir d'émancipation par la consommation marchande (l'idée de liberté a désormais plus d'impact dans les slogans publicitaires que dans les discours politiques) et l'intériorisation du fait que la prospérité matérielle dépend du bon fonctionnement des marchés, le pouvoir politique n'ayant d'autre possibilité que de réguler au mieux leur fonctionnement sans en contester la logique.
Une double centralité s'impose - celle de l'argent comme médiation de la liberté individuelle et celle du marché comme moteur du développement de l'économie monétaire. Et l'espace entre le monétaire et le marchand tend à se réduire. Je vais l'illustrer à deux niveaux différents, à travers la dépolitisation de la monnaie et la perte d'autonomie de la sphère socio-productive par rapport au marché.
Une monnaie dépolitisée
Jusqu'au tournant des années 80, l'Etat n'était pas seulement le garant passif du bon fonctionnement du marché. Il était d'abord l'agent actif du développement socio-économique par ses initiatives en matière d'aménagement de l'espace, de politique industrielle et de politique macro-économique. Ce rôle prééminent se reflétait dans le statut et la fonction de la monnaie, au service conjoint de l'économie de marché et de la puissance étatique. La monnaie était garantie par l'Etat, dont c'était l'un des moyens de puissance (le prince pouvait battre monnaie pour financer ses guerres). Dans l'économie globalisée, les Etats ont perdu une grande partie de leur maîtrise de l'orientation du développement économique. Les fonctions régulatrices elles-mêmes tendent à être assurées au niveau supra-national. Le plus significatif est le changement de statut de la monnaie: dépolitisée, elle fait désormais totalement corps avec le marché. Le traité de Maastricht est éloquent sur ce point: "Le SEBC [1] agit conformément au principe d'une économie de marché ouverte où la concurrence est libre, en favorisant un allocation efficace des ressources". Mais ce choix n'est lui-même que la conséquence logique d'un ensemble d'évolutions (libération des mouvements de capitaux, recours au marché pour financer la dette publique...) qui avaient mis les politiques monétaires nationales sous la surveillance des marchés. Le marché est désormais le référentiel unique de la politique monétaire et le fondement même de la valeur de la monnaie. Dans un tel contexte, le débat démocratique n'a plus guère de prise sur la politique macro-économique.
Une perte d'autonomie de la sphère socio-productive
L'entreprise produit pour le marché mais son fonctionnement interne échappe aux lois du marché. Le monde productif est régi par un ensemble de règles formelles (droit du travail, conventions, système des qualifications), et de logiques socio-organisationnelles (hiérarchie, négociation collective...) qui donnent prise à une institutionnalisation et à une politisation du jeu social. Dans l'univers fordiste, les régulations sociales internes à l'entreprise sont en phase avec la régulation macro-sociale exercée par l'Etat. La standardisation du rapport salarial facilite son inscription dans un "ordre public social". Il est admis que les normes et valeurs de la citoyenneté politique (idéal égalitaire, respect des droits acquis, représentation collective...) conservent une certaine validité dans la sphère socio-productive: c'est l'avènement annoncé de la "citoyenneté sociale". Qu'en est-il dans la "nouvelle économie"? On ne rappellera pas ici ce qui se dit partout sur les mutations de l'entreprise. Pour faire bref: développement des services et des nouvelles technologies, intensification de la concurrence, domination des consommateurs et des intermédiaires sur les producteurs, transformations des organisations hiérarchisées en "entreprises-réseaux" et prise du pouvoir par les actionnaires. Tout cela concourt à faire pénétrer la logique marchande au coeur même du monde productif. D'où il résulte notamment que les travailleurs sont plus isolés face au capital et plus directement soumis à des obligations de résultat économique, et que les impératifs de valorisation marchande du capital prennent le pas sur une logique entrepreneuriale soucieuse avant tout de développer et pérenniser l'outil de travail. Dans les deux cas, c'est l'autonomie du monde productif par rapport au marché qui est en cause, et par voie de conséquence la possibilité de fonder le développement économique sur d'autres logiques et motivations que la recherche du profit.
La monétarisation des rapports sociaux
Dans la sphère des rapports sociaux non productifs, l'extension du marché est longtemps restée compatible avec le développement d'échanges non monétaires ancrés dans les formes traditionnelles du lien social (famille, rapports de voisinage), mais également dans des formes plus modernes d'agir collectif (associations, mutuelles, syndicats). Le marché était par ailleurs en synergie avec les processus de socialisation médiatisés par les grands appareils publics (école, système de santé). Tel n'est plus le cas: parce qu'elle repose sur la marchandisation extensive des besoins sociaux, la croissance actuelle implique une colonisation des rapports humains et de la culture par l'argent. D'où une conséquence dont on ne saurait sous-estimer l'importance politique: les formes non monétaires de la reconnaissance sociale (honneur, notoriété, estime de soi) perdent du terrain devant la rétribution monétaire. Il ne faut donc pas s'étonner si la distinction entre ce qui peut ou ne peut pas s'acheter tend à devenir floue. Or, la frontière entre le domaine de l'argent et les domaines de la vie collective qui sont régis par d'autres lois et valeurs (les rapports amoureux, la vie politique, l'art, les compétitions sportives...) est structurante pour la société. La réprobation générale de la prostitution et de la corruption en témoigne. Dans son livre Sphères de Justice le philosophe américain Michael Walzer souligne l'importance politique de ce pluralisme des valeurs. Pour qu'une société soit vraiment démocratique, il faut qu'y coexistent différents registres de pouvoir et d'influence afin qu'aucun d'entre eux ne devienne tyrannique. Il importe donc que l'hégémonie de l'argent demeure tempérée par des formes variées de rétribution et de reconnaissance sociale, ce qui, aujourd'hui, ne va nullement de soi.
Une fragilisation de la démocratie
La dévalorisation des formes non monétaires de la reconnaissance sociale fragilise la société démocratique. A première vue, pourtant, celle-ci se porte bien: jamais le consensus n'a été aussi fort autour de l'idée démocratique et des valeurs qui lui sont naturellement associées telles que la tolérance et le respect des droits de l'homme. Mais cette apparente bonne santé masque une langueur insidieuse qui se manifeste par l'indifférence croissante des citoyens pour la vie démocratique: baisse de participation aux élections, crise du militantisme politique et syndical. Le diagnostic est plus ambigu pour la vie associative, où les signes de dynamisme ne manquent pas. Reste que, si l'on en croit les études de l'INSEE, ce sont les associations permettant d'exercer une activité centrée sur l'accomplissement individuel qui attirent le plus d'adhésion, particulièrement les associations sportives, tandis que les associations de défense d'intérêts communs - associations de parents d'élève, syndicats et groupements professionnels - sont en recul. Confirmant ces constats, les sondages d'opinions font état d'une perte de confiance dans l'action collective: les gens ne croient plus en leur capacité d'agir ensemble pour "changer la vie".
La problématique des rapports entre l'économique, le social et le politique doit être reformulée. La contestation du capitalisme ne pourra éviter d'incorporer une critique de la monétarisation, seule manière d'actualiser la conception "polanyienne" d'un nécessaire "encastrement" de l'économique dans le social.
- Notes:
- 1.- Système Européen de Banques Centrales. Regroupe la Banque centrale européenne et les onze banques centrales des pays participant à l'euro.
- Notice:
- Perret, Bernard. "De la critique du marché à celle de l'argent", Esprit critique, vol.02 no.10, Octobre 2000, consulté sur Internet: http://www.espritcritique.org